Protection et assujettissement

Retenons donc pour l’heure ce caractère distinctif relevé par nos deux auteurs des sociétés occidentales modernes et qui en permet une première définition : il s’agit de sociétés qui promeuvent l’individualisme au rang d’« idéal », de « norme fondamentale », de « principe cardinal », de « fin suprême », de quelque façon qu’on veuille l’appeler – tous ces termes renvoyant finalement ici au même registre sémantique : le domaine axiologique des valeurs morales –, de la conduite des hommes.

S’il est vrai que l’individualisme est une conduite investie d’une aussi haute valeur morale dans nos sociétés que l’affirment Durkheim et Dumont, à cette conduite doit « correspondre » d’une manière ou d’une autre, dans les codes et les législations de nos sociétés de droit écrit, quelques dispositions qui en consacrent explicitement ou en sanctionnent implicitement, dans chacun des principaux secteurs de l’expérience sociale, le principe. L’existence d’écarts avérés entre les normes d’usages et les normes juridiques constitue un argument décisif régulièrement agité contre la théorie naïve, simpliste et malheureusement récurrente du droit-reflet. Nous ne sachons pas cependant qu’il ait conduit les chercheurs à abandonner complètement la notion non mécaniste, plus dialectique et compréhensive, d’une correspondance entre les règles pratiques et les règles légales.

De fait, il est des dispositions de nos codes qui passent d’ordinaire pour l’expression juridique par excellence des valeurs individualistes. Nous faisons bien sûr référence ici à cette série de droits fondamentaux dont l’ensemble constitue ce que, dans les pays de culture juridique française, l’on appelle le régime des libertés individuelles, et, dans les pays de culture juridique anglo-saxonne la catégorie des civil rights. Ces droits ont généralement valeur constitutionnelle (ou équivalent) ; ils consacrent ou sanctionnent la liberté de l’individu dans les domaines civil, économique et politique. Liberté dans l’ordre civil : liberté de conscience, liberté d’opinion et d’expression, liberté d’aller et de venir, droit à la protection de la vie privée, droit à la sûreté (au sens civil du terme) : autant de droits qui figuraient déjà dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et qui se sont vus depuis lors reconnus une valeur constitutionnelle par pratiquement tous les régimes politiques qui se sont succédés en France. Liberté dans l’ordre économique : liberté d’entreprendre et liberté du travail (le principe de la libre entreprise est reconnu juridiquement en France depuis le décret d’Allarde du 2 mars 1791 qui pose la liberté d’exercice professionnelle, et la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 qui interdit l’institution multiséculaire et quasi-anthropologique des jurandes et des corporations d’ancien régime, donnant ainsi corrélativement au marché libre du travail le droit à l’existence juridique). Liberté dans l’ordre politique enfin : droit de vote, droit d’éligibilité, légalité du suffrage universel, inscrits eux-aussi dans les textes constitutionnels.

Tels sont les principaux droits ou régimes de droits qu’une certaine tradition intellectuelle nous indique comme étant l’expression juridique par excellence des valeurs individualistes 1 . Il s’agit, on le voit, fondamentalement de droits-libertés, de droits qui confèrent liberté à l’individu sous tel ou tel rapport de l’existence sociale. L’on peut toutefois se demander si ce genre de réponse suffit dans son principe à épuiser le problème. La question des rapports entre droit et modernité, dont l’individualisme est assurément un aspect, et même un aspect majeur, est un vieux et vaste sujet au carrefour de plusieurs disciplines. Mais il n’est pas exagéré de dire que réflexion historico-philosophico-juridique sur la question a longtemps été dominée par la thématique de la liberté 2 . Force en effet est de constater qu’on a eu plutôt tendance à restreindre au domaine des droits-libertés, des « droits de », le cadre d’investigation juridique jugé pertinent ou légitime 1 . A lire certains travaux récents 2 , la question se pose néanmoins de savoir si la problématisation juridique de la modernité se confond essentiellement avec une problématique de la liberté, ainsi que le suggère la tradition réflexive dominante sur les rapports entre droit et modernité, ou bien si elle se doit d’intégrer la référence à un tout autre type de droits que les droits-libertés, savoir ces droits-tirages, ces droits-créances 3 , ces « droits à » que constituent éminemment les droits sociaux, ceux-ci entendus au sens large 4 . Allons plus loin : une problématisation juridique de la modernité n’est-elle pas autant une problématique de la sécurité ou de la protection matérielle de l’individu face aux risques de l’existence, qu’une problématique de la liberté individuelle ? Répondre affirmativement suppose néanmoins qu’on ait trouvé le moyen de rendre enfin intelligible la proposition d’une protection non désindividualisante. Or tout porte à croire que cette hypothèque n’est pas susceptible d’être levée en l’absence d’une claire saisie de la signification sociologique, et même socio-politique, spécifique des droits sociaux.

