2. Le mécanisme technologiciste

Qu’on adopte ou non les principes de la philosophie biologique aristotélicienne, demeure la présence du modèle technologique à l’horizon de l’explication en biologie. On verra plus loin qu’il n’en peut être autrement tant qu’on n’est pas sorti d’une perception macroscopique, c’est-à-dire d’une perception à l’échelle humaine, des formes anatomiques, plus précisément tant que l’anatomiste n’a pas rompu avec le préjugé implicite qui consiste à postuler l’adéquation de l’échelle de la perception commune sensible à la réalité d’échelle de l’objet anatomique, donc la conformité d’échelle de l’objet anatomique et de l’objet technique. Or cette rupture n’interviendra qu’au 19e siècle, sous l’effet des succès croissants de la théorie cellulaire. Nous avons vu précédemment avec Aristote que le modèle technologique du vivant n’entraîne pas nécessairement une conception mécaniste du mouvement animal, mais le postulat, philosophique en quelque sorte, selon lequel la partie d’un tout vivant n’a pas sa fin en elle-même, qu’elle n’est qu’un moyen. Soit une certaine façon de poser le problème du rapport du tout et de la partie en biologie qu’on pourrait formuler ainsi : étant donné que les parties sont des instruments, quelle est la nature du rapport entre la partie et le tout dans un être vivant ?

Fait suffisamment remarquable en soi : cette problématique commune concernant l’organisation des êtres vivants traverse toute l’histoire de l’histoire naturelle jusqu’au 19e siècle, d’Aristote à Cuvier et même au-delà. En 1834, le zoologiste français Henri Milne-Edwards (1800-1885) pouvait encore écrire que « les phénomènes divers par lesquels la vie se manifeste sont toujours le résultat de l’action d’une partie quelconque du corps vivant, et ces parties, que l’on peut regarder comme autant d’instruments, portent le nom d’organes 1  ». La réfutation des principes de la physique aristotélicienne (l’impossibilité du vide, la distinction des mouvements naturels et des mouvements violents) par la nouvelle science « galiléenne » de la nature n’a, en tout état de cause, pas affecté le philosophème de l’instrumentalité des parties. Du jour où l’on a établi, par l’emploi combiné du calcul et de l’expérience, la validité des principes d’inertie (Galilée, Newton) et de conservation de la quantité de mouvement 2 (Newton), l’acte de décès de la doctrine était logiquement signé, quoiqu’il fut historiquement anticipé. La liquidation de l’héritage de l’aristotélisme en physique n’était plus qu’une question de temps. Les lois de la nature allaient désormais être conçues sur le modèle mécaniste, non téléologique, de lois de conservation.

Notes
1.

H. Milne-Edwards, Eléments de zoologie, 2 vol., Paris, Crochard, 1834, t. 1, p. 7.

2.

Le principe d’inertie affirme que tout corps isolé conserve ses caractéristiques cinématiques, sous le rapport de la vitesse et de la direction, qu’il soit immobile ou en mouvement (mouvement rectiligne uniforme). Il n’est qu’un cas particulier de la seconde loi de Newton dite de proportionnalité, qui affirme que l’accélération d’un corps sur lequel s’exerce une force est proportionnelle à la grandeur de la force et inversement proportionnelle à celle de sa masse. La quantité de mouvement (produit de la masse d’un corps par sa vitesse) reste donc constante lorsque la force est nulle.