« Objectiver l’objectivation 13  »

Force en effet est de constater que, depuis une trentaine d’année, l’on voit se développer massivement dans nos sociétés un profil de personnalités incapable d’assumer l’exigence qui leur est faite de se conduire en individus au sens moral du terme, ou du moins pour lesquelles le fait de devoir vivre comme un individu, c’est-à-dire doué d’autonomie, de la capacité d’initiative, du sens des responsabilités, etc., pose manifestement problème 14 . Cette difficulté a évidement des conséquences sur le plan psychologique et affectif. Les études de psychologie et de sociologie cliniques se sont multipliées sur l’anxiété, la dépression, les troubles de l’humeur, les comportements addictifs, la corrosion morale, le burn out, etc., qui s’attachent à montrer et à décrire les effets psychopathologiques et psychiatriques sui generis induits par l’injonction, qui elle pourtant n’est pas nouvelle, de vivre comme des individus ; à analyser, à distinguer et à classer les troubles psychiques caractéristiques de ce qu’il faut bien appeler les formes pathologiques (ce terme étant à prendre dans un sens tout de même euphémisé) de l’individualisme contemporain 15 , ainsi que leurs retentissements sur les différentes sphères de la vie sociale de l’individu ; à en tirer les leçons théoriques et méthodologiques critiques qui s’imposent relativement à l’invalidité des modèles classiques de l’économie psychique (comme le modèle freudien du conflit intra-psychique) et à la nécessité d’élaborer de nouveaux modèles ou d’en reconsidérer d’anciens (comme le modèle janétien de la déficience) pour rendre compte de ces différents phénomènes psychopathologiques inédits, quant à l’importance sociale sinon toujours quant à la nature 16 .

C’est là ce nous appellerions volontiers à la suite de Robert Castel une approche « subjectiviste » de la question de l’individualité pathologique contemporaine 17 . Subjectiviste non pas au sens bien sûr où ces études pêcheraient par manque de rigueur, mais au sens où elles ont pour matériau privilégié des observations cliniques, des témoignages, des entretiens, des monographies, des histoires de vies, et qu’elles ont pour objet de rendre intelligible un certain type de fonctionnement psychologique générateur de souffrance et de mal-être. Qu’elles sont à ranger en somme du côté d’une analytique du vécu, de l’intériorité, de la subjectivité psychologiques des acteurs sociaux. Une autre approche de la question est cependant possible, d’ailleurs parfaitement complémentaire à la première et tout aussi légitime, qu’on qualifiera cette fois d’ « objectiviste » en ce sens qu’elle appréhende le problème de l’individualité en amont, en s’intéressant aux conditions institutionnelles nécessaires pour vivre de façon non problématique sa condition d’individu, à leurs variations et transformations au cours de l’histoire moderne. C’est l’analyse de ce que l’auteur de Propriété privée, propriété sociale appelle, de façon volontairement métaphorique les « socles », les « assises », les « supports » objectifs de l’individualité 1 . Soit un tout autre matériel d’étude : ici des contenus psychologiques ; là des droits, des dispositifs, des institutions. La démarche de Robert Castel est exemplaire de cette approche objectiviste et socio-historique, qui déplace le plan d’analyse de la subjectivité vers les institutions, de l’individu-sujet vers les « conditions de possibilité nécessaires pour être un individu 2  » au sens plein du terme, c’est-à-dire « pour exister positivement comme un individu 3  ».

Nous dirions volontiers de notre travail qu’il s’inscrit dans un champ de recherches dont le plan d’analyse se situe lui-même en amont de celui privilégié par cette approche objectiviste de la question de l’individualité, puisqu’il s’agit pour nous de traiter des notions, des schèmes et des modèles utilisés dans ce genre d’approche. Nous prenons pour objet d’étude les concepts (autonomie, individualité, condition de vie individuelle, interdépendance protection, régulation) dont l’usage nous semble conditionner ce type d’investigation socio-historique, et nous retraçons l’histoire de leur formation progressive et de leur coordination systématique dans le cadre d’une problématique de l’intégration. Par problème (ou problématique) de l’intégration nous entendons la question de savoir comment des individus peuvent se trouver réunis de manière à former un ensemble caractérisé par un fort degré d’unité, autrement dit un tout. Par-là nous retrouvons la double exigence formulée par Émile Durkheim dans son compte-rendu de l’ouvrage de Tönnies, et à laquelle nous semble répondre de manière satisfaisante le concept de « société d’individus », du moins si on le prend à l’état d’élaboration où il se trouve poussé chez Robert Castel. Exigence de spécificité : sous le rapport du terme de référence morale, les sociétés industrielles libérales forment bien une espèce du genre « société » dont l’autre espèce comprend toutes les autres formations sociales passées et présentes, puisque les membres qui les composent s’y conduisent en individus, c’est-à-dire de façon contraire à ce qui est l’usage dans les sociétés de l’autre espèce. Exigence d’équivalence sous le rapport sociétal : ces sociétés forment bien des touts ; l’unité ou l’intégration de ces sociétés n’est pas moindre que celle des sociétés holistes, si tant est qu’on y trouve réalisées les conditions qui permettent à leurs membres de s’y conduire de façon non problématique en individu.