Il nous semble ainsi qu’une des raisons théoriques qui a bloqué le progrès de la réflexion dans le sens que nous indiquions réside dans l’impossibilité où l’on s’est longtemps trouvé de lever l’apparent paradoxe d’une protection non assujettissante (ou non désindividualisante). Ce n’est pas dire toutefois qu’ait été sous-estimée l’importance de la question de la protection – au sens qu’a ce mot encore une fois lorsqu’on parle aujourd’hui de protection sociale – pour ceux que l’on se proposait de traiter comme des individus. Au vrai, les grands auteurs libéraux du 17e et 18e siècles, James Harrington (1611-1677), John Locke (1632-1704), David Hume (1711-1776), se sont bien avisés du danger pervers que représentait pour la réalisation de leurs idéaux individualistes l’absence de protection des hommes dont ils espéraient l’affranchissement progressif à l’égard des contraintes communautaires 1 . Un minimum de sécurité face aux aléas de l’existence paraît plus que jamais nécessaire pour que l’individu puisse accéder à l’autonomie et au sens des responsabilités, ou comme dit Locke à « la propriété de sa personne 2  », qui en font moralement tout le prix. Autrement quoi il risque de vivre sa nouvelle condition comme un calvaire, à la manière de ces journaliers sans ressources sortis du système corporatiste décrits par l’abbé Sieyès quelques années avant la Révolution : « malheureux voués aux travaux pénibles, producteurs de la jouissance d’autrui et recevant à peine de quoi sustenter leurs corps souffrant et plein de besoins […] foule d’instruments bipèdes, sans liberté, sans moralité, et ne possédant que des mains peu gagnantes et une âme absorbée 1  ». Mais d’un autre côté il faut convenir que « protection » rime mal, c’est le moins qu’on puisse dire, avec « individualisation ». C’est en tout cas une des leçons que l’on peut dégager de l’histoire et de l’expérience sociales : savoir que la protection des hommes a pratiquement toujours impliqué, leur insertion dans des collectifs très hiérarchisés du type Gemeinschaft, leur inscription dans des réseaux qui les placent dans une situation d’obligé à l’égard d’un supérieur, bref, leur mise sous tutelle. D’où le paradoxe d’une protection qui apparaît sous certains aspects comme indispensable et sous d’autres comme ruineuse à l’expression positive de l’individualité.

