Vraie induction et fausse déduction

Si la « déduction anatomique » est une illusion, c’est parce qu’en aucun cas la connaissance de la structure d’un organe ou d’un appareil ne suffit, en tant que telle, à en établir la fonction. Il faut en outre y adjoindre la connaissance de l’usage des formes évoquées en raison de leur ressemblance avec celle dont on cherche à déterminer la fonction. Or quelles sont les formes ressemblant (superficiellement) à celles des organes dont on puisse savoir l’usage, sinon celles des outils, des pièces de machines, c’est-à-dire des produits de l’art et de l’industrie ? Autrement dit, quand on pense déduire la fonction d’un organe à partir de sa forme, on ne fait qu’induire d’une analogie de forme entre un organe et un outil une identité quant à leur fonction. « La déduction anatomo-physiologique, dit Canguilhem, recouvre toujours une expérimentation 52 », lors même que l’expérience mobilisée par le physiologiste n’est pas une expérience de physiologie mais une expérience technique le plus souvent tout à fait commune : « La connaissance des fonctions de la vie a toujours été expérimentale, même quand elle était fantaisiste et anthropomorphique 53  ». Ce pourquoi cette conception méthodologique est une illusion : car la déduction anatomique, c’est en fin de compte le concept paradoxal d’une physiologie non référée à l’expérience.

Cette induction dissimulée sous le couvert d’une déduction anatomique n’a pas eu en outre historiquement l’efficacité heuristique qu’on lui a souvent prêtée ; elle a pu même se révéler à maintes occasions contre-productive. Son utilisation dépend en effet de la possibilité de disposer dans l’arsenal des techniques d’un objet de forme correspondante à celle de l’organe dont on cherche à établir la fonction, ce qui implique que ce dernier soit déjà suffisamment défini et caractérisé du point de vue géométrique – ce qui n’est pas le cas, encore une fois, pour nombre de parties anatomiques (nerfs, cerveau, glandes, etc.). Moyennant quoi, la pseudo-déduction anatomique ne s’avère être applicable à la limite que dans quelques cas isolés. Pour le reste, c’est-à-dire pour la grande majorité des propriétés et des fonctions dont le siège anatomique n’a pas d’analogue dans l’univers des objets techniques, il faut bien convenir que la « déduction anatomique » est absolument sans utilité heuristique. Elle n’a été par exemple d’aucun secours dans la découverte des propriétés distinctives des muscles et des nerfs (Haller, 1757-66), ou dans celle, à tous égards capitale, de la double fonction, sensitive et motrice, des nerfs rachidiens (Bell, 1811 ; Magendie, 1822) 54 . En 1856, Claude Bernard notait l’existence d’organes dont l’anatomie était connue dans le détail sans que leur fonction le soit. Et il citait comme exemples les glandes surrénales, la rate, la thyroïde, le cerveau 55 . Façon d’illustrer les limites du « point de vue anatomique » appliqué à l’analyse des fonctions biologiques.

D’autre part, si la « déduction anatomique » a pu effectivement contribuer dans une certaine mesure à la découverte de quelques fonctions (exemples : des analogies du fémur avec un levier, de la vessie et de l’estomac avec un réservoir, de la vertèbre avec une charnière, de la veine et de l’artère avec un canal, de la nageoire caudale avec une godille, on a pu tirer quelques informations exactes sur leur fonction), elle a aussi conduit à des erreurs manifestes d’appréciation et freiné ce faisant les progrès de la physiologie. Soit que l’objet technique évoqué grossièrement par la forme anatomique dont on cherchait à déterminer la fonction suggéra une représentation purement et simplement fausse de son mécanisme. Soit qu’elle fit obstacle à la compréhension et donc à la recherche de faits expérimentaux dont la signification était contraire à ses principes. C’est un fait démontré aujourd’hui qu’il existe des structures très semblables (même au niveau microscopique) qui n’ont cependant pas la même fonction (exemple : le pancréas et les glandes salivaires) ; et inversement qu’il existe des structures fort dissemblables qui remplissent pourtant la même fonction (par exemple la contractilité, qui est une propriété commune aux fibres musculaires lisses et striées ; la respiration, qui peut se faire par voie cutanée, branchiale ou pulmonaire, etc.). La pathologie, l’embryologie et la tératologie expérimentales ont d’ailleurs confirmé la généralité des phénomènes de vicariance fonctionnelle (une fonction est remplie par plusieurs organes) et de suppléance organique d’une part, de polyvalence organique (un organe remplit plusieurs fonctions) d’autre part, établis par les physiologistes : des lésions organiques ne conduisent pas nécessairement aux dysfonctionnements correspondants supposés, qu’ils apparaissent en défaut (exemple de l’hémiplégie droite chez l’enfant qui n’entraîne pas d’aphasie) ou en excès (exemple de la gastrectomie qui cause, outre des problèmes prévisibles de digestion, d’insoupçonnables troubles de l’hématopoïèse) ; l’œuf se révèle pratiquement totipotent aux premiers stades de l’ontogenèse puisqu’il poursuit un développement normal malgré certaines altérations considérables de sa structure ; il n’est pas préformé mais se différencie fonctionnellement et morphologiquement de façon progressive (épigenèse). – Autant d’enseignements qui contredisent le postulat, impliqué dans le raisonnement inductif, du caractère essentiel de l’ordre des parties, ou pour le dire en termes plus modernes, de la non permutabilité des parties dans le tout vivant. Autant de faits dont la démonstration expérimentale fut retardée parce que leur signification s’accordait mal avec les présupposés de la « méthode anatomique ».

