Indices dans les concepts et les définitions d’usage

Mais c’est surtout au niveau théorique des définitions de la physiologie et de sa méthode, et, corollairement, au niveau épistémologique, quant au statut épistémologique (inférieur) qu’on assigne à cette discipline par rapport à l’anatomie, que se traduit l’attrait exercé par le modèle technologique en biologie. Jusqu’au deuxième tiers du 19e siècle, moment de la constitution de la théorie cellulaire qui jette les fondements (anatomiques) d’une physiologie générale, d’une physiologie des phénomènes généraux de la vie dont les éléments anatomiques (les cellules) sont le siège, la physiologie restera comprise comme la science de l’usage des parties anatomiques, un discours de usu partium 48 , conformément à la définition qu’en avait déjà donné un des maîtres de la médecine antique, Claude Galien (129-201 apr. J.C.). A s’en tenir aux seuls traités généraux d’anatomo-physiologie humaine parus en français au 17e et 18e siècles, la liste est déjà longue d’ouvrages dont le titre montre clairement la filiation galénique : De l’harmonie et usage des parties du corps humain (Lyège, 1591) ; Nouvelle description anatomique de toutes les parties du corps humain, et de leurs usages (Bourdon, 1687) ; Traité de l’usage des parties, dans lequel on explique les fonctions du corps humain (Verduc, 1696) ; Recherche analytique de la structure des parties du corps humain, où l’on explique leur ressort, leur jeu et leur usage (Besse, 1701) ; L’anatomie, avec des essais de physique sur l’usage des parties du corps humain (Heister, 1724) ; Abrégé de l’anatomie du corps humain, où l’on donne une description courte et exacte des parties qui le composent, avec leurs usages (Verdier, 1734) ; Tables anatomiques dans lesquelles on explique en peu de mots la structure et l’usage du corps humain et de toutes ses parties (Kuim, 1734) ; Eléments de physiologie, ou traité de la structure et des usages des différentes parties du corps humain (Haller, 1769) 49  ; etc. Sous ce rapport non plus, il n’y a pas de différence essentielle entre l’ancienne physiologie de style aristotélicien et galénique, et la physiologie moderne qui débute avec les travaux de Descartes et Harvey. Voici ce que pouvait encore dire au milieu du 18e siècle Albrecht von Haller (1708-1777), le plus illustre physiologiste de son temps, dans l’avant-propos de ses Eléments de physiologie:

‘« On aura peut-être à m’objecter que cet ouvrage est purement anatomique, mais la physiologie n’est-elle pas l’anatomie en mouvement ? [anatomia animata] 50 »’

Il est vrai que cette définition de la physiologie comme anatomie animée, anatomia animata, ne stipule pas que le « mouvement » des parties est orienté ou finalisé, comme l’est par définition un usage, pour reprendre la terminologie galénique de la fonction. Cette absence de spécification ne signifie pas pourtant qu’il y ait une différence réelle entre les deux concepts, ancien et moderne, de fonction physiologique. Etant donné d’une part que le « mouvement » diffère selon la partie considérée, que d’autre part les parties sont fort dissemblables morphologiquement, comme le révèle l’examen anatomo-physiologique, l’on est amené à établir un lien entre la forme des parties organiques et la nature de leur « mouvement ». Etant donné qu’un tel lien existe aussi entre la forme et la fonction d’un objet technique, dans un domaine où l’on a cette fois l’avantage de connaître la fonction, comment résister à l’utilisation, en physiologie, du modèle technologique pour déterminer les fonctions non encore élucidées ? En sorte que la réponse au problème de la spécificité fonctionnelle des parties organiques se trouve cherchée derechef du côté de la solution conceptuelle usuelle dont nous instruit l’expérience technique, savoir la solution de la finalité. La fonction d’une partie, c’est bien encore la réalisation d’une fin du tout, fin identifiable à celle remplie par un objet technique qui lui ressemble morphologiquement. La position du problème physiologique n’est donc en rien changée.

