L’étiologie aristotélicienne et le philosophème de l’instrumentalité des parties organiques

La distinction aristotélicienne des quatre causes est bien connue. Exposée dans la Physique (Livre II, chap. 3), elle est reprise dans la Métaphysique (Livre A, chap. 3, livre Z, chap. 10), où elle arme la critique contre la doctrine des philosophes matérialistes posant la matière au principe de toute explication des phénomènes. Rappelons en brièvement le contenu. Il y a quatre sortes de causes, dit Aristote : 1) la forme au sens de « la notion de la chose, [...] sa définition propre », c’est-à-dire tous les éléments sémantiques qui entrent dans la définition intrinsèque d’une chose (par exemple le rapport de deux à un pour l’octave du point de vue de la fréquence) ; 2) « la matière, ou substrat de la chose » (par exemple le bois dont est fait le lit, l’airain dont est faite la statue, l’argent dont est faite la pièce) ; 3) l’agent à « l’origine du mouvement de la chose » (par exemple le médecin qui soigne, l’artisan qui exerce son art) ; 4) enfin « le but final pour lequel la chose est faite ; c’est le bien de la chose attendu que le bien est la fin de tout ce qui se produit et se meut en ce monde 20  » (par exemple la santé, qui est la fin de la promenade et aussi la fin de l’activité médicale). Ainsi, parmi les causes dont la conjonction est nécessaire à la production de quelque chose comme une maison (pour reprendre encore une fois un exemple familier d’Aristote), on distingue la matière (briques, bois, mortier), la forme (ce qui la définit), l’agent (le maçon), la fin (l’abri). Les entités auxquelles se rapportent les différentes causes dans le cas de la production d’un objet technique sont analytiquement bien distinctes.

Mais tel n’est pas le cas s’agissant l’être vivant, de l’animal en particulier, pour lequel l’application du modèle des quatre causes s’avère bien malaisée. Si l’on veut conserver cette théorie, la même entité (l’âme) doit être dite, concède Aristote, à la fois fin du mouvement (animal) et forme de l’organisme vivant 21 . Autrement dit cette distinction des quatre types de causes, dites respectivement formelle, matérielle, efficiente (ou motrice) et finale, pour reprendre la terminologie forgée par les philosophes scolastiques et consacrée par l’usage philosophique, a ceci d’intéressant du point de vue du problème qui nous occupe qu’elle est nécessitée en raison de la structure spécifique de l’expérience technique alors même que sa validité se voit étendue à l’ensemble des phénomènes naturels, phénomènes vivants compris. Sa valeur métaphysique lui est conférée par extrapolation d’une théorie élaborée sur la base d’une analyse de l’activité technique. Un commentateur moderne le dit avec une concision éloquente : « La théorie des causes (chez Aristote) ne se comprend pleinement que par l’application de ses schèmes » que constituent les « schèmes de l’industrie 3 ». La récurrence des exemples tirés de l’art ne fait qu’éclairer « l’origine analogique de cette division des causes et manifeste le schème [technologique] qui conduit alors l’analyse métaphysique 22 ». De fait, Aristote ne cesse de comparer la génération à la fabrication d’une part, l’être vivant à la chose fabriquée d’autre part, sous le rapport étiologique 23 .

On ne peut faire intervenir la finalité comme cause dans l’explication du mouvement animal sans introduire la question des moyens. Or quels sont les moyens dont dispose l’âme pour assurer ses diverses fins, qu’elle soit, ainsi que le soutient Aristote, purement végétative comme chez les plantes ou composée d’une partie végétative et d’une partie sensitive comme chez les animaux, sinon précisément les parties (fonctionnelles) du corps que le philosophe désigne, selon une terminologie qui n’était alors pas en usage mais consacrée depuis lors en histoire naturelle, du terme d’organe (organon) – vocable qu’Aristote emprunte au langage des artisans et des musiciens de son époque et auquel il confère le statut d’un terme générique d’anatomie que celui-ci conservera à l’avenir. Soit assurément une extension considérable du champ d’application du concept. Mais ce nouvel usage du terme n’en change pas pour autant fondamentalement le sens : les parties du corps ainsi désignées sont bien l’équivalent dans un organisme des rouages et des pièces dans une machine : ils sont des moyens destinés à réaliser chacun une fin déterminée. Le terme d’organe appliqué à toutes les parties du corps emporte avec lui la signification fondamentale d’instrument qu’il possédait dans ses usages techniques antérieurs. En l’occurrence pour Aristote, les organes-parties du corps vivant sont les instruments dont se sert l’âme pour accomplir ses diverses fins : nutrition, croissance, reproduction pour l’âme végétative, sensibilité et locomotion pour l’âme sensitive. Les propos du philosophe sont sans équivoque sur ce point :

‘« Puisque tout organe est en vue d’une fin, que chacune des parties du corps est aussi en vue d’une fin, et que la fin, c’est une action, il en ressort que le corps tout entier est constitué en vue d’une action totale. L’action de scier, en effet, n’est pas faite en vue de ce qui l’opère, mais c’est ce qui l’opère qui est fait en vue de l’action de scier, car scier est précisément une action. Par suite, le corps tout entier existe en quelque sorte pour l’âme, et chacune des parties pour la fonction qui lui est naturelle. 24 »’