Un extrait des Leçons de physiologie expérimentale appliquée à la médecine, de Claude Bernard, nous servira de récapitulatif de l’ensemble des points précédents :

‘« Pourquoi, dira-t-on, la seule inspection anatomique n’a-t-elle rien appris sur les propriétés des nerfs et du cerveau, et pourquoi est-ce par l’expérimentation seulement qu’on a pu aborder les fonctions de ces parties ; tandis que pour l’estomac, la vessie, les vaisseaux, les valvules, les os, etc., la seule inspection anatomique a suffi pour déduire les usages des organes sans qu’on ait eu besoin, pour ainsi dire, d’expérimentation sur le vivant ?’ ‘Dans les deux circonstances, Messieurs, l’observation et l’expérimentation ont été les sources de nos connaissances, car nous n’acquérons jamais aucune notion dans nos sciences par une autre voie. Seulement, dans le second cas, on a été victime d’une illusion : on a cru inventer et découvrir, et l’on n’a fait qu’appliquer à l’anatomie des connaissances venues d’ailleurs. On a rapproché des formes analogues et l’on a induit des usages semblables. Ainsi on savait déjà, par des connaissances acquises expérimentalement dans les usages de la vie, ce que c’était qu’un réservoir, qu’un canal, qu’un levier, qu’une charnière, quand on a dit, par simple comparaison, que la vessie devait être un réservoir servant à contenir des liquides, que les artères et les veines étaient des canaux destinés à conduire des fluides, que les os et les articulations faisaient office de charpente, de charnières, de leviers, etc.’ ‘Ce qui prouve ce que je viens de dire, c’est que les choses ont été bien différentes quand on s'est trouvé en face de parties comme la rate, le cerveau, les fibres nerveuses, dont les formes n’avaient point leur représentant, en dehors de l’organisme, dans les produits de l’industrie humaine. Tous les efforts des anatomistes ont été impuissants pour dire à quoi pouvaient servir ces organes. Il n’y avait qu’un moyen d’y arriver, c’était de les voir fonctionner et d’analyser expérimentalement leurs phénomènes sur le vivant. [...]’ ‘Tout ceci, Messieurs, signifie une chose que personne ne contestera, c’est que les propriétés de la matière, qui n’en sont que les fonctions, ne sauraient nous être dévoilées que par l’observation et l’expérimentation. L’induction nous met sur la voie, quand nous trouvons dans ce que nous étudions des caractères communs avec des choses déjà connues expérimentalement. Mais, dans le cas contraire, la déduction est radicalement impossible. Il faut forcément recourir à l’expérimentation, et c’est justement pour cela qu’on a appelé ces sciences, sciences expérimentales. 1 »’

Du point de vue de notre problème, il vaut la peine de s’interroger sur la persistance historique de cette illusion d’une « déduction anatomique » – déduction qui ne l’est donc que de nom, puisque aussi bien elle n’offre pas les conditions formelles d’un vrai syllogisme sous le rapport de sa structure logique 56 . Comment expliquer cet écart chez les savants, physiologistes anatomisants selon le mot de Bernard, entre la pratique et la théorie méthodologiques, sinon par leur méconnaissance du rôle de modèle qu’ils font jouer à l’opération technique lorsqu’ils cherchent à déterminer les fonctions vivantes ? Une illusion aussi profonde et aussi persistante sur la nature de leur propre démarche intellectuelle ne montre-t-elle pas à quel point ils sont inconscients de l’usage qu’ils font du modèle technologique dans l’investigation des fonctions ? Son emploi a pour conséquence, on l’a vu, la réduction de la méthode physiologique à ce qui se révèle être en fait une induction anatomique. Pourquoi les savants n’en ont-ils point pris acte dans la théorie et ont-ils accrédité au contraire l’idée de déduction anatomique ? Dans le cas d’un usage réfléchi ou conscient du modèle, n’auraient-ils pas tiré logiquement l’idée que la physiologie est méthodologiquement une induction (et non une déduction) anatomique ? Parler de déduction anatomique revient au fond à prêter à la connaissance de la forme de l’organe la vertu cognitive que seule peut fournir la connaissance de la fonction de l’instrument qui lui ressemble. Si l’usage semble coller pour ainsi dire à ce point à la structure de la partie anatomique qu’on croit suffisant d’observer celle-ci pour déterminer celui-là (par déduction), n’est-ce point parce que l’idée n’est pas présente qu’on est en train d’utiliser ce faisant un modèle (technologique) impliquant volens nolens une certaine référence à l’expérience ?

