Une « société d’individus »

Nous avons intitulé cette étude : « une société d’individus ». L’expression, on le sait, possède ses galons de noblesse sociologique depuis que Norbert Elias s’en est emparée et l’a érigée en titre d’un de ses plus célèbres opuscules 1 . Pourtant c’est à une autre tradition sociologique et anthropologique, celle de Durkheim, de Célestin Bouglé, de Louis Dumont que nous pensons être redevables de la signification qu’en l’espèce nous entendons lui donner. Elias est amené à développer ses réflexions sur la « société des individus » dans le cadre d’un essai visant à la fois à dépasser théoriquement et à expliquer sociologiquement ce qu’il appelle l’antinomie des conceptions usuelles de la société, et d’après lui aussi factices l’une que l’autre, l’une pêchant par excès de nominalisme, l’autre par excès de réalisme. Son problème en l’occurrence n’est pas, comme l’est le nôtre, de déterminer les caractères distinctifs d’un type particulier de formation sociale. Aussi bien le concept de société d’individus (ou société des individus) avancé par Elias possède, de l’aveu même de son auteur, une extension qui va bien au-delà du champ des seules sociétés industrielles libérales 2 , une extension qui recouvre finalement le domaine entier des collectivités humaines. C’est un concept de morphologie sociale générale, non un concept de morphologie appliquée à un type spécifique d’organisation sociale (celle des sociétés libérales industrielles occidentales). Il y aurait donc contresens à le croire adapté à la fonction discriminatoire, quant à la compréhension et l’extension sociologiques, que notre problématique nous impose de faire jouer à la signification que nous mettons derrière le syntagme « société d’individus ». C’est pourquoi il ne nous semble guère utile d’en expliciter plus avant le contenu.

Si donc nous sommes redevables à Norbert Elias de l’expression de société d’individus, il nous faut l’entendre dans une acception bien plus restrictive et partant nécessairement différente de la sienne. Nous ne pouvons sans contradiction emprunter un concept qui vaut aussi bien pour les Gemeinschaften que pour les Gesellschaften – pour reprendre la terminologie de Tönnies – et ne lui reconnaître, conformément à ce que réclame notre problématique, de validité qu’appliqué à ces dernières.

Notre dette est en quelque sorte symétrique inverse à l’égard des recherches poursuivies par Émile Durkheim et dans son sillage par Louis Dumont sur la question de l’individualisme. Si l’on ne décèle pas dans les travaux de ces auteurs l’expression de société d’individus, on y trouve par contre, sinon le concept complètement développé, du moins une caractérisation intéressante sous le rapport moral des groupes qu’ils qualifient quant à eux de sociétés « à solidarité organique » (Durkheim) ou de sociétés « individualistes » (Dumont) – expressions par lesquelles ils désignent concrètement les sociétés industrielles libérales occidentales – par opposition aux autres formations sociales prises en bloc, qu’ils nomment sociétés « à solidarité mécanique » (Durkheim) ou sociétés « holistes » (Dumont). Caractérisation qui nous semble en tous cas pouvoir servir de définition de travail à ce que nous préférons pour notre part, d’accord en cela avec Marcel Gauchet, Robert Castel et quelques autres 1 , appeler une « société d’individus ».

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Quel est donc le caractère par lequel se distinguent, du point de vue moral, d’après Dumont comme, déjà, d’après Durkheim, les sociétés occidentales contemporaines des autres formations sociales passées et présentes ? Le grand comparatiste et indianiste qu’était Louis Dumont a ramassé sa réponse en une formule : « l’individualisme est la valeur cardinale des sociétés modernes 1 », l’individualisme devant être entendu, par opposition au holisme qui est « une idéologie qui valorise la totalité sociale et néglige ou subordonne l’individu humain », comme « une idéologie qui valorise l’individu au sens d’être moral, indépendant, autonome, et ainsi (essentiellement) non social, et néglige ou subordonne la totalité sociale 2  ». Autrement dit les sociétés occidentales modernes sont des sociétés dont les membres, les individus au sens physique ou matériel du terme, au sens d’ « agent empirique 3  », de « sujet empirique de la parole, de la pensée, de la volonté, échantillon indivisible de l’espèce humaine, tel qu’on le rencontre dans toutes les sociétés 4  » sont considérés aussi comme des individus au sens moral que l’on donne communément à ce terme aujourd’hui dans nos sociétés. « Nos deux idéaux cardinaux, écrit encore l’anthropologue, s’appellent égalité et liberté. Ils supposent comme principe unique et représentation valorisée l’idée de l’individu humain : l’humanité est constituée d’hommes, et chacun de ces hommes est conçu comme présentant, malgré sa particularité et en dehors d’elle, l’essence de l’humanité. [...] Cet individu est quasi sacré, absolu ; il n’y a rien au-dessus de ses exigences légitimes ; ses droits ne sont limités que par les droits identiques des autres individus. 5 »