Comment sortir de cette aporie ? La solution ne doit-elle pas être cherchée du côté de ceux qui exemplifient déjà par leur attitude cette conduite individualiste, ceux qui possèdent des biens, c’est-à-dire du côté des bourgeois propriétaires ? De fait, jusqu’au début du 19e siècle, moment où commence à s’affirmer le sentiment de l’inéluctabilité des transformations induites par la révolution industrielle sur les sociétés, nombreux sont les penseurs sociaux et politiques qui ont cru en la possibilité de généraliser l’accès à la propriété privée et de faire jouer à cette institution le rôle de fonction de protection collective non désindividualisante. Il semble même que les hommes du 18e siècle ne soient jamais vraiment parvenus à prendre au sérieux l’idée qu’il puisse exister d’autres sources de sécurité, pour une personne désirant se conduire en individu au sens moral du terme, que la propriété privée, la possession d’un capital foncier ou monétaire. Robert Castel a pu ainsi montrer que les auteurs de la constitution montagnarde de 1793, la plus sociale qui soit au 18e siècle en matière d’assistance, caressaient encore dans leur très grande majorité le rêve rousseauiste d’une république de petits propriétaires 2 . Alors qu’ils légalisent le droit au secours pour tous les indigents invalides, proclament la liberté d’entreprendre et instituent le suffrage universel 3 , ils n’ont pas proposé à ceux qui n’étaient pas exonérés de l’obligation de travailler et que l’abolition récente du système des « métiers réglés » risquait de condamner à vivre dans l’insécurité sociale permanente, d’autres moyens d’y remédier que de devenir à leur tour propriétaires, propriété dont la valeur en tant que « droit naturel et imprescriptible » venait d’être rappelée dans la constitution 4 . Les membres des assemblées révolutionnaires ont fort conscience que ceux auxquels vient d’être reconnu le droit à vivre comme des individus, mais qui ne sont pas possesseurs d’un patrimoine permettant de pallier le manque de ressources dû à l’arrêt momentané ou définitif de travail – soit l’immense majorité du peuple –, risquent de vivre leur nouvelle condition d’êtres « libres et égaux en droits » comme un chemin de croix. Mais ils n’ont d’autre solution à proposer à ce dilemme que celle, rébarbative, de faciliter au maximum l’accès à la sacro-sainte propriété privée qu’un siècle plus tôt, Locke célébrait déjà comme le fondement du pacte social dans une république d’hommes libres 5 – autrement dit dans une société d’individus.

Le développement d’un prolétariat de masse et plus généralement du salariat, conséquence de l’industrialisation, viendra progressivement mettre un terme aux espérances mises dans l’institution de la propriété privée. Il apparaît de plus en plus clairement que le projet de généraliser l’accès à la propriété de tous les travailleurs est irréalisable dans les faits : rêve chimérique entretenu par les hommes du 18e siècle qui n’avaient pas idée des transformations socio-économiques qu’allaient subir les sociétés. Il faut se résoudre à admettre que la dynamique économique ne va pas dans le sens d’une disparition progressive de la « classe non propriétaire 6  », comme on disait au 18e siècle, partant que la propriété privée n’est pas susceptible de constituer une solution ou une réponse à la mesure du problème que représente l’insécurité de la condition travailleuse. Dès lors la question se pose derechef de savoir comment – par quels dispositifs, par quelles institutions – combiner pratiquement l’exigence de protection des membres de la société qui, dans leur très grande majorité, se trouvent exclus de « l’ordre propriétaire », et l’exigence de respect des valeurs individualistes. Comment protéger la multitude croissante des non-propriétaires dans une société dont on s’efforce par ailleurs de hâter la transformation morale en une « société d’individus ».

Ce n’est que depuis peu de temps que nous commençons à comprendre comment les sociétés industrielles s’y sont prises pour résoudre pratiquement cette contradiction. Il est désormais bien établi que les systèmes d’assistance et d’assurance sociale obligatoire, les services publics, la politique de logement social, plus généralement l’ensemble des institutions caractéristiques de ce que nous appelons la démocratie sociale et dont le développement s’est poursuivi, laborieusement mais progressivement, dans pratiquement tous les grands pays industrialisés de la fin du 19e siècle jusqu’aux années 1970, ont agi comme de puissants facteurs de sécurisation de l’existence populaire 7 . Mais, à notre connaissance, nul ne s’était suffisamment avisé avant Robert Castel que cette sécurité sociale moderne « obtenue non plus par la possession d’un patrimoine, mais par l’entrée dans des systèmes de protection 8  » construits historiquement à partir du travail salarié, financés par des cotisations obligatoires prélevées sur le revenu (ce qu’on appelle le salaire indirect), n’avait exigé aucune réaffiliation de l’individu non-propriétaire dans des collectifs assujettissants du type Gemeinschaft. Chose remarquable : cette « difficile mutation de la sécurité-propriété à la sécurité-droit 9  », pour reprendre une formule d’Henri Hatzfeld, s’est opérée sans qu’il en résulte quelque remise en cause des normes de comportement individualiste, sans dommages pour les idéaux individualistes de nos sociétés. « Dans les sociétés modernes, écrit Henri Hatzfeld, [...] ce qui compte c’est de moins en moins ce que chacun possède et de plus en plus les droits qui sont acquis au groupe auquel on appartient. L’avoir privé a moins d’importance que le statut collectif défini par un ensemble de règles 10  ». Mais les groupes auquel fait ici allusion Hatzfeld ne sont pas des communautés ; ils sont ce que Castel appelle des « collectifs abstraits, coupés des anciens rapports de tutelle et des appartenances communautaires directes 11  ». Les obligations qui incombent à ses membres sont essentiellement d’ordre financier (le versement de la cotisation sociale) et ont bien peu à voir avec le genre de devoir et d’allégeance personnelle qu’impliquait « le lien domestique qui unissait le serviteur à son maître 12  » en contrepartie de la protection de ce dernier.