La différence entre les deux définitions une fois posée, en ce que la moderne omet de préciser la nature intrinsèque du rapport entre finalité et fonction, reste l’idée fondamentale qu’il n’est pas d’activité physiologique qui ne soit au service de quelque fin du tout – que le caractère finalisé du mouvement des parties, c’est-à-dire l’assimilation du concept physiologique de fonction au concept technique d’usage, soit reconnu explicitement ou non dans la définition. En concédant que la physiologie est une anatomie animée, on reconduit nécessairement l’idée que l’intérêt physiologique de chaque partie tient exclusivement au rôle qu’elle joue dans l’économie générale de l’organisme, que l’activité déployée par chacune au service du tout en épuise la signification physiologique. Autrement dit encore, c’est seulement quand les parties anatomiques sont, comme dit Haller, « en mouvement » – ce qui suppose en théorie qu’elles peuvent ne pas l’être (au moins certaines d’entre elles) –, mouvement nécessité par quelque fin de l’organisme à réaliser, que peut débuter l’analyse physiologique.

La fonctionnalité des parties continue donc à se confondre avec leur utilité pour le tout organique. Les parties ne fonctionnent pas pour elles-mêmes ; elles n’ont pas d’activité physiologique intrinsèque, de métabolisme propre, pour parler en termes modernes. Leur fonctionnement se réduit au rôle qu’elles jouent dans l’économie générale. La physiologie définie comme anatomia animata reconduit les concepts de fonction et de partie utilisés dans la définition traditionnelle comme science de usu partium. Un modèle technologique persiste bien au principe de la connaissance des fonctions, qui fait de la physiologie une science des usages. Lors même qu’on introduit dans la doctrine, comme le fit Haller à la suite de Francis Glisson (1596-1677) et de Georg Ernst Stahl (1660-1734), le concept de propriété spécifique des tissus (sensibilité des nerfs, irritabilité des muscles, contractilité du tissu conjonctif), l’idée n’est pas conçue de dissocier les concepts de fonction et d’usage (ou d’utilisation), et de poser le problème de l’objet physiologique (la fonction) autrement que sous la forme d’une problématique du moyen et de la fin.

De la définition de la physiologie comme science des usages des parties on passe aisément à celle de sa méthode, tenue pour purement déductive. La physiologie serait méthodologiquement, pour reprendre une formule célèbre, une déduction anatomique. Dire que la connaissance physiologique se « déduit » de l’observation anatomique, c’est affirmer que l’examen des formes organiques est la condition nécessaire et suffisante à la détermination des fonctions. Conséquence importante donc du point de vue épistémologique : cette théorie consacre l’hétérénomie de la physiologie, la subordination logique de la physiologie à l’anatomie. Tant il est vrai qu’on ne peut reconnaître la possibilité de déduire la fonction de la structure sans subordonner du même coup la connaissance physiologique à celle des formes.

Or il s’avère que la déduction anatomique est une représentation tout à fait inexacte, une définition impropre à caractériser la pratique de la recherche, comme l’a une fois pour toutes montré Claude Bernard dans ses déjà citées Leçons de physiologie expérimentales appliquée à la médecine (1855-56). Mais s’il est désormais clair qu’elle n’a jamais été pratiquée dans les faits, ce n’est que fort tardivement qu’elle fut abandonnée comme théorie méthodologique. Son caractère illusoire ne l’a pas empêchée de recueillir l’assentiment implicite ou explicite de la plupart des physiologistes jusqu’au début du 19e siècle et de recevoir l’onction académique, puisque aussi bien elle figure en bonne place dans l’introduction des traités généraux et des manuels d’enseignement, lors même qu’elle est signalée au titre de simple définition d’usage 1 . Elle fit suffisamment longtemps autorité pour que Claude Bernard, méditant sur les problèmes de méthodologie débattus dans sa discipline à la lumière de sa propre pratique d’expérimentateur, ait jugé nécessaire encore dans les années 1850 de revenir longuement sur la question et de développer une argumentation en bonne et due formepour réfuter définitivement le concept. Et le physiologiste de commencer sa réflexion par un regret, celui que :