*

* *

Comme il arrive souvent dans l’histoire des idées, c’est au moment où ce modèle entre en crise qu’on en découvre la portée et les implications dans la théorie et la pratique anatomo-physiologique. L’objectivation de son usage va aller de pair avec sa problématisation au cours du 19e siècle, au fur et à mesure que s’étend et s’affermit le sentiment d’une rupture avec la façon traditionnelle de poser le problème du tout et de la partie en biologie, rupture provoquée par la théorie cellulaire, dont les confirmations, venues de bien des horizons – anatomie, pathologie, embryologie, physiologie –, ne cessent de s’accumuler à partir du deuxième tiers du 19e siècle. Une fois posé que l’organisme est composé essentiellement de cellules et que ces parties ne sont pas (ou pas seulement) des instruments au service de l’organisme, le débat – vieux débat de philosophie biologique – est à nouveau ouvert s’agissant de savoir comment il faut comprendre alors le rapport de la partie et du tout organiques. Il est ouvert parce que la solution traditionnelle, en quoi consiste précisément le modèle technologique du vivant, n’est plus satisfaisante. Parce que cette « solution » est corrélative d’une certaine position du problème dont le postulat fondamental (l’instrumentalité des parties) n’est pas compatible avec les nouveaux principes de l’anatomie générale, et par suite jugée dorénavant irrecevable.

Mais la réponse qui lui sera apportée n’intéresse plus seulement la philosophie biologique. Elle importe aussi à la philosophie sociale et politique. Reformulée dans les termes imposés par la théorie cellulaire, la position du problème du tout et de la partie dans l’organisme va s’avérer en effet identique à la problématique du tout et de la partie dans la société. D’où l’intérêt de retracer, dans le cadre d’une recherche généalogique du concept d’intégration en science sociale, cette histoire des effets de la théorie cellulaire sur la formation de cette nouvelle problématique, de suivre les péripéties d’une aventure au terme de laquelle le philosophème de l’instrumentalité des parties est abandonné au profit de l’idée d’individualité des parties, et une conception relativiste se voit substituée à la conception absoluiste traditionnelle de l’individualité. La théorie cellulaire impose de redistribuer les cartes du jeu de l’organisation vivante, et de recommencer une partie de philosophie biologique dont rien ne prouve qu’elle ne sera pas cette fois sans issue. C’est cette nouvelle donne qu’il s’agit désormais d’analyser, si l’on veut être en mesure de comprendre les contraintes qui ont poussé les biologistes à élaborer une réponse inédite au défi renouvelé, à vrai dire moins scientifique que philosophique, posé par l’organisation vivante, et la raison de son importation dans le champ de la philosophie politique et sociale.

Notes
52.

G. Canguilhem : « L’expérimentation en biologie animale » (1951), in G. Canguilhem, La connaissance de la vie, op. cit., p. 20.

53.

Ibid., p. 24.

54.

C. Bell, Idea of a new Anatomy of the Brain, London, Rees, 1811 ; F. Magendie, « Expériences sur les fonctions des racines des nerfs rachidiens », Journal de physiologie expérimentale et de pathologie, n° 2, 1822, pp. 276-79.

55.

« A quoi ont servi, par exemple, les dissections les plus minutieuses du cerveau ou de la rate, du corps thyroïde, des capsules surrénales, etc. ? Sylvius, Varole, et tant d’autres, ont disséqué le cerveau, y ont attaché leur nom, mais ont-ils connu pour cela les propriétés ou les usages des parties qu’ils décrivaient ? Aucunement. Ces grands anatomistes ont-ils donné à ce sujet autre chose que des opinions, déduites des comparaisons les plus grossières, mais sans aucune espèce de valeur réelle ? » (C. Bernard, Leçons de physiologie expérimentale…, op. cit., p. 5)

1.

Claude Bernard, Leçons de physiologie expérimentale…, op. cit., pp. 5-8 (souligné par l’auteur).

56.

Selon la définition qui lui est donnée en logique, un syllogisme simple (ou catégorique) présuppose : 1) une relation d’identité (a = b) ou d’appartenance (a inclut b) entre les termes mise en rapport dans les prémisses ; 2) la valeur apodictique des propositions majeures et mineures. Autrement dit, une « déduction anatomique » supposerait, d’une part l’affirmation dans la majeure d’une relation sur le modèle de celle qui lie l’espèce au genre (exemple : « la vessie est un réservoir »), et non simplement une relation d’analogie formelle (« la vessie ressemble morphologiquement à un réservoir ») ; d’autre part que la valeur de la proposition mineure (« le réservoir est l’instrument qui sert à contenir du liquide ») soit catégorique et non hypothétique. Ces deux conditions n’étant pas remplies, l’affirmation (« la vessie est un instrument qui sert à contenir du liquide ») ne se « déduit » pas à proprement parler des deux propositions précédentes, et par conséquent ne s’impose pas avec la même force logique que la conclusion d’un syllogisme. Cf. sur ce point J. Tricot, Traité de logique formelle (1928), Paris, Vrin, 1973, 3e éd., 5e Partie, Livre I, pp. 189-207.