1. Le double principe de la théorie cellulaire

Découverte ou théorie ?

La notion de cellule est l’exemple même, comme il en est quelques-unes dans l’histoire des sciences 1 , d’une notion dont l’origine est purement théorique alors qu’elle nous paraît procéder d’une découverte. La cellule semble constituer au premier abord une donnée morphologique qui s’impose à l’observation, dès lors qu’on dispose du microscope ou de quelque instrument d’optique équivalent. Quoi de plus évident et empirique « apparemment » qu’une cellule ? Celles-ci ne tombent-t-elle pas manifestement sous le sens à partir du moment où les moyens techniques sont donnés de les observer 2 ? Si tel est le cas, la théorie cellulaire est mal nommée, ou du moins ne mérite pas plus que n’importe quelle catégorie morphologique son nom un peu grandiloquent de « théorie ». Mais c’est se fourvoyer complètement sur la signification fondamentale de la théorie cellulaire que de la réduire à une simple notion de morphologie descriptive.

Si la cellule n’est qu’une donnée de type morphologique imposant son évidence à quiconque prend la peine d’observer la structure microscopique des êtres vivants, quelles que soient ses idées sur la structure fondamentale de ces êtres, l’histoire de la cytologie se réduit au récit de l’accumulation progressive et continue de données observationnelles et expérimentales relatives à l’objet empirique « cellule », consécutive à sa découverte à une date qui doit logiquement coïncider approximativement avec celle de l’apparition des premiers microscopes permettant de distinguer et de décrire la structure cellulaire. Elle n’est pas l’histoire de la formation laborieuse d’une notion faisant rupture avec les représentations théoriques dominantes, d’une conceptualité provocatrice pour le savoir existant. L’histoire de la cytologie est une histoire pacifiée, non une histoire polémique au sens où l’entendait Bachelard 1 .

Cette interprétation empiriste a été réfutée par les études sus-citées de Klein et de Canguilhem, qui ont marqué un tournant décisif dans l’historiographie de la théorie cellulaire. On peut avancer sans crainte d’être démenti que jusqu’alors les historiques de la théorie cellulaire étaient pour l’essentiel composés par des biologistes ou des médecins dans le but de servir de chapitre introductif dans des manuels ou des traités d’anatomie générale essentiellement : cadre qui se prête malaisément à la discussion et à la critique historiographiques. Ils n’étaient pas le prétexte ou l’occasion d’une réflexion épistémologique générale quant aux rôles respectifs de la théorie et de l’observation dans le progrès de la connaissance scientifique. C’est ainsi qu’une historiographie minorant systématiquement la contribution des purs spéculateurs à l’édification de la théorie cellulaire en vertu du principe positiviste sous-jacent qu’il n’est pas de place pour la disgression philosophique ou métaphysique dans la découverte et la formation des concepts scientifiques a pu être reconduite paradoxalement par des auteurs qui reconnaissaient pleinement la portée révolutionnaire de cette théorie en biologie.

