Une réponse anthropologique à la question de l’organisation vivante

Nous avons rappelé ces définitions d’Aristote pour bien fixer les termes du problème général que nous cherchons à formuler, savoir que, sous le rapport de la totalité, les êtres vivants se distinguent en ce qu’ils sont généralement jugés supérieurs aux autres composés, naturels ou artificiels. Comme les machines fabriquées par l’homme, mais à un degré bien supérieur à elles, les êtres vivants, composés de parties qui ne sont pas, chacune à part, des unités, forment des touts parce qu’ils satisfont éminemment à cette condition qu’est le caractère essentiel de « l’ordre des parties ». Mais alors une question se pose, identique dans les deux cas, qui est donc à la fois une question de philosophie biologique et de philosophie technique : comment expliquer le fait que, pour parler comme Aristote, la position des parties est essentielle ? La structure de l’objet technique et la structure de l’organisme vivant posent bien la même énigme : comment rendre compte de l’ordre des parties ? – Or, à cette question, l’expérience technique la plus élémentaire suggère une réponse simple et immédiate, réponse qui vaut pour l’objet d’art mais à laquelle va être conférée la même valeur de solution s’agissant du problème posé par l’organisation des êtres vivants. Savoir : les parties sont des instruments appropriés à une certaine fin, d’emploi d’autant plus spécial que l’être ou l’objet dont ils sont parties composantes s’approche de la perfection. La relation de l’organe à sa fonction est pensée sur le modèle de la relation de l’outil à l’usage auquel il est destiné.

Ceci posé, l’ordre ou la disposition des parties observé dans un organisme, comme dans un objet d’art, trouve effectivement son explication. Cet ordre, cette disposition, c’est, traduit en termes ordinaux ou géométriques, la condition nécessaire à l’instrumentalisation des parties. L’expérience technique ordinaire démontre en effet que la partie que constitue une pièce de machine ne peut jouer son rôle qu’à la place qui est la sienne, qui lui est assignée dans le tout ; autrement quoi elle ne sert à rien ; dissociée de sa fin elle perd sa valeur et son statut de moyen. C’est pourquoi il est impossible d’intervertir l’ordre des parties, de déranger leurs rapports mutuels sans nier leur signification instrumentale, et inversement pourquoi il est impossible d’assimiler les parties organiques à des instruments sans qu’il s’ensuive un certain ordre des parties.

On a dit que cette réponse était immédiate. Par-là, nous voulions signifier qu’elle se présente sans doute à l’esprit de l’homme en raison de sa nature même d’homo faber, d’homme fabricant et utilisateur d’outils, et non pas seulement à l’esprit du savant, homme d’un genre professionnel spécial. Réponse anthropologique en quelque sorte. « Une certaine structure technologique et pragmatique de la perception humaine en matière d’objets organiques, dit le philosophe Georges Canguilhem, exprime la condition de l’homme, fabricant de machines 1 ». C’est dans l’enseignement qu’il tire de son expérience technique la plus ordinaire concernant la distinction du moyen et de la fin, expérience qu’il lui est donnée d’avoir du simple fait de sa condition d’homme, que celui-ci va trouver réponse à la question de l’organisation des êtres vivants.

Aussi bien une philosophie biologique spontanée, puisant la réponse à ses questions dans les leçons de l’expérience commune (et non dans la science), ne peut pas ne pas reposer sur ce que Canguilhem a appelé un modèle technologique (ce qui ne veut pas dire nécessairement mécaniste, nous le verrons) du vivant 1 – du moins si l’on admet l’idée que l’expérience technique et l’expérience anthropologique sont au fond une seule et même chose, et partant, que la distinction théorique moyen-fin est instruite par l’expérience technique. Le modèle technologique, pour le dire en termes bachelardiens, c’est nécessairement le modèle de l’anatomo-physiologie avant sa rupture épistémologique avec le sens commun, le modèle d’une anatomo-physiologie qui n’a pas dépassé l’âge pré-scientifique. C’est dire qu’Aristote, qui en fournit certainement l’illustration la plus saisissante dans ses traités biologiques 2 , ne l’a pas inventé, non plus que Platon ou tout autre, qui dans le Timée compare déjà les vertèbres à des gonds de porte et les vaisseaux sanguins à des canaux d’irrigation 3 . Aussi est-il vain d’en chercher l’origine ou les premières occurrences dans quelque texte fondateur. Si notre hypothèse est juste, l’idée d’une analogie entre l’organe et l’outil vient pour ainsi dire spontanément à l’esprit de qui s’interroge sur la nature de tel ou tel mécanisme physiologique.

