Indices méthodologiques

Mais plus encore que dans la terminologie anatomique, c’est dans les prédilections méthodologiques des physiologistes d’une part, dans la définition quant à l’objet et à la méthode de la physiologie et le statut épistémologique inférieur qui lui est traditionnellement conféré d’autre part, que se donne à voir la présence du modèle technologique en biologie. Par « prédilection méthodologique », nous n’entendons pas ici l’usage d’un protocole expérimental déterminé, ou l’emploi, exclusif ou combiné selon une modalité précise, de la synthèse et de l’analyse, de l’observation et de l’expérience, de l’induction et de la déduction dans l’étude des fonctions des êtres vivants. Concernant cette question, Canguilhem, poursuivant les réflexions naguère conduites par Claude Bernard (1813-1878) sur le sujet, a montré que la recherche physiologique a toujours procédé par l’institution d’expériences contrôlées 34 – ce qui ne veut pas dire qu’elle ait été à ses débuts une science expérimentale, car il y a loin d’expériences dispersées en physiologie, comme c’est le cas au 17e et 18e siècles, à une physiologie proprement expérimentale, telle qu’elle se constitue progressivement en France, sous l’égide de François Magendie, et en Allemagne, sous celle de Johannes Müller (1801-1858), à partir du second tiers du 19e siècle. Ceci vaut donc également pour la physiologie de l’époque classique, lors même que ceux, philosophes et savants, qui réfléchissaient alors sur sa méthode, affirmaient le contraire, tenaient la physiologie pour une pure science d’observation et subordonnaient formellement la connaissance des fonctions à la connaissance de la structure 35 .

Que voulons donc nous dire par « prédilection méthodologique » ? En l’occurrence, nous entendons l’élection d’un certain type de fonction au rang d’objet d’étude privilégié, dont les organes offrent quelque ressemblance d’ordre formel avec un objet technique (soient les fonctions de relation et spécialement les fonctions locomotrices et celles des sens externes) et, corollairement, d’un certain type d’organismes (soient les animaux à mouvements articulés, et spécialement les vertébrés) au rang de matériel privilégié, sinon même exclusif, de la recherche physiologique. C’est que les petits organismes relativement indifférenciés sur le plan morphologique se prêtent mal, du point de vue de leurs fonctions, à une explication analogique de ce type. Canguilhem notait à la suite de Max Scheler que « ce sont les vivants les moins spécialisés qui sont, contrairement à la croyance de mécanistes, les plus difficiles à expliquer mécaniquement, car toutes les fonctions sont chez eux assumées par l’ensemble de l’organisme. C’est seulement avec la différenciation croissante des fonctions et la complication du système nerveux qu’apparaissent des structures ayant une ressemblance approximative avec une machine 36  ». Dans le même esprit, l’éthologiste Jacob von Uexküll disait qu’ « une amibe est moins machine qu’un cheval 37  ». S’il est vrai en effet qu’on a d’abord cherché à comprendre la nature des fonctions de l’organisme en s’inspirant de ce que l’expérience technique humaine nous apprend quant à l’usage des outils et au fonctionnement des machines, l’on voit mal comment une telle option méthodologique aurait pu ne pas s’imposer historiquement, et l’on s’explique mieux pourquoi « l’anatomie du corps humain a d’abord dominé et inspiré la connaissance de ses fonctions 38  ». Comme le dit encore Canguilhem des organes et des fonctions qui font l’objet d’un examen anatomo-physiologique à l’époque classique :

‘« Il s’agissait de structures à l’échelle macroscopique et de fonctions initiales ou terminales de processus complexes, fonctions assimilables à l’usage humain d’instruments artificiels, évoqués par une figure superficiellement semblable. De la structure de l’œil, par exemple, on peut déduire quelques notions grossières de physiologie de la vision, à partir du moment où la construction et l’usage des appareils d’optique ont donné lieu à une théorie. Mais de la structure du cerveau, telle que la dissection au scalpel en donne la connaissance, il n’est pas possible de déduire quelque fonction que ce soit, puisqu’il n’existe pas d’objet technique ressemblant à un cerveau. 39  »’

