Physiologie mécaniste et finalisme technologique

Une des conséquences majeures de ce changement de « paradigme » en biologie fut l’apparition de tentatives, dont la plus célèbre est sans nul doute la théorie cartésienne de l’animal-machine, visant à rendre compte du mouvement animal par les seules lois de la mécanique, sans référence à quelque cause finale. Dans le combat contre les explications finalistes en biologie, les nouveaux opposants se révélaient assurément mieux armés que les anciens matérialistes. Mais si la révolution opérée en physique eût effectivement pour résultat de rendre concevable l’idée, largement exploitée par les physiologistes philosophes du 17e et 18e siècle, d’une explication intégralement mécaniste du mouvement animal, il ne semble pas qu’elle ait aucunement modifié les données du problème relatif à la perception des formes organiques, dont la structure conserve un caractère essentiellement « technomorphique » : l’organisme, comme la machine, reste perçu comme un assemblage de parties (organes) macroscopiques ordonnées selon un plan conçu par son créateur – Dieu ou homme – de façon à produire des mouvements déterminés. La structure de l’organisme pose un problème spécifique, indépendant de celui posé par le mouvement et résolu par les cartésiens en termes strictement mécanistes. Cette structure en effet ne résulte pas du jeu de lois mécaniques ; elle se comprend en référence à une certaine fin – fin voulue par Dieu dans le cas de l’animal-machine, par l’homme dans le cas de l’automate – : concept dont nous instruit précisément l’expérience technique. La distinction des problèmes étiologiques vaut aussi pour la machine : si l’explication de son fonctionnement ne nécessite pas de recourir à autre chose qu’aux lois de la nature (lois du mouvement), il n’en est pas de même pour l’explication de sa structure. Aussi bien, en assimilant l’organisme animal à une machine, on fait certainement de la physiologie animale un chapitre de physique, mais on n’a point avancé pour autant dans la solution du problème anatomique (la forme et la disposition des parties). Si l’on a avancé c’est bien plutôt dans le sens de la solution traditionnelle. Caution est donnée encore une fois à l’idée d’une organisation du vivant sur le modèle technologique, tant il est vrai que la machine, du point de vue de sa structure, est un produit conçu et fabriqué par l’homme dans le but d’obtenir un effet déterminé.

Descartes est d’ailleurs parfaitement conscient de la spécificité du problème posé par la structure, qui voit dans cette dernière la condition du fonctionnement au sens technique ou performatif du terme de l’organisme vivant, qui utilise une sémantique et une terminologie technologiques (fabrique, machine, disposition) dans ses descriptions anatomiques. Le fonctionnement d’un organisme s’explique certes entièrement « suivant les lois exactes des Mécaniques 1  », « selon les règles des Mécaniques, qui sont les mêmes que celles de la Nature 2  » ; mais en même temps le fonctionnement d’un organisme dépend de sa structure ; et cette structure est celle d’une fabrique ou d’une machine, c’est-à-dire d’un dispositif construit en vue d’obtenir de son fonctionnement, par l’action concourante des différentes parties qui le composent, un certain effet (par exemple : montrer les heures pour l’horloge). Ainsi à propos du mouvement chez l’homme : « J’y avais montré quelle doit être la fabrique des nerfs et des muscles du corps humain pour faire que les esprits animaux étant dedans aient la force de faire mouvoir ses membres 3  ». A propos du mouvement chez les animaux : « C’est la nature qui agit en eux, selon la disposition de leurs organes : ainsi qu’on voit qu’une horloge, qui n’est composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures et mesurer le temps, plus justement que nous avec toute notre prudence 4  ». L’idée est conservée de la nature instrumentale des parties anatomiques, d’une différence de rendement technologique en quelque sorte selon la structure anatomique (la « disposition des organes »), dont dépend le mouvement des parties. La forme et la disposition des parties d’un organisme reposent sur le même fondement que celles des parties d’une machine, savoir sur l’idée qu’il s’agit d’instruments destinés à produire un « mouvement » déterminé.

Plutôt que des passages des Passions de l’âme (1649) ou du Traité de l’homme (1664) de Descartes, nous citerons comme témoignages trois textes, tirés respectivement de la Praxis Medica (1696) du médecin italien Giorgio Baglivi (1668-1708), de l’imposante somme des Institutions de médecine (1708) du médecin et physiologiste hollandais Herman Boerhaave (1668-1738), tous deux éminents représentants de l’école iatromécanicienne se réclamant des principes de la physique cartésienne en physiologie, et enfin du Léviathan (1651) de Thomas Hobbes :