Notons que la signification instrumentale des parties est aussi affirmée indirectement par Aristote quand il s’interroge sur ses conditions. En raison de leur caractère instrumental, ces parties supposent en effet une détermination matérielle ad hoc. Etant des outils, les parties des corps vivants ne peuvent être composées de n’importe quelle matière : ainsi un objet en bois ou en airain reproduisant une main n’est pas une main, car il ne peut remplir correctement la fonction de préhension propre à cet organe 25 . Matière et configuration extérieure (qui n’est pas la forme au sens aristotélicien) des parties doivent être de nature à pouvoir jouer leur rôle, qui leur est consubstantiel. Ce qui vaut pour une hache vaut aussi pour les organes du corps, et par extension, pour le corps lui-même :

‘« Puisqu’il faut que la hache fende, il est nécessaire qu’elle soit dure, et si elle est dure, il est nécessaire qu’elle soit en bronze ou en fer ; de même, puisque le corps est une sorte d’outil (l’ensemble, comme chaque partie est en vue de quelque chose), il est nécessaire, pour qu’il soit cet outil, qu’il soit fait de telle manière et composé de telle matière. 26  »’

Conditions nécessaires mais non suffisantes cependant : lors même que sa composition matérielle et sa configuration sont compatibles avec les exigences de sa fonction, la partie n’est plus lorsqu’elle a perdu son rôle. Ainsi « aucune partie d’un cadavre n’est encore ce qu’elle était, par exemple l’œil ou la main 27  ». Point de partie donc qui ne soit pas fonctionnelle. Les os, les tendons, le cartilage (Aristote ne cite pas les muscles) par exemple sont les instruments des mouvements des animaux articulés 28 , de même que l’œil est l’instrument de la vue :

‘« Si l’œil, en effet, était un animal, la vue serait son âme : car c’est là la substance formelle de l’œil. Or l’œil est la matière de la vue, et la vue venant à faire défaut, il n’y a plus d’œil, sinon par homonymie, comme un œil de pierre ou un œil dessiné. Il faut ainsi étendre ce qui est vrai des parties, à l’ensemble du corps vivant. 29  »’

Ces textes permettent de mesurer l’originalité et donc l’importance d’Aristote relativement à notre problème : l’idée a désormais ses lettres de noblesses philosophiques selon laquelle un organe est à sa fonction ce qu’un outil ou une pièce de machine est à l’usage auquel il est destiné. Les affirmations banales du type : « L’œil a pour fin de voir comme la scie a pour fin de scier » sont à prendre à la lettre pour des raisons qui sont désormais proprement et spécifiquement philosophiques 5 . Il demeure cependant une différence, signalée plus haut comme indice de l’origine technique de l’étiologie aristotélicienne, entre les produits de l’art et ceux de la nature. Savoir que pour Aristote, si un organe n’est pas à lui-même sa propre fin, s’il n’est pas en lui-même une fin, la fin cependant n’est pas dans quelque chose d’extérieur au tout dont elle fait partie, comme c’est le cas pour la pièce d’une machine : la fin de l’œil est la vue. Autrement dit, la différence entre les choses naturelles et artificielles tient au fait que ces dernières n’ont pas en elles-mêmes le principe de leur mouvement. Elles n’ont pas d’ « âme », ne sont pas « animées » d’un mouvement propre : du bois mort on fait un lit, de l’airain une statue ; mais le bois et l’airain laissés à eux-mêmes ne deviennent pas lit, non plus que statue ; ils ne sont que pure matière. Pour aboutir à ce terme il faut qu’interviennent un certain nombre de causes extérieures au substrat matériel, causes formelle, efficiente et finale précisément. Tandis que l’être vivant contient en lui-même toutes ses causes, possède le principe de son mouvement : ainsi le gland devient chêne. – Cette différence posée, la conception technologique de l’organisation vivante, qu’Aristote a su réfléchir, exposer, n’est en rien entamée. (Nous verrons plus loin comment le modèle technologique du vivant est même tout à fait compatible avec une conception strictement mécaniste du mouvement animal). Le paradoxe n’est qu’apparent, non réel, entre le fait de concevoir la biologie comme une espèce de technologie générale, selon le mot de Canguilhem 1 , et l’affirmation maintes fois répétée d’Aristote que l’art ne fait qu’imiter la nature, que les processus téléologiques naturels surpassent en perfection les procédés téléologiques artificiels. De son analogie avec l’outil ou avec la pièce d’une machine, le concept aristotélicien d’organe retient la signification fondamentale de moyen, non son caractère d’imperfection ou d’inadéquation par rapport à sa fin. L’organe d’un organisme est un moyen parfaitement adapté à la fonction à laquelle il est destiné, dont la valeur instrumentale est en tout cas sans commune mesure avec celle de l’outil de l’artisan ou des pièces composant une machine qui gardent toujours une certaine indétermination. Comme le dit encore Aristote :

‘« La nature n’agit nullement à la façon mesquine des couteliers de Delphes [dont les couteaux servent à une foule d’usages], mais elle affecte une seule chose à un seul usage ; car ainsi chaque instrument atteindra sa plus grande efficacité, s’il sert à une seule tâche et non à plusieurs. 30  »’

La biologie aristotélicienne est une technologie, mais une technologie qui a perdu son caractère imparfait, hasardeux, une technologie qui transcende les limites imposées par la finitude de la condition humaine. Si Aristote a puisé dans le fonds commun de l’expérience technique la distinction moyen-fin qu’il utilise dans le cadre de sa réponse au problème de l’organisation des êtres vivants, il lui reconnaît une validité plus grande encore en biologie que celle qu’il lui concède dans son domaine primitif d’application (le champ des métiers).