‘« …cette tradition d’anatomie soi-disant physiologique se trouve encore aujourd’hui dans les thèses des Facultés, dans les sujets de concours toujours posés ainsi : Anatomie, physiologie d’un organe, comme si la seconde se déduisait de la première. 51  »’

Chacun sait que l’enseignement académique d’une discipline retarde sur son état d’avancement. Mais la persistance de tels usages, à l’heure où la physiologie est en train de gagner son autonomie statutaire et institutionnelle et de devenir une science de laboratoire à part entière, en dit tout de même long sur la force symbolique du « préjugé anatomique ».

Notes
48.

C. Galien, « De l’utilité des parties du corps humain [De usu partium corporis humani]», trad. Daremberg, in C. Galien, Œuvres médicales choisies, prés. A. Pichot, Paris, Gallimard, 1994, 2 vol., t. 1.

49.

J. Lyège, De l’harmonie et usage des parties du corps humain (1591), Paris, Champion, 1911 ; A. Bourdon, Nouvelle description anatomiques de toutes les parties du corps humain, et de leurs usages, Paris, d’Houry, 1671 ; J. B. Verduc, Traité de l’usage des parties, dans lequel on explique les fonctions du corps humain par des principes très clairs, fondés sur des observations de pratiques et sur ce qu’il y a d’incontestable dans l’anatomie moderne, Paris, d’Houry, 1696, 2 vol. ; J. Besse, Recherche analytique de la structure des parties du corps humain, où l’on explique leur ressort, leur jeu et leur usage, Toulouse, Camusat, 1701, 2 vol. ; L. Heister, L’anatomie, avec des essais de physique sur l’usage des parties du corps humain, trad. Sénac, Paris, Vincent, 1724 ; C. Verdier, Abrégé de l’anatomie du corps humain, où l’on donne une description courte et exacte des parties qui le composent, avec leurs usages, Paris, Le Mercier, 1734 ; J. A. Kuim, Tables anatomiques dans lesquelles on explique en peu de mots la structure et l’usage du corps humain et de toutes ses parties, trad. Marruet, Waesberge, Jansson, 1734.

50.

A. Haller : Elemens de Physiologie, trad. Bordenave, Paris, Guillyn, 1769, IX.

1.

C’est ainsi par exemple que Jean Lyège définissait la physiologie, à la fin du 16e siècle (1591), dans l’avant-propos de son traité De l’harmonie et usage des parties du corps humain (op. cit.) : « Mon dessein n’est pas tant d’y traiter [dans cet ouvrage] des parties sensibles qui forment le corps de l’homme, que d’en expliquer les ressorts, l’action et l’usage comme une suite nécessaire de leur structure et de leur disposition. » (p. 4, souligné par nous) – On retrouve, plus ou moins explicitée, cette idée d’une connaissance des fonctions fondée sur l’observation de leurs formes dans les autres traités que nous avons cités supra (n. 1, p. 49). Ou encore dans l’Anatomie de Winslow, auquel se réfère souvent Haller dans ses Eléments de physiologie : « Je me sers du titre d’Exposition Anatomique de la Structure du Corps Humain, parce que j’expose simplement cette Structure comme je l’ai trouvée, par des dissections fréquemment et différemment réitérées. Je ne m’étends pas beaucoup sur les usages. Quelquefois j’en indique seulement ceux qui me paraissent le mieux fondés sur la Structure connue ; et quelquefois je n’en parle point du tout, n’en étant pas assez sûr. » (J. B. Winslow, Exposition anatomique de la structure du corps humain, Paris, Desprez, 1732, souligné par nous)

51.

C. Bernard, Leçons de physiologie expérimentale appliquée à la médecine, op. cit., 1re leçon, p. 4.