La dernière remarque vaut aussi naturellement pour les glandes (foie, rate, pancréas, thyroïde, surrénales) et plus généralement pour la plupart des parties « molles » de l’organisme (humeurs, viscères, etc.). Pendant des siècles, les anatomistes ont eu beau les soumettre à examen, le fait est qu’ils n’en ont guère tirer d’enseignements physiologiques. La détermination des structures pouvait être fort avancée, la connaissance des fonctions restait pour ainsi dire au point mort, ou presque. Comme on pouvait s’y attendre, il en est résulté une certaine attitude discriminatoire de la part des physiologistes dans le choix de leurs objets d’étude. L’impossibilité radicale – plus encore que son insuffisance et son insuccès, qui supposent encore son application possible – du « point de vue anatomique 40  » appliqué à ces fonctions a favorisé leur subalternisation dans l’ordre de la recherche physiologique aux 17e et 18e siècles 41 .

Il convient cependant de ne pas exagérer les effets de ce tropisme méthodologique. L’histoire de la physiologie montre que l’usage d’un modèle technologique de l’organisme n’a pas eu dans le choix des fonctions le rôle discriminant majeur qu’on aurait pu lui prêter. Le champ d’investigation des physiologistes jusqu’au début du 19e siècle ne se limite évidemment pas aux groupes de fonctions dites de relation : motricité (contraction musculaire), soutien, fonctions des sens externes. Il y a une physiologie de la respiration (Joseph Priestley, Antoine Laurent de Lavoisier, Lazzaro Spallanzani) au 18e siècle, une physiologie de la circulation (William Harvey) dès le 17e siècle, moments où sont jetées les bases scientifiques de ces sous-disciplines. L’époque classique voit aussi l’émergence des premières études expérimentales de physiologie humaine et comparée consacrée au mécanisme de la digestion (Jean-Baptiste Van Helmont, Nicolas Sténon), aux fonctions des glandes internes (Descartes, Gian-Alfonso Borelli, Marcello Malpighi) 42 . Quoique ces études n’aient pas encore atteint à l’époque classique le « stade épistémologique » à partir duquel on peut leur appliquer sans réserve l’épithète de scientifique, elles attestent par leur existence de la précocité de l’intérêt des physiologistes pour des fonctions organiques dont le substrat anatomique n’offre pourtant aucune analogie avec quelque outil. Faut-il rappeler à ce propos que les deux premières découvertes capitales en physiologie, celle de la circulation du sang par Harvey (1628), celle du mécanisme chimique de la respiration par Lavoisier (1777-1790) 43 , concernent aussi les mécanismes de fonctions dites de la vie végétative (fonctions de nutrition) ? S’agissant de ces découvertes, on a pu démontrer la valeur heuristique nulle (pour la respiration) ou ambiguë (pour la circulation) de l’analogie technologique 44 . Dans ce dernier cas en effet, elle a été autant un obstacle qu’une hypothèse de travail féconde pour la découverte : l’idée d’une identité ou d’une similitude, sous le rapport de la fonction, du cœur et de la pompe d’une part, des valvules des veines et des portes d’écluses d’autre part, idée dont Harvey a su effectivement tirer profit pour la compréhension du mécanisme de la circulation sanguine, vient seulement en renfort d’arguments visant à réfuter l’antique idée que le sang dans les veines irrigue le corps comme l’eau canalisée irrigue le champ, c’est-à-dire d’une idée fondée précisément sur une autre analogie technologique, puisque l’identité de l’eau et du sang du point de vue de leur fonction (irrigation) est induite de la ressemblance entre les deux éléments du point de vue, sinon de leur forme, du moins de leur propriétés physiques (la liquidité).

Quant aux animaux sur lesquels on expérimente, les physiologistes ont tôt compris et exploité l’intérêt théorique, ou simplement pratique – faute souvent de pouvoir appliquer sur l’homme ou sur les gros mammifères comme le chien, les procédés et les techniques d’intervention traditionnelles (vivisection, ablation) – qu’ils pouvaient tirer de la diversité zoologique. Au 18e siècle, il n’est pas une famille de vertébrés dont quelque espèce ne soit objet d’expérimentation : batraciens (grenouilles, crapauds), reptiles (serpents), poissons (anguilles), oiseaux (poulet, pigeon, buse, dindon), mammifères (cochons d’Inde) 45 .