S’il fallait trouver une dénomination à ce domaine de recherches, l’expression qui nous paraît la plus juste serait celle d’histoire de la théorisation sociologique de la modernité (ou si l’on préfère des formations sociales dites modernes). Nous rangerions volontiers notre travail parmi les contributions à ce genre de recherches. Ce qui l’inscrit assurément dans le cadre plus large d’une histoire conceptuelle des sciences sociales.

Histoire conceptuelle. – Les concepts, comme chacun sait, ont une histoire, dans les sciences sociales non moins qu’ailleurs. Ils subissent au cours du temps des transformations, des révisions, des remaniements ; ils se chargent de nouvelles déterminations, parfois jusqu’à un point de saturation où ils risquent de perdre toute unité ; parfois aussi ils s’appauvrissent et finissent par se délester de toutes les composantes secondaires qui étaient venues s’intégrer progressivement au concept initial. Ceux dont nous allons traiter présentement ont une histoire, en partie séparée en partie conjointe, qui vaut la peine, nous semble-t-il, d’être racontée. Les sociologues, les politologues, les anthropologues qui les mobilisent aujourd’hui sont dans une large mesure redevables de leur compréhension à des auteurs d’un autre siècle et issus d’autres disciplines que nous allons nous charger d’identifier. Il s’agira pour nous d’évaluer la part respective qui revient à chacun dans l’élaboration et la coordination de ces concepts. Au demeurant, quand bien même on n’aurait pas la preuve que les praticiens des sciences sociales contemporains se conduisent ici en héritiers, il se trouve que certaines des notions qu’ils avancent et auxquelles ils reconnaissent attacher une importance absolument centrale 1 , rappellent étrangement celles proposées par d’autres, en d’autres temps et d’autres lieux académiques. Par exemple, lorsque Robert Castel dit « intégration » ou « solidarité », il donne à ces mots une signification qui frappe par sa ressemblance avec celle que leur donnaient plus d’un siècle plus tôt des zoologistes comme Ernst Haeckel ou Edmond Perrier. Quand il parle de « régulation », c’est dans un sens proche, voire identique à celui que lui conférait Claude Bernard à peu près à la même époque que ces derniers. Paraphrasant Claude Bernard, Georges Canguilhem disait des mécanismes de régulation organique qu’ils étaient « des dispositifs d’assurance contre les risques dans ses rapports avec son milieu 18 ». Nous pensons que des auteurs comme Henri Hatzfeld, Bernard Gibaud, François Ewald, Robert Castel reprendraient volontiers à leur compte, c’est-à-dire en en faisant un usage sociologique, cette définition de la régulation, et même qu’il n’est guère d’historien de la sécurité sociale qui ne souscrirait à l’idée que ce concept est parfaitement valable appliqué au genre d’institution dont il s’occupe.

Mais pourquoi ces termes-clé de régulation, d’intégration, de solidarité se trouvent-ils être utilisés ici et là dans le même sens ou dans un sens si voisin ? Si emprunt il y a eu, pourquoi cet emprunt ? Et dans le cas où il n’y aurait pas eu d’emprunt, pourquoi alors cette convergence de significations ? C’est ce qu’il nous a fallu comprendre et dégager. Il nous est apparu progressivement qu’une telle similitude dans les notions s’expliquait par une similitude symétrique dans les questions posées ; que l’usage de ces notions répondait à un même besoin d’ordre intellectuel ; que ces notions, pour tout dire, étaient les pièces composantes de la solution proposée à une certaine position commune du problème, très général et philosophique, qui est celui du rapport du tout et de la partie. C’est donc l’histoire de ce problème du tout et de la partie en biologie et en sociologie, plus précisément l’histoire du rapprochement des problématiques de philosophie biologique et de philosophie sociale du rapport du tout et de la partie qui doit constituer l’axe de notre recherche 19 .

Notes
13.