Cela dit, il n’est pas arbitraire de prendre la doctrine aristotélicienne comme point de départ pour poser le problème des rapports entre le tout et la partie en biologie. Aristote, dont une bonne partie de l’œuvre est consacrée à l’étude des animaux 4 , est le premier grand systématicien connu des formes vivantes et le fondateur de l’histoire naturelle. Il a, sinon ouvert, du moins marqué durablement de son empreinte la réflexion sur les méthodes de classification et a élaboré la première classification systématique qui nous soit parvenue en zoologie. Ses traités biologiques constituent une mine de renseignements sur l’anatomie et la physiologie des animaux que les naturalistes jusqu’au 18ème siècle ont largement exploités. Mais plus encore que son œuvre de naturaliste, c’est celle du philosophe de la biologie qui nous paraît justifier sa place à l’introduction de notre problématique, dans la mesure où il est le premier, dans l’ordre de la connaissance historique du moins, à avoir porté au niveau théorique une certaine façon jusqu’alors non réfléchie, non savante, bien que communément partagée, de poser le problème de l’organisation et du fonctionnement des êtres vivants. En l’occurrence, l’importance d’Aristote tient au fait qu’il a su élever, comme dit Canguilhem, « à la dignité d’une conception générale de la vie une sorte de structure de la perception des organismes animaux, structure à laquelle on pourrait reconnaître le statut d’un a priori culturel 1  ». Aristote ne s’est pas contenté en effet d’utiliser le modèle technologique du vivant lorsqu’il s’agissait pour lui d’élucider la fonction de telle ou telle partie de l’organisme, d’identifier la fonction d’un organe à l’usage d’un outil dont la forme est approximativement analogue. Il a donné une justification philosophique (ou métaphysique) à ce raisonnement, sous l’espèce d’une théorie des causes du mouvement en général.

Notes
1.

G. Canguilhem : « Modèles et analogies dans la découverte en biologie » (1961), in G. Canguilhem, Etudes d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie (1968), Paris, Vrin, 1994, p. 318.

1.

G. Canguilhem : « Le tout et la partie dans la pensée biologique » (1966), in G. Canguilhem, Etudes d’histoire…, op. cit., p. 325.

2.

Les analogies relevées par Aristote entre les outils et les pièces de machines et les organes du corps sont fort nombreuses : analogie entre l’articulation des os et des nerfs de l’animal articulé et celle qui relie les bras d’une catapulte à ses câbles tenseurs dans le Traité de la marche des animaux (9-10, 708 b-710 a, pp. 24-29 de l’éd. Les Belles Lettres, trad. Louis, 1973) ; analogie des poumons et des soufflets d’une forge dans les Météorologiques (livre IV, 3, 381 a, pp. 242-44 de l’éd. Vrin, trad. Tricot, 1955) ; analogie entre la digestion et la technique de la cuisson par décoction dans le traité De la respiration (4, 469 b, p. 107 ; 20-21, 479 b-480 a, pp. 132-34 de l’éd. Les Belles Lettres, trad. Mugnier) ; analogie entre la distribution sanguine à partir du cœur et l’irrigation d’un jardin par des canaux dans les Parties des animaux (livre III, 5, 668 a, pp. 83-84 de l’éd. Les Belles Lettres, trad. Louis, 1956), etc.

3.

Platon, Timée, partie III, I, 2, 74 a et 3, 77 c, in Platon, Oeuvres complètes, trad. Moreau, Paris, Gallimard, Bibl. La Pléiade, 2 vol. t. 2 : pp. 499-500, 505-506 respectivement.

4.

Les traités biologiques ainsi nommés occupent environ un tiers de l’œuvre qui nous est parvenue, via pour l’essentiel les traductions arabes et latines, d’Aristote. Rappelons le titre de ces principaux traités dans leur traduction française la plus courante : Parties des animaux ; Histoire des animaux ; De l’âme ; De la génération des Animaux ; De la marche des animaux ; Du mouvement des animaux (dont l’authenticité est contestée) ; Petits traités d’histoire naturelle.

1.

G. Canguilhem : « Le tout et la partie dans la pensée biologique », op. cit., p. 323.