La fausse coupure

A la réflexion, cette combinaison de mécanisme et de finalisme technologique n’a pas de quoi surprendre. Le modèle technologique du vivant ne pouvait que sortir renforcé de cette confrontation de la théorie biologique avec la nouvelle physique, en raison de la légitimité philosophique nouvelle (Descartes) acquise par l’idée d’assimiler l’organisme à une machine. Si l’assimilation est fondée au niveau de la totalité, a fortiori l’est-elle au niveau des parties. Etant donné que les parties d’une machine sont des instruments, les parties de l’organisme (les organes) le sont aussi, si l’organisme est une machine.

Mais la réciproque n’est pas vraie. Que les parties anatomiques soient des instruments au service du tout n’implique pas que le tout soit une machine. La biologie aristotélicienne, on l’a vu, est aux antipodes d’une conception mécaniste ou mécaniciste du vivant, alors même qu’on a pu dire avec raison qu’elle était une espèce de technologie générale 1 . Autrement dit le modèle technologique du vivant est compatible aussi bien avec une biologie, pour le dire vite, d’inspiration vitaliste que mécaniste. A la suite de Canguilhem, nous distinguerons donc le modèle mécaniste, qui intervient lorsqu’on cherche à expliquer le mouvement animal, du modèle technologique, qui structure la perception commune des organismes animaux et dont l’une des implications essentielles est l’assimilation de la partie (l’organe) à un instrument au service du tout, modèle qui supporte d’autres théories du mouvement animal que l’explication mécaniste : « Technologique, écrit Canguilhem, est le genre logique dont mécaniste est une espèce, l’autre étant l’organologique 2  ».

Si le modèle technologique du vivant est compatible avec des philosophies biologiques aussi opposées, c’est sans doute parce que la coupure n’est pas là où on l’imagine : non pas au niveau d’une théorie du mouvement, mais au niveau d’une théorie de la structure. En d’autres termes, il faut chercher l’événement qui va bouleverser la théorie anatomique au point d’obliger les biologistes à poser de façon tout à fait nouvelle le problème du rapport du tout et de la partie dans l’organisme. Il va sans dire que la possibilité de comparer morphologiquement des parties anatomiques à des pièces de machines ou à des outils, et donc d’assimiler la partie organique à un instrument, suppose d’identifier l’échelle de réalité de l’objet anatomique à l’échelle macroscopique. Or cette idée n’est sérieusement contestée qu’au moment où l’on commence à reconnaître la validité des implications logiques de la théorie cellulaire. Ni la théorie fibrillaire d’Albrecht von Haller (1708-1777), ni la promotion du concept d’organisation par la nouvelle anatomie comparée initiée par Georges Cuvier (1773-1838) et Etienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844), ni l’anatomie générale (histologie) fondée par Xavier Bichat (1771-1802) qui consacre le concept de tissu au rang d’élément anatomique fondamental, à la fin du 18e et au début du 19e siècle, ne semblent avoir vraiment remis en cause l’idée d’un lien analytique entre morphologie et échelle macroscopique. L’idée d’élément anatomique, appliquée aux différents tissus de l’organisme, avait été introduite par Bichat au début du 19e siècle. Mais l’identification du niveau élémentaire au niveau histologique reconduisait encore le concept d’une morphologie essentiellement macroscopique, et donc la possibilité d’une conception de l’organisation vivante sur le modèle technologique. Preuve en est a contrario la dénégation par Bichat de l’utilité de microscope pour l’observation anatomique, dont les historiens ont pu montrer l’influence funeste en France sur la recherche micrographique qui allait pourtant se révéler si riche de résultats et l’un des vecteurs techniques principaux – à parité avec les techniques histochimiques de coloration – du progrès dans l’ordre des études anatomiques au 19e siècle 1 .

C’est une des conséquences de l’adoption de la théorie cellulaire que de rendre caduque l’usage du modèle technologique pour comprendre le rapport du tout et de la partie dans l’être vivant. Point de ressemblance possible entre la partie anatomique et l’outil si la partie, c’est la cellule. C’est seulement lorsque sa réalité est posée au niveau macroscopique de la perception humaine, lorsqu’elle est identifiée à l’organe ou à l’appareil, qu’on peut lui trouver quelque ressemblance avec un outil et que le modèle technologique s’offre pour ainsi dire spontanément comme moyen de résolution du problème posé par le rapport du tout et de la partie dans l’organisme. Or l’acceptation de la théorie cellulaire suppose, nous le verrons, d’opérer un changement radical d’échelle de réalité de l’objet anatomique, une rupture avec la représentation commune selon laquelle l’échelle de réalité de la partie anatomique est d’ordre macroscopique, une dissociation des concepts de partie et d’organe. La partie anatomique ce n’est plus l’organe, ce n’est plus même la fibre ou le tissu, encore apparents à l’échelle macroscopique : c’est la cellule. L’objet de l’anatomie, ce n’est plus tant la forme et la disposition des organes et des appareils que les modes de groupements divers des éléments cellulaires. Il existe une structure fondamentale – si tant est que par fondamentale on entende ici élémentaire –, la structure cellulaire, qui ne se confond pas avec la structure organique macroscopique. A ce niveau élémentaire, les moyens de comparer la partie organique et l’outil nous sont donc ôtés, d’autant plus que la partie va se révéler à l’analyse physiologique être un « individu », dotée des mêmes propriétés générales que celles que l’on reconnaît traditionnellement au tout (sensibilité, croissance, nutrition, reproduction).

En défaisant le postulat de l’instrumentalité des parties, en obligeant à poser à nouveaux frais le problème du rapport du tout et de la partie, le triomphe de la théorie cellulaire ne pouvait donc pas ne pas entamer la confiance des biologistes envers le modèle (technologique) dont ce postulat était le corollaire. Historiquement, sinon logiquement, cet effet sur l’effet ne pouvait manquer de rejaillir sur sa cause (sur le plan logique il faut dire que la négation de l’effet implique, et non entraîne, la négation de sa cause ; de même que l’affirmation de l’effet implique l’affirmation de la cause). En outre, si l’ordre logique et l’ordre historique diffèrent relativement, ici comme ailleurs, ce n’est pas toutefois au point que la logique de l’histoire des sciences puisse n’avoir rien de commun avec la logique tout court – autrement où trouver la logique ? Si donc l’histoire des sciences n’est pas indifférente à la logique, on peut affirmer que le philosophème selon lequel les parties d’un tout organique sont des instruments au service du tout persistera historiquement tant que durera la présence – qu’elle soit réfléchie ou non – d’un modèle technologique au principe de la représentation de l’être vivant.

Notes
1.

Selon le mot cité plus haut de G. Canguilhem, cf. n. 1, p. 33.

2.

G. Canguilhem : « Le tout et la partie dans la pensée biologique », op. cit., p. 323.

1.

On reviendra plus haut sur cette question, cf. partie I, chap. 2, « Obstacles et déconvenues de l’anatomie animale microscopique ».