Il nous plaît de reprendre ici le titre du célèbre chapitre 1 du Livre I du Sens pratique de Pierre Bourdieu (Paris, éd. Minuit, 1980) – l’expression exprimant bien à nos yeux notre positionnement épistémologique –, mais, cela va sans dire, sans arrière-pensée polémique contre le structuralisme, et en donnant à cette expression un sens beaucoup plus commun et prosaïque que celui que lui conférait en l’espèce le sociologue.

14.

Cf. R. Sennett, Les tyrannies de l’intimité (1974), trad. Berman, Paris, Le Seuil, 1979 ; Le travail sans qualités. Les conséquences humaines de la flexibilité (1998), trad. Dauzat, Paris, A. Michel, 2000 ; C. Lasch, The Culture of Narcissism, New York, Norton, 1979 ; G. Lipovetsky, L’Ere du vide. Essai sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983 ; E. Enriquez, Les Figures du maître, Paris, Arcantère, 1991 ; A. Ehrenberg, L’individu incertain, Paris, Calmann-Lévy, 1995 ; La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, O. Jacob, 1998 ; C. Haroche et J. C. Vatin (dir.), La considération, Paris, Desclée de Brouwer, 1998 ; N. Aubert (dir.), L’individu hypermoderne, Paris, Erès, 2004.

15.

L’expression est employée Marcel Gauchet entre autres, qui parle de « nouvelles pathologies », du « développement de nouvelles formes de pathologie de la personnalité » (M. Gauchet : « Essai de psychologie contemporaine. I », op. cit., p. 255).

16.

Sur ce vaste sujet, on pourra consulter les synthèses et recueils suivants : J. Bergeret et W. Reid (dir.), Narcissisme et états-limites, Paris, Dunod, 1986 ; A. Féline, P. Hardy et M. de Bonis (dir.), La dépression. Etudes, Paris, Masson, 1991 ; J. L. Terra (dir.), Qualité de vie subjective et santé mentale, Paris, Ellipses, 1994 ; D. Bailly et J. L. Venisse (dir.), Dépendances et conduites de dépendances, Paris Masson, 1994 ; Rapport du groupe de travail « Ville, santé mentale, précarité et exclusion sociale », Délégation Interministérielle à la Ville et Délégation Interministérielle au RMI, Paris, 1995 ; A. Le Pape et T. Lecomte, Aspects socio-économiques de la dépression. Evolution 1980-1981/1991-1992, Paris, C.R.E.D.E.S., 1996. Une bibliographie substantielle sur la question de la dépression se trouve dans l’ouvrage d’ A. Ehrenberg, La fatigue d’être soi, op. cit.

17.

Cf. R. Castel, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, op. cit., chap. 4 notamment.

1.

Cf. par ex. R. Castel, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, op. cit., pp. 30, 34, 36-38, 79, 166, 205.

2.

Ibid., p. 31.

3.

Ibid., p. 106.

1.

« La question qui m’intéresse n’est pas l’analyse du travail pris en lui-même, mais l’évaluation des rôles qu’il a joués et qu’il joue en tant que facteur d’intégration ou au contraire de désintégration sociale. Les catégories qui commandent ce type d’analyse sont celles d’intégration, de cohésion, d’interdépendance sociale, de vulnérabilité, de précarité, de fragilité des supports et de décrochage dans les trajectoires, de désaffiliation. Ce qui implique que j’accorde une importance fondamentale à la question des protections, et en particulier à l’innovation assez inouïe que représente cette forme de protection sociale qu’est la propriété sociale. » (R. Castel : « Effritement, effondrement ou recomposition du salariat ? », Sociologie du travail, vol. 43, n° 2, avril-juin 2001, p. 117, souligné par nous)

18.

G. Canguilhem : « L’idée de nature dans la pensée et la pratique médicales » (1972), in G. Canguilhem, Ecrits sur la médecine, Paris, Le Seuil, 2002, p. 24.

19.

Sur la parenté des problématiques biologique et sociologique du rapport du tout et de la partie au 19e siècle, cf. l’essai suggestif de François Vatin : « A quoi rêvent les polypes ? Individuation et sociation d’Abraham Trembley à Emile Durkheim », in L. Fédi (dir.), Les cigognes de la philosophie. Etudes sur les migrations conceptuelles, Paris, L’Harmattan, 2002, pp. 85-215. Sur la possibilité de concilier une conception individualiste de la partie et une conception non nominaliste du tout du point de vue de la logique formelle, cf. V. Descombes : « Les individus collectifs », in C. Descamps (dir), Philosophie et Anthropologie, Paris, éd. du Centre G. Pompidou, 1992, pp. 304-337.