‘« Examinez avec quelque attention l’économie physique de l’homme : qu’y trouverez-vous ? Les mâchoires armées de dents, qu’est-ce autre chose que des tenailles ? L’estomac n’est qu’une cornue ; les veines, les artères, le système entier des vaisseaux ce sont des tubes hydrauliques ; le cœur c’est un ressort ; les viscères ne sont que des filtres, des cribles ; le poumon n’est qu’un soufflet ; qu’est-ce que les muscles ? sinon des cordes. Qu’est-ce que l’angle oculaire ? si ce n’est une poulie, et ainsi de suite. Laissons les chimistes avec leurs grands mots de « fusion », de « sublimation », de « précipitation » vouloir expliquer la nature et chercher ainsi à établir une philosophie à part ; ce n’en est pas moins une chose incontestable que tous ces phénomènes doivent se rapporter aux lois de l’équilibre, à celles du coin, de la corde, du ressort et des autres éléments de la mécanique. 1  »’ ‘« On trouve dans le corps des appuis, des colonnes, des poutres, des bastions, des tégumens, des coins, des leviers, des aides leviers, des poulies, des cordes, des pressoirs, des soufflets, des cribles, des filtres, des canaux, des auges, des réservoirs. La faculté d’exécuter des mouvements par le moyen de ces instruments, s’appelle fonction ; ce n’est que par des Lois méchaniques que ces fonctions se font, et ce n’est que par ces lois qu’on peut les expliquer. 2  »’ ‘« Qu’est-ce en effet que le Cœur, sinon un Ressort ? Qu’est-ce que les Nerfs, sinon des Cordes, et qu’est-ce que les Articulations, sinon les Roues qui communiquent au Corps tout entier le mouvement qu’a voulu Celui qui l’a fait ? 31  »’

A ces textes font écho d’un siècle à l’autre ces formules du physiologiste François Magendie (1783-1855), maître de Claude Bernard et héraut d’un empirisme expérimental radical se prévalant étranger à tout esprit de système, mécaniste ou vitaliste :

‘« Je vois dans le poumon un soufflet, dans la trachée un tuyau porte-vent, dans la glotte une anche vibrante [...] Nous avons pour œil un appareil d’optique, pour la voix un instrument musical, pour l’estomac une cornue vivante. 32  »’

Les mouvements des parties composant l’organisme animal peuvent bien être expliqués, chez Baglivi comme chez Descartes, chez Boerhaave comme chez Hobbes, de façon purement mécanique, il n’empêche que l’ordre dans lequel sont disposées ces parties est tenu pour strictement conforme au plan du Créateur. La disposition des parties organiques ne laisse pas d’apparaître encore comme intentionnelle. Tout comme chez Aristote, elle ne se comprend que rapportée à une certaine fin – fin divine certes, mais conçue sur le modèle de celle qui préside à la disposition des pièces d’une machine quelconque fabriquée par l’homme.

Notes
1.

R. Descartes, Lettre à Mersenne, 20 février 1639, in Œuvres et Lettres, Paris, Gallimard, bibl. La Pléiade, 1953, p. 1050.

2.

R. Descartes, Discours de la méthode (1637), 5e Partie, Paris, Gallimard, 1991, p. 124.

3.

Ibid., p. 124 (souligné par nous).

4.

Ibid., p. 128 (souligné par nous).

1.

Cité par G. Canguilhem : « Machine et organisme », in G. Canguilhem, La connaissance de la vie (1952), Paris, Vrin, 1992, 2e éd., p. 104.

2.

H. Boerhaave, Institutions de Médecine (1708), 8 vol., trad. La Mettrie, Paris, Huart, 2e éd., 1743, t. 1, § XL, p. 121. Notons que dans le commentaire qu’il donne de ce passage dans l’édition française, La Mettrie établit la série des organes du corps humain susceptibles de correspondre selon lui à ces dénominations techniques : pieds et vaisseaux seraient des appuis ; les vertèbres des colonnes ; côtes, os des îles et digastrique des poutres ; thorax et crâne des bastions ; la peau un tégument ; les canines des coins ; les os longs des leviers ; rotule et sinus de l’os des îles des aide-leviers ; le sinus oculaire une poulie ; tendons, nerfs et muscles des cordes ; thorax et trachée artère des soufflets ; les vaisseaux lymphatiques des cribles ; artères, veines et vaisseaux des canaux ; ventricules et oreillettes des auges, etc. – On le voit : la liste est grande pour l’auteur (et pour nous instructive) des organes dont la signification technologique, et donc la fonction, ne fait pas mystère. 

31.

T. Hobbes, Léviathan, ou la Matière, la Forme et la Puissance d’un Etat ecclésiastique et civil (trad. Anthony), 2 vol., Paris, Giard, 1921, t. 1, Introduction, p. 5 (souligné par l’auteur).

32.

F. Magendie, Leçons sur les phénomènes physiques de la vie, Paris, Angé, 1837, 2 vol., t. 2, 1re et 2e leçons du 28 et 30 déc. 1836, pp. 15 et 23.