Notes
20.

Aristote, Métaphysique, op. cit., t. 1, Livre A, 3, 983 a, p. 12. Nous utilisons ici alternativement les traductions de Tricot et de Barthélemy Saint-Hilaire (Paris, Presses Pocket, 1991, 2e éd., p. 48), cette dernière nous paraissant plus explicite que celle de Tricot à certains égards.

21.

L’âme pour Aristote est en effet la source du mouvement ; elle meut sans être mue, par l’intermédiaire du désir qui a pour objet la satisfaction des fins de l’âme et qui fait mouvoir les organes à cet effet. Par exemple, la crainte ou l’espérance (désirs) agissent sur les poumons et le cœur (elles les échauffent ou les refroidissent) qui, ainsi modifiés, agissent à leur tour sur les os et les nerfs, organes du mouvement articulé. Cf. Aristote, De l’âme, trad. Tricot, Paris, Vrin, 1988 (1re éd. 1934), Livre II, chap. 1 à 5, pp. 65-102 ; Partie des animaux, trad. Le Blond, Paris, Aubier, 1945, Livre I, chap. 1, pp. 93-101. Pour un commentaire éclairant, cf. l’étude classique d’A. Espinas : « L’organisation ou la machine vivante en Grèce au 4e siècle avant J.C. », Revue de Métaphysique et de Morale, 1903, t. 11, pp. 703-715.

3.

J.M. Le Blond, Logique et méthode chez Aristote, Paris, Vrin, 1966, Partie II, chap. 1V, § 2 : « Les schèmes de l’industrie », p. 331. Même analyse chez A. Mansion, Introduction à la Physique aristotélicienne, Paris, Vrin, 1945, chap. 7 : « La causalité et l’activité de la nature », pp. 226-57 ; J. Moreau, Aristote et son école, Paris, PUF, 1962, chap. 6 : « La nature et l’art », pp. 109-14.

22.

J. M. Le Blond, Logique et méthode chez Aristote, op. cit., p. 338.

23.

Cf. notamment Aristote, Métaphysique, op. cit., Livre A, chap. 3, 8, 9 ; Livre Z, chap. 7, 8, 9; Parties des animaux, op. cit., Livre I, chap. 1 et 5.

24.

Aristote, Parties des animaux, trad. Le Blond, op. cit., I, 5, 645 b, pp. 122-23.

25.

« Ce n’est pas la main, absolument parlant, qui est une partie de l’homme, mais seulement la main capable d’accomplir son travail, donc la main animée ; inanimée, elle n’est pas une partie de l’homme. » (Aristote, Métaphysique, trad. Tricot, op. cit., Z, 11, 1036 b, p. 283) – « Le doigt de l’animal n’est pas réeellement un doigt en tout état ; le doigt mort, par exemple, n’est un doigt que par homonymie. » (Ibid., Z, 10, 1035 b, p. 277)

26.

Aristote, Parties des animaux, op. cit., I, 1, 642 a, p. 99.

27.

Ibid., I, 1, 641 a, pp. 92-93.

28.

Aristote, Histoire des animaux, trad. Bertier, Paris, Gallimard, 1994, Livre III, 515 b, 516 a, pp. 168-74.

29.

Aristote, De l’âme, trad. Tricot, op. cit., II, 1, 412 b, p. 70.

5.

« Ces schèmes des étapes et des éléments du travail humain étaient en effet, familiers à tout le monde, mais on n’en avait pas fait un usage méthodique, on n’y avait pas cherché un instrument d’analyse métaphysique. L’originalité d’Aristote consiste à étendre à toute production les principes du travail humain, à constituer ces éléments comme guides de son organisation rationnelle de la nature. » ( J. M. Le Blond, Logique et méthode chez Aristote, op. cit., p. 346, souligné par l’auteur)

1.

« Il n’y a pas de proposition moins conforme à la pensée d’Aristote que l’affirmation de la polyvalence organique et de la permutabilité des parties dans un tout vivant. La biologie aristotélicienne est une technologie générale. Elle est l’une des formes, la première, de ces biologies que Buytendijk nomme rationnelles ou explicatives, par opposition aux biologies idéalistes ou compréhensive. » (G. Canguilhem : « Le tout et la partie dans la pensée biologique », op. cit., p. 322, souligné par l’auteur)

30.

Aristote, Politique, trad. Tricot, Paris, Vrin, 1995 (1re éd. 1962), Livre I, chap. 2, 1252 b., p. 25.