Partie I. L'individualisation des parties du tout

Chapitre 1. Le modèle technologique du vivant

1. L’Homo faber

On trouve exposées dans les chapitres 25, 26 et 27 du livre Δ de la Métaphysique d’Aristote les acceptions jugées par lui correctes des termes de tout et de partie. Un tout [őλου] au sens le plus général, dit Aristote, se reconnaît à la conjonction de deux caractères : la complétude : il « s’entend de ce à quoi ne manque aucune des parties [μέcος] qui sont dites constituer naturellement un tout 1  » ; l’unité : il est « ce qui contient les composants de telle sorte qu’ils forment une unité ». Il existe deux espèces de tout, selon que les parties composantes elles-mêmes sont ou non des unités. La première sorte de tout en l’occurrence ne nous intéresse pas ; elle concerne les unités que forment certains genres, certaines classes d’êtres (la classe des êtres vivants par exemple). S’agissant des touts de la seconde espèce, qui sont des touts finis et continus par opposition aux premiers, s’ajoute une troisième détermination à leur définition : l’ordre des parties, détermination qui permet de les distinguer d’autres composés finis et continus qui ne forment pas des touts. « De ces dernières sortes de touts, dit Aristote, les êtres naturels sont plus véritablement tout que les objets artificiels 2 ».

C’est donc le critère de l’ordre des parties qui permet de discriminer, parmi tous les composés continus et finis, les touts réels des touts nominaux (des touts de collection), de distinguer autrement dit les touts des simples totaux. Un nombre, par exemple est bien une quantité finie « ayant un commencement, un milieu et une fin 3  » et divisible en parties, si par ce terme on entend « ce en quoi une quantité peut, d’une certaine manière, être divisée. Toujours, en effet, ce qui est retranché d’une quantité en tant que quantité est appelé partie de cette quantité ; ainsi deux peut être pris comme une partie de trois 4  ». Mais dans la mesure où la position des parties y est indifférente, il constitue un simple total et non un tout : « Des quantités ayant un commencement, un milieu et une fin, celles dans lesquelles la position de parties est indifférente sont appelées un total [παν]et les autres, un tout [őλον] 1  ». En ce sens, un tout est toujours composé de parties, mais toute partie n’est pas nécessairement la partie d’un tout (elle peut être la partie d’un simple total) ; la relation d’implication entre tout et partie est univoque et non réciproque.

Cette spécification de la notion de tout par l’ordre des parties, qui vaut éminemment pour les êtres vivants, est réaffirmée dans le chapitre 27 qui traite des notions de troncature et de mutilation. Celles-ci n’ont de sens en effet qu’appliquées aux touts de cette dernière espèce. Ainsi « mutilé » se dit d’un tout auquel a été enlevée une partie qui n’est ni une partie « constitutive de l’essence 2  » – ce qui élimine déjà les nombres : en effet, « après la mutilation, il faut que l’essence subsiste : une coupe tronquée est encore une coupe, tandis que le nombre n’est plus le même 3  » –, ni une partie quelconque, c’est-à-dire « abstraction faite de la place qu’elle occupe » – ce qui suppose un tout dans lequel la position de certaines parties au moins ne soit pas indifférente : « Il n’y a pas de mutilation pour les choses dans lesquelles la position des parties est indifférente, comme l’eau ou le feu ; il faut qu’elle soit d’une nature telle que la position de parties tienne à l’essence 4 ».

Ainsi donc la complétude et l’unité sont des conditions nécessaires mais non suffisantes au titre de tout, quand les parties composantes ne sont pas des unités ; il faut en outre y adjoindre l’ordre des parties. Ce pourquoi un tout au sens numérique du terme n’est dit tel que par métaphore.

Notes
1.

Aristote, Métaphysique, trad. Tricot, Paris, Vrin, 1991 (reéd. 1933), 2 vol., t. 1, Livre Δ, 26, 1023 b, p. 214.

2.

Ibid., p. 215.

3.

Ibid., 1024 a, p. 215.

4.

Ibid., 25, 1023 b, p. 213.

1.

Ibid., 26, 1024 a, p. 215.

2.

Ibid., 27, 1024 b, p. 216.

3.

Ibi d.

4.

Ibid. (souligné par nous).