Il a fallu dégager cette dimension dialectique des droits sociaux, droits à la fois protecteurs et non assujettissants, pour en mesurer toute la portée sociologique : l’idée d’une protection collective non désindividualisante était devenue, sans que l’on s’en rende compte au moment où elle commençait pourtant à s’incarner dans les faits, une réalité institutionnelle. Conséquence du point de vue de la réflexion juridique : la problématique de la modernité comme problématique à la fois de la liberté et de la sécurité des individus n’est plus une contradictio in adjectio ; l’on peut et même l’on doit rapatrier les droits sociaux dans le giron du champ d’extension et de compréhension juridiques légitime de la modernité, et traiter enfin les droits-fonctions, les droits-créances à parité avec les droits-libertés en tant que droits caractéristiques des sociétés modernes.

Ironie de l’histoire : c’est au moment même où ces droits sociaux se fragilisent que le sentiment s’impose de leur importance fondamentale, au sens strict du terme, dans nos sociétés d’individus.

Notes
1.

Bien sûr ces valeurs se déclinent aussi aux niveaux juridiques inférieurs, obligeant à des remaniements réglementaires souvent considérables. Les refontes du droit civil et du droit pénal au 19e siècle sur la base des notions de responsabilité personnelle et d’autonomie de la volonté en sont certainement l’illustration la plus saisissante.

2.

Pour quelques exemples classiques et contemporains de ce type d’approche privilégiant plus ou moins systématiquement la thématique de la liberté dans la réflexion sur les rapports entre droit et modernité, dans l’ordre politique et/ou économique, cf. F. A. Hayek, Droit, législation et liberté. Une nouvelle formulation des principes libéraux de justice et d’économie politique (1973-79), trad. Audouin, PUF, Paris, 1980-83, 3 vol., t. 1 : « Règles et ordre » ; La constitution de la liberté (1959), trad. Audouin et Garello, Paris, Litec, 1994, Partie I et II ; I. Berlin, Four Essays on Liberty, Oxford, Oxford University Press, 1969 ; R. R. Palmer, The Age of the Democratic Revolution, Princeton, Princeton University Press, 1959, 3 vol., t. 1 : « The Challenge » ; B. Barret Kriegel, L’Etat et les esclaves, Paris, Calmann-Lévy, 1979 ; L. Ferry et A. Renaut, Philosophie politique, Paris, P.U.F, 1984, 3 vol., t. 3 : « Des droits de l’homme à l’idée républicaine » ; Z. Bauman, Legislators and Interpreters. On Modernity, Post-modernity and Intellectuals, Cambridge, Polity, 1987 ; R. D. Winfield, Freedom and Modernity, Albany, State University of New York Press, 1991 ; S. Goyard-Fabre, Les principes philosophiques du droit politique moderne, Paris, PUF, 1997.

1.

Une exception notable cependant : l’ouvrage classique et pionnier dans son genre de Thomas Humphrey Marshall, Class, Citizenship and Social Development (1949), New York, Doubleday, 1964.

2.

Cf. notamment P. Wagner, Liberté et discipline. Les deux crises de la modernité, trad. Grasset, Paris, Métailié, 1996, Partie II, pp. 73-119.

3.