Ces faits historiques semblent réduire singulièrement la portée de l’affirmation selon laquelle l’utilisation du modèle technologique en biologie aurait eu pour effet d’induire une certaine prédilection méthodologique pour l’étude des fonctions de relation. Au vrai, ils eussent certainement été plus nets s’ils n’avaient été en quelque sorte contrebalancés par les effets contraires causés par un autre facteur déterminant de l’orientation de la recherche en physiologie : en clair, si la question du choix des fonctions et des sujets d’expérience en physiologie s’était posée en dehors de toute préoccupation d’ordre médical – ce qui évidemment n’est pas le cas. La collusion d’intérêt de la physiologie et de la médecine est ancienne et originaire. Elle se retrouve dans l’opposition traditionnelle physiologie-pathologie, qui suggère une différence d’accent du concept de physiologie, comme science du fonctionnement normal de l’organisme, par rapport à l’acception du concept sous-entendue dans la distinction, elle aussi traditionnelle, physiologie-anatomie. Du fait que la physiologie est à l’origine une discipline conçue comme entièrement au service de la médecine, enseignée par les médecins et exposée, jusqu’à la publication des Elementa physiologiae (1757-1766) de Haller, dans des traités de médecine, contrairement à l’anatomie, discipline plus ancienne 46 et qui a conquis son autonomie depuis que les naturalistes ont compris tout l’intérêt qu’elle pouvait présenter pour dresser des classifications rationnelles, il est logique que le choix des fonctions étudiées répondît en premier lieu à un souci d’ordre thérapeutique. Comme l’écrit Canguilhem, « l’intérêt spéculatif pour l’explication des mécanismes fonctionnels de l’organisme humain en état de santé s’est greffé sur l’intérêt plus vital, c’est-à-dire plus originaire, suscité par les maladies en tant que perturbations des fonctions de base : respiration, circulation, digestion, excrétions, sommeil, coordinations sensitivo-motrices. Ce sont les maladies qui attirent l’attention sur l’existence de fonctions que leur exercice régulier dérobe à la médecine 47  ». Il demeure que, hors l’hypothèse d’une croyance en la valeur explicative sur le plan physiologique du modèle technologique, on ne comprend pas la raison d’une prédilection certaine des physiologistes pour l’étude de fonctions (sens externes, contraction musculaire) se signalant moins au titre de leur intérêt pratique et médical qu’en raison de la ressemblance de leurs organes d’exécution avec des outils ou des pièces de machines. S’il est vrai qu’historiquement les choix de la recherche physiologique, sous le rapport des fonctions et des organismes étudiés, ne recoupent pas ceux qui auraient été faits si les inclinations méthodologiques induites de l’usage du modèle technologique n’avaient rencontré aucune résistance, le fait est qu’ils n’ont pas non plus toujours coïncidé, quand même ils en procédaient souvent, avec les priorités médicales. Et ce fait est déjà en soi significatif.

Notes
34.

C. Bernard, Leçons de physiologie expérimentale appliquée à la médecine, 2 vol., Paris, Baillière, 1855-56, t. 2, 1re leçon, pp. 1-21 ; G. Canguilhem : « L’expérimentation en biologie animale » (1949), in G. Canguilhem, La connaissance de la vie, op. cit., pp 17-39.

35.

De 1837 à 1841, Friedrich Burdach pouvait encore travailler à la réédition d’un traité encyclopédique de physiologie en six volumes, fruit de la collaboration des plus grands noms de la science allemande de l’époque (K. E. von Baer, E. Meyen, E. Meyer, J. Müller, G. Valentin, H. Rathke R. Wagner), intitulé : Traité de physiologie considérée comme science d’observation (Die Physiologie als Erfahrungswissenschaft, Leipzig, Voss), sans craindre semble-t-il de le faire passer avec un tel titre pour totalement archaïque. Il est vrai que la biologie d’outre-Rhin sortait alors à grand-peine de sa période romantique…

36.