Ces réflexions s’inscrivent dans le droit fil de celles poursuivies quelque soixante-dix ans plus tôt par Émile Durkheim. La signification morale fondamentale de l’individualisme n’est pas en effet passée inaperçue aux yeux de celui qu’on a pourtant souvent critiqué pour son sociologisme. Dans la conclusion de La division du travail social, Durkheim évoquait déjà « ce culte de la personne, de la dignité individuelle [...] qui, dès aujourd’hui, est l’unique centre de ralliement de tant d’esprits 6  ». On retrouve dans les leçons consacrées à la morale civique de ses Leçons de sociologie (qui sont un recueil de cours professés à la faculté de Bordeaux entre 1890 et 1900) des formulations du même genre qui en disent long sur l’importance que le sociologue attachait au phénomène. Durkheim y parle de ce « culte de l’individu 1  », ce « culte de la personne humaine qui [paraît] devoir être le seul qui soit appelé à survivre 2  ». Les sociétés modernes y sont distinguées comme des sociétés qui font de l’individu non plus « un instrument aux mains des Dieux », mais le « Dieu par excellence », non plus un « moyen » mais « la fin suprême », « la réalité morale [...] qui doit servir de pôle à la conduite publique comme à la conduite privée 3  ». On voit que Durkheim ne s’en tient d’ores et déjà plus au vocabulaire morald’usage ; qu’il n’hésite pas à puiser hardiment dans le lexique religieux pour donner la mesure de l’importance axiologique conférée à l’individu dans les sociétés modernes.

La controverse de l’affaire Dreyfus, dans laquelle il s’engage résolument dès le début de l’année 1898 (il est signataire du manifeste des intellectuels et milite activement pour la révision du procès), va l’amener à développer et à préciser ses pensées sur le sujet. La confusion entretenue par les antidreyfusards sur la notion d’individualisme lui fournira notamment l’occasion d’une mise au point. Dans un article intitulé « L’Individualisme et les intellectuels » paru en juillet 1898, le sociologue dénonce le procédé qui consiste à amalgamer les valeurs individualistes au nom desquelles s’insurgent les intellectuels signataires du manifeste, « avec l’utilitarisme étroit et l’égoïsme utilitaire de Spencer et des économistes [...], ce commercialisme mesquin qui réduit la société à n’être qu’un vaste appareil de production et d’échange 4 ». L’individualisme, rappelle Durkheim, ne se réduit pas à « cette apothéose du bien-être et de l’intérêt privés, de ce culte égoïste du moi qu’on a pu justement reprocher à l’individualisme utilitaire 5  ». Au contraire, loin d’être funeste à la morale, force est de reconnaître d’après Durkheim que l’individualisme est devenu dans nos sociétés « un principe qui est mis en dehors et au-dessus de tous les intérêts personnels 6  », un « idéal (qui) dépasse même tellement le niveau des fins utilitaires qu’il apparaît [...] comme tout empreint de religiosité 8  », « un culte dont il [i. e. l’individu] est à la fois l’objet et l’agent 9  », « culte de l’homme [qui] a pour premier dogme l’autonomie de la raison et pour premier rite le libre examen 1 0 ». Qu’il est, pour tout dire, une religion, puisqu’il faut bien convenir encore une fois que dans nos sociétés, « l’individu […] est mis au rang des choses sacro-saintes 1  », que « la personne humaine est considérée comme sacrée, au sens rituel du mot pour ainsi dire, [qu’] elle a quelque chose de cette majesté transcendante que les Églises de tous les temps prêtent à leurs Dieux 2  », que « chaque conscience individuelle a en elle quelque chose de divin, et se trouve ainsi marquée d’un caractère qui la rend sacrée et inviolable aux autres 3  », bref que « l’homme est devenu un dieu pour l’homme 4  ». Le terme de religion intervient d’ailleurs à plusieurs reprises dans le texte de Durkheim : « religion dont l’homme est, à la fois, le fidèle et le Dieu 5  », « religion [qui] est individualiste, puisqu’elle a l’homme pour objet, et que l’homme est un individu par définition 6  », « religion de l’individu [...] [qui] est le seul lien qui nous rattache les uns aux autres 7  », « religion de l’humanité (qui) a tout ce qu’il faut pour parler à ses fidèles sur un ton non moins impératif que les religions qu’elle remplace 8  », etc.