Si l’on convient de donner à ces expressions une définition non restreinte à leur acception juridique d’usage. Par « droits de créance », on entend généralement en droit civil le droit que possède le créancier d’exiger d’une autre personne une prestation déterminée. La référence à la personne est ici évidemment de trop. Par « droits de tirage », on désigne en droit du travail, les droits à certaines prestations dont peuvent disposer les salariés d’une entreprise et qui disparaissent une fois consommés. Ce qui n’est évidemment pas le cas de ce que nous appelons ici « droits-tirages ». Sur la distinction droits-libertés/droits-créances, cf. le n° 316 des Cahiers Français (P. Tronquoy dir.): « Les nouvelles dimensions de la citoyenneté », sept.oct. 2003. Sur la laborieuse institutionalisation des droits-créances en France, cf. L. Gay, Les ‘‘droits-créances’’ constitutionnels, thèse de doctorat de droit, Faculté de Droit et de Science Politique, Aix-Marseille.

4.

Par « droit social » nous n’entendons pas seulement les droits à des ressources déterminées allouées aux personnes dûment exonérées, en raison d’un handicap physique ou mental ou d’une situation matrimoniale calamiteuse, de l’obligation de travailler, mais les droits à des ressources compensatrices dont est titulaire le travailleur qui n’occupe plus, momentanément ou définitivement, un emploi. Les droits du premier type sont des droits à des revenus d’assistance et ne concernent qu’une minorité de personnes (les groupes cibles). Les droits du second type sont essentiellement des droits à des revenus d’assurance obligatoire et couvrent la très grande majorité de la population (l’ensemble des travailleurs ainsi que leurs familles). Pour une définition juridique de la catégorie des droits sociaux, cf. G. Cornu : « Droits sociaux », in G. Cornu, Vocabulaire juridique (1987), Paris, PUF, 2004, 6e éd., p. 330. Pour un coup d’œil historique et une bibliographie sur les droits sociaux, cf. M. Borgetto : « Droits sociaux », in D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF, 2003, pp. 554-56.

1.

Cf. J. Locke, Second traité du gouvernement civil (1690),trad. Spitz, Paris, PUF, 1994, chap. 5 et 9 ; J. Harrington, Océana (1656), trad. Henry, Paris, Belin, 1995 ; D. Hume, Traité de la nature humaine (1740), trad. Saltel, Paris, Flammarion, 1993, Livre III, Partie II. Citons par exemple James Harrington : « Le centre ou la base de chaque gouvernement n’est autre chose que les lois fondamentales de ce gouvernement. Les lois fondamentales sont celles qui assurent ce qu’un homme peut appeler le sien [his own], c’est-à-dire sa propriété [property], et les moyens par lesquels il peut en jouir, c’est-à-dire la protection [protection]. Le premier est aussi appelé le domaine [dominion], et le second, l’empire [empire] ou le pouvoir souverain, qui, comme on l’a fait voir, est le produit naturel du premier. » (Océana, op. cit., p. 323, souligné par nous) Sur le thème de la protection civile et sociale chez les penseurs anglais de Hobbes à Locke, cf. C. B. Macpherson, La théorie politique de l’individualisme possessif de Hobbes à Locke (1962), trad. Fuchs, Paris, Gallimard, 1971 ; J. C. A. Pocock, Le moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique (1975), trad. Borot, Paris, PUF, 1997, chap. 11-13, pp. 359-470.

2.

« L’homme […] est maître de lui-même et propriétaire de sa propre personne [master of himself and proprietor of his own person], et des actions ou du travail de cette même personne. » (J. Locke, Second traité du gouvernement civil, op. cit., chap. 5, § 44, p. 34)

1.

E. J. Sieyès, Ecrits politiques, p. 81, cité in R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995, p. 206.

2.