G. Canguilhem : « Machine et organisme », op. cit., p. 118, n. 47. Le livre de Max Scheler auquel il est fait référence est La Situation de l’Homme dans le Monde, trad. Dupuy, Paris, Aubier, 1951. Lequel auteur écrit par exemple en effet : « La plante se prête, [...] non pas plus facilement, mais plus difficilement que l’animal à une explication mécanique de la vie (du moins en général). Car c’est seulement à mesure que dans la série animale, le système nerveux devient plus centralisé, que s’accroît aussi l’indépendance de ses réactions partielles – et que la structure du corps animal prend ainsi davantage une ressemblance approximative avec une machine. » (p. 29, souligné par l’auteur) – « Au point de vue physiologique [...], l’organisme est d’autant plus différent d’un mécanisme qu’il est plus simplement organisé. » (p. 35, souligné par l’auteur)

37.

Cité par G. Canguilhem : « La constitution de la physiologie comme science » (1963), inG. Canguilhem : Etudes d’histoire…, op. cit., p. 266.

38.

G. Canguilhem : « Physiologie », in Encyclopaedia Universalis, Paris, 1979, t. 14, p. 1075.

39.

Ibid.

40.

Le mot est de Claude Bernard, Leçons de physiologie expérimentale appliquée à la médecine, op. cit., p. 15.

41.

Cf. C. Bernard, Leçons de physiologie opératoire, Paris, Baillière, 1879, 5e leçon, pp. 78-101; Leçons de physiologie expérimentale…, op. cit., pp. 1-21.

42.

Sur tous ces points, cf. C. Singer, Histoire de la biologie, trad. Gidon, Paris, Payot, 1934, Partie III, chap. 10, pp. 384-415 ; G. Canguilhem : « Physiologie animale », in R. Taton (dir.), Histoire générale des sciences, Paris, PUF, 1969, 2e éd., 4 vol, t. 2 , pp. 619-47.

43.

Cf. W. Harvey, Exercitationes anatomicae de motu cordis et sanguinis circulatione, 1654, Rotterdam, Leers ; P. S. de Laplace : « Mémoire sur la chaleur », Mémoires de l’Académie des sciences, Paris 1780 ; A. L. de Lavoisier et A. Seguin : « Premier mémoire sur la respiration des animaux », Mémoires de l’Académie des sciences, Paris, 1789 ; « Premier mémoire sur la transpiration des animaux », Mémoires de l’Académie des sciences, Paris, 1790.

44.

Cf. G. Canguilhem : « L’expérimentation en biologie animale » (1951), in G. Canguilhem, La connaissance de la vie, op. cit., pp. 24-25. Pour une relativisation de la portée de ces analogies comparées aux arguments fournis par les faits expérimentaux (débits sanguins, rythme du pouls, etc.) dans la démonstration de Harvey, cf. G. Canguilhem : « La constitution de la physiologie comme science » (1963), op. cit., pp. 227-28 ; « Pathologie et physiologie de la thyroïde au 19e siècle » (1958), in G. Canguilhem, Etudes d’histoire…, op. cit., pp. 308.

45.

Pour tous ces renseignements concernant l’histoire de la physiologie au 17e et 18e siècles, cf. G. Canguilhem : « Physiologie animale », op. cit. ; G. Canguilhem : « La constitution de la physiologie comme science. », op. cit., pp. 226-73 ; C. Singer, Histoire de la biologie, op.cit., pp. 384-415.

46.

Les historiens s’accordent à voir dans le De Humani corporis fabrica (1543) d’André Vésale (1514-1564) l’acte de naissance de l’anatomie moderne. Comparée à l’anatomie, la physiologie, à laquelle William Harvey (1578-1657), dans ses Exercitatio anatomica (1661), a donné ses lettres de noblesse scientifique, par sa découverte capitale du mécanisme de la circulation du sang, est une science relativement jeune.

47.

G. Canguilhem : « Physiologie », in Encyclopaedia Universalis, op. cit., p. 1076.