Digest

Dans une première partie, nous nous efforcerons de donner la mesure et les raisons de la crise qui affecte la représentation de l’organisation de l’être vivant à partir de la première moitié du 19e siècle. Moment où commence à s’imposer le sentiment de la nécessité de penser à nouveaux frais le problème du rapport entre le tout et la partie organiques dont la solution traditionnelle, qui consistait à assimiler la partie organique à un instrument et son activité fonctionnelle à un usage, conformément à un modèle technologique du vivant spontanément reconduit par l’imagination de l’homo faber (cf. chapitre 1), paraît désormais incompatible avec les principes d’une théorie révolutionnaire (la théorie cellulaire) en passe d’accéder au rang de nouveau fondement des études anatomiques. Pour la première fois dans l’histoire des sciences de la vie, une théorie atomiste, une théorie qui institue la partie organique comme sujet de fonction et non comme instrument de réalisation des fonctions du tout dont elle fait partie, est en mesure de franchir un seuil épistémologique décisif et de s’affirmer comme une vérité incontestée d’anatomie générale (cf. chapitre 2). Dans ces conditions, il était logiquement et historiquement inévitable que finisse par être abandonnée la référence au modèle technologique et que ressurgisse le vieux problème qu’on avait cru résolu des rapports entre le tout et la partie organiques. Problème dont l’irrésolution apparaît d’ailleurs d’autant moins acceptable qu’on est bien obligé d’admettre l’existence d’un lien logique entre la théorie cellulaire et les thèses associationnistes qui alimentent les débats émergents entre savants acquis à la cause transformiste et relatifs au mode de formation phylogénétique des organismes complexes (cf. chapitre 3).

Dans une seconde partie nous tâcherons d’analyser les usages et de reconstruire le devenir biologique d’une notion, la division du travail. Notion d’origine moderne, dont les premières esquisses remontent seulement à la fin du 17e siècle, formalisée par les théoriciens de l’économie politique au 18e siècle (cf. chapitre 1), et qui va émigrer en biologie à partir du deuxième quart du 19e siècle sous les espèces de la division du travail physiologique. Importée à l’origine dans le cadre d’une recherche visant à fournir une justification rationnelle au jugement concernant la valeur zoologique des organismes, la division du travail physiologique va se voir progressivement chargée d’une nouvelle fonction, celle de servir de fondement à la notion d’interdépendance des parties, concept auquel on en est venu finalement à réduire l’idée de totalité organique, à mesure que le sentiment gagnait du terrain de la validité des principes de la théorie cellulaire (cf. chapitre 2). Mais l’application de la notion de division du travail physiologique au niveau cellulaire montre en même temps les limites internes des conceptions usuelles et la nécessité d’accéder à une nouvelle intelligibilité des phénomènes biologiques pour comprendre la possibilité d’une subordination du tout aux parties organiques qui le composent (chapitre 3).

Dans la troisième partie, nous nous proposons de retracer l’histoire des principaux concepts impliqués dans la représentation bernardienne de l’organisation vivante et d’analyser la manière dont ils vont être mis en rapport par le physiologiste français. En composant sa théorie révolutionnaire du milieu intérieur (cf. chapitre 1) avec la notion de régulation telle qu’elle commence à se donner à voir chez les physiologistes de cette époque dans sa différence avec la notion physicaliste usuelle (cf. chapitre 2), Claude Bernard est parvenu à l’intelligence du mécanisme qui fait de la totalité organique un instrument au service de ses parties. Le renversement du rapport de subordination entre le tout et la partie, dont beaucoup s’étaient efforcés en vain de se forger une notion claire et intelligible parce que leur manquaient les outils intellectuels adéquats, est enfin devenue chose pensable. Il est possible de concevoir un tout réel, c’est-à-dire qui ne se réduit pas à une somme de parties, et en même temps sans finalité propre, puisque les soi-disantes fins ou fonctions propres au tout que remplissent les organes, appareils, systèmes macroscopiques de l’organisme peuvent être interprétées valablement comme de pures activités de protection cellulaire (cf. chapitre 3). Une telle solution ne pouvait qu’intéresser sociologues et anthropologues confrontés à un problème de philosophie sociale identique à celui que se posent les biologistes depuis que triomphe la théorie cellulaire. Savoir la possibilité de concilier l’exigence d’une conception réaliste et non nominaliste du tout, et l’exigence d’une conception individualiste et non instrumentale des parties.

Enfin nous terminerons par ce que nous avons préféré appeler un épilogue plutôt qu’une conclusion, en ce sens qu’il s’agit moins d’un récapitulatif des résultats auxquels nous sommes parvenus en matière de connaissance d’histoire des idées, qu’un jugement épistémologique sur la valeur de la théorie durkheimienne de l’intégration dans les sociétés d’individus que sont pour le sociologue éminemment les sociétés industrielles libérales d’occident. Jugement au verdict nuancé d’ailleurs, puisqu’il nous a semblé que l’usage dans un sens valable aujourd’hui du terme d’intégration en sociologie et en science politique, comme celui que s’efforce de promouvoir Robert Castel, suppose de s’inscrire à la fois en continuité et en rupture par rapport à la conception durkheimienne.