R. Castel : « Droit au secours et/ou libre accès au travail. Les travaux du comité pour l’extinction de la mendicité de l’Assemblée constituante », in I. Théry et C. Biet (dir.), La famille. La loi. L’Etat. De la Révolution au Code Civil, Paris, Imprimerie Nationale, 1989, pp. 480-90 ; R. Castel et C. Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, op. cit., chap. 1. Citons par exemple ce propos, daté de 1793, du pourtant fort peu velléitaire Saint-Just, imaginant la société idéale : « J’ai dit comment la possession personnelle était un nœud de l’état civil, voyons maintenant comment la possession réelle ou du domaine devient un autre nœud de l’état civil. […] Dans un état vraiment social le souverain lui-même ne pourrait envahir le champ possédé par le particulier, ou ce particulier subirait la loi du plus fort. Si la nécessité publique exigeait le sacrifice de sa possession, elle ne lui serait point ravie, mais elle serait changée contre le signe. Celui qui aurait moins ne pourrait exiger de celui qui a plus, parce que la possession est inviolable […]. Seulement le maximimum de la possession territoriale serait déterminée pour l’intérêt de la population, l’excédant de ce maximum serait échangé contre le signe ; on ne pourrait refuser de le vendre à celui qui se présenterait pour l’acquérir, afin que chaque particulier put être possesseur et eut une patrie. […] La possession d’un champ étant un lien de la cité, le minimum de la possession ne pourrait être vendu ni par le créancier, ni par le possesseur, les dettes malheureuses seraient payées des fruits du champ, ou si elles excédaient sa valeur, le créancier serait puni. […] Dans l’état dont je parle, comme la conservation reposerait sur la possession, on en serait chassé si l’on ne possédait un champ dont le minimum serait fixé. […] Car tout membre de la cité doit être lié à la cité. » (De la nature (1793), chapitre 14 : « Des lois agraires », in L. L. de Saint-Just, Théorie politique, prés. A Liénard, pp. 172-73) – Quant à Rousseau, on trouvera exprimé tout son attachement à l’idée d’une république composée de citoyens-propriétaires dans le Projet de Constitution de la Corse (1765), Partie I : « Projet », in J. J. Rousseau, Sur l’économie politique et autres textes, Paris, GF-Flammarion, 1990, pp. 105-48. Pour des citations d’auteurs « éclairés » du 18e siècle (d’Holbach, Quesnay, Le Trosne, Turgot, Condorcet, Dupont de Nemours,…), exaltant également la figure du citoyen propriétaire comme « modèle positif et référence presque naturelle en matière de droit politique », cf. P. Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992, partie I, chap. 1, pp. 45-54.

3.

Cf. respectivement articles 21 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen placée en préambule de la constitution du 24 juin 1793, et article 4 de cette constitution.

4.

Cf. article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de la même constitution.

5.

« La fin essentielle que poursuivent les hommes qui s’unissent pour former une République [commonwealth] et qui se soumettent à un gouvernement, c’est la préservation de leur propriété [preservation of their property]. » (J. Locke, Second traité du gouvernement civil, op. cit., chap. 9, § 124, p. 90)

6.

Robert Castel relève l’expression par exemple chez un certain Lambert, qui en 1789 demande à la Constituante d’ « appliquer d’une manière spéciale à la protection et à la conservation de la classe non propriétaire les grands principes de justice décrétés dans la déclaration des droits de l’homme et dans la Constitution » (R. Castel et C. Haroche, propriété privée, propriété sociale, op. cit., p. 40)

7.

Cf. l’ouvrage classique et pionnier d’Henri Hatzfeld, Du paupérisme à la sécurité sociale. Essai sur les origines de la sécurité sociales en France, Paris, A. Colin, 1971. Henri Hatzfeld a été le premier à dégager nettement les implications et l’importance proprement sociétales des systèmes de sécurité sociale dans les sociétés industrielles modernes, qui ont mis (provisoirement ?) fin à la malédiction de « l’incertitude de l’existence » (Engelsdixit) qui frappait les salariés, soient les ouvriers travaillant en dehors du système des « métiers réglés », dont le nombre allait sans cesse augmentant depuis les commencements de la révolution industrielle.

8.

R. Castel et C. Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, op. cit., chap. 2, p. 73.

9.

H. Hatzfeld : « La difficile mutation de la sécurité-propriété à la sécurité-droits », Prévenir, n°5, mars 1982, pp. 55-59.

10.

Ibid., p. 57.

11.

R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., p. 470 (souligné par nous).

12.

H. Hatzfeld : « La difficile mutation de la sécurité-propriété à la sécurité-droits », op. cit., p. 56.