Il ne suffit donc pas de dire pour Durkheim que l’individualisme est aujourd’hui socialement investi d’une haute valeur morale : il a de surcroît tous les caractères d’une religion au sens institutionnel et anthropologique du terme, avec son cortège de rites, de cultes et de dogmes afférents. Il est même la seule religion possible dans les sociétés modernes. A propos de savoir « ce que doit être la religion d’aujourd’hui », Durkheim répond ainsi que « tout concourt précisément à faire croire que la seule possible est cette religion de l’humanité dont la morale individualiste est l’expression rationnelle 9  ». Quant à savoir si cette religion qui est la seule possible est aussi nécessaire pour la vie intrinsèque de la collectivité, la réponse est, on s’en doute, tout aussi catégorique, étant donné la place que reconnaît Durkheim à la morale dans la vie sociale : « L’individualiste, qui défend les droits de l’individu, défend du même coup les intérêts vitaux de la société ; car il empêche qu’on n’appauvrisse criminellement cette dernière réserve d’idées et de sentiments collectifs qui sont l’âme même de la nation. (….) Nous ne pouvons donc renier [les idées individualistes] sans nous renier nous-même, (….) sans commettre un véritable suicide moral 1 0 ». « La religion de l’humanité est d’institution sociale, comme toutes les religions connues. C’est la société qui nous assigne cet idéal comme la seule fin commune qui puisse actuellement rallier les volontés. Nous la retirer, alors qu’on n’a rien d’autres à mettre à la place, c’est donc nous précipiter dans cette anarchie morale qu’on veut précisément combattre 1  ».

A lire ces propos (tirés il est vrai d’un texte de circonstance), on a le sentiment que Durkheim n’a pas de mots assez forts ni assez lyriques pour dire l’importance actuelle et à venir de l’individualisme comme phénomène moral dans les sociétés modernes. Au point que les formulations utilisées par Dumont, dont la signification apparaît cependant comme fondamentalement identique, font à côté presque pâle figure.

Notes
1.

N. Elias : « La société des individus » (Die Gesellschaft der Individuen) (1939), in N. Elias, La société des individus, trad. Etoré, (1987), Paris, Fayard, 1991, pp. 37-108.

2.

« Où que l’on se tourne on rencontre les mêmes antinomies : nous avons traditionnellement une certaine idée de ce que nous sommes en tant qu’individus. Et nous avons aussi une certaine idée de ce que nous entendons par « société ». Mais ces deux conceptions [...] ne coïncident jamais tout à fait. En même temps, nous nous rendons tous bien compte, plus ou moins clairement, qu’en réalité ce gouffre entre individu et société n’existe pas. Personne ne peut douter que les individus forment une société, et que toute société est une société d’individus. » (N. Elias : « La société des individus », op. cit., p. 41, souligné par nous)

1.

Cf. par ex. M. Gauchet : « Essai de psychologie contemporaine. I » (1898), in M. Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, pp. 229-262 ; R. Castel et C. Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Paris, Fayard, 2001, chap. 3 ; A. Giddens, Modernity and Self-Idendity, Stanford, Stanford University Press, 1991, chap. 7, p. 224.

1.

L. Dumont, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne (1983), Paris, Le Seuil, 1991, Introduction, p. 30.

2.

Ibid., p. 304.

3.

L. Dumont, Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, 1966, p. 22.

4.

L. Dumont, Homo aequalis I. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique (1977), Paris, Gallimard, 1985, Introduction, p. 17 ; Essais sur l’individualisme, op. cit., p. 304.

5.

L. Dumont, Homo hierarchicus, op. cit., p. 17.

6.

E. Durkheim, De la division du travail social (1893), Paris PUF, 1986, Conclusion, p. 396.

1.

E. Durkheim, Leçons de sociologie (1950), Paris, PUF, 1990, 5e leçon, p. 92.

2.

Ibid., 6e leçon, p. 104.

3.

Ibid., 5e leçon, p. 92.

4.

E. Durkheim : « L’individualisme et les intellectuels » (1898), in E. Durkheim, L’individualisme et les intellectuels, Paris, éd. Mille et une nuits, 2002, p. 9.

5.

Ibid., p. 11.

6.

Ibid., p. 13.

8.

Ibid., p. 12.

9.

Ibid., p. 16.

1.

0 Ibid., p. 17.

1.

Ibid., p. 12.

2.

Ibid.

3.

Ibid., p. 22.

4.

Ibid.

5.

Ibid., p. 12.

6.

Ibid.

7.

Ibid., p. 24.

8.

Ibid., p. 15.

9.

Ibid., p. 20.

1.

0 Ibid., pp. 24-25.

1.

Ibid., p. 26.