C’est ce principe implicite de l’historiographie traditionnelle que contredisent les thèses de Klein que voici, thèses qui ont depuis été confirmées par des travaux plus récents 2  : 1° la théorie cellulaire trouve ses origines dans les spéculations des Naturphilosophen allemands du premier tiers du 19e siècle, non dans les observations des micrographes attestées dès la fin du 18e siècle ; 2° loin de s’imposer sans problème, elle est contestée dans ses principes essentiels, en France notamment, par des histologistes réputés (comme Charles Robin) jusque tard dans le 19e siècle, pour des raisons au vrai moins empiriques (l’existence de faits révélés par l’observation microscopique qui infirmeraient la théorie) qu’idéologiques (l’influence de la philosophie anatomique positiviste sur la pensée biologique et médicale en France). Autrement dit, le microscope, le facteur technique, ne constitue pas une condition de possibilité de la théorie mais seulement une condition de sa validation. Ce qui est à l’origine de la théorie cellulaire, c’est une idée (ou des idées), et même une idée qui, chez ses premiers formulateurs, n’a guère ou pas stimulé de recherches positives, est restée à l’état de pure conjecture, de pure spéculation. Il n’y a donc pas de paradoxe dans le fait que l’usage des premiers microscopes composés ait précédé de plus d’un siècle et demi l’édification de la théorie cellulaire. Dès le dernier tiers du 17e siècle, des microscopes suffisamment puissants existaient en effet, qui permirent à certains savants d’observer et de décrire la structure cellulaire de parenchymes végétaux 1 . Et pourtant leurs analyses ne laissent rien pressentir et ne contiennent aucun des éléments notionnels constitutifs de la théorie cellulaire. C’est que la notion morphologique que renferme par exemple l’expression de « tissu cellulaire », employée par les anatomistes et les physiologistes du 18e siècle et par quoi l’on désigne d’ordinaire en zoologie le tissu conjonctif intermédiaire entre les organes – notion qui est bel et bien morphologique puisqu’elle définit une formation histologique spécifique se distinguant par un certain nombre de propriétés structurales, et dans une moindre mesure physiques et chimiques –, n’est pas la théorie cellulaire, qui renferme, elle, une notion d’anatomie fondamentale.

Notes
1.

Il en va de même pour l’atomisme en physique. Gaston Bachelard a montré comment la représentation de l’atome en physique au cours de la première moitié du 20ème siècle avait été progressivement rectifiée et intellectualisée jusqu’à perdre toute espèce d’analogie avec la perception sensible et familière d’un corps solide. Cf. G. Bachelard, L’activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris, PUF, 1951, chap. 3.

2.

Cette illusion sur le véritable caractère de la théorie cellulaire a été fortement soulignée par Georges Canguilhem : « Ce sont les yeux de la raison qui voient les ondes lumineuses, mais il semble bien que ce soient les yeux, organes des sens, qui identifient les cellules d’une coupe végétale. La théorie cellulaire serait alors un recueil de protocoles d’observation. L’œil armé du microscope voit le vivant macroscopique composé de cellules comme l’œil nu voit le vivant macroscopique composant de la biosphère. Et pourtant le microscope est plutôt le prolongement de l’intelligence que le prolongement de la vue. » (G. Canguilhem : « La théorie cellulaire », op. cit., pp. 47-48)

1.

Cf. les exemples de théories polémiques en physique, en chimie et en logique donnés par Gaston Bachelard dans La philosophie du non (1940), Paris, PUF, 1994, chap. 3, 4 et 5.

2.

Cf. J. R. Baker : « The Cell-Theory : a Restatement, History and Critique », Quarterly Journal of Microscopical Science, t. 89, 1948, pp. 103-25 et t. 90, 1949, pp. 87-108 ; M. Klein : « A la recherche de l’unité élémentaire des organismes vivants : Histoire de la théorie cellulaire » (1959) ; « Claude Bernard et la Philosophie de la nature » (1965), in M. Klein, Regards d’un biologiste, op. cit., pp. 87-114 et 149-154, respectivement ; A. Albarracin Teulon, La teoria celular. Historia de un paradigma, Madrid, Alianza Editorial, 1983 ; V. Host : « Aperçu sur l’histoire de la théorie cellulaire », in A. Giordan(dir.), Histoire de la biologie, Paris, Lavoisier, 1987, 2 vol., t. 2, pp. 1-63 ; F. Duchesneau : « Définition de l’organisation et théorie cellulaire », Revue Philosophique, n° 4, oct.-déc. 1975, pp. 401-30 ; Genèse de la théorie cellulaire, Paris, Vrin, 1987, Introduction, pp. 9-19 ; « Cellule », in D. Lecourt (dir.), Dictionnaire d’Histoire et de Philosophie des Sciences, Paris, PUF, 1999, pp. 151-56.

1.

Sur l’origine et le développement de la technique microscopique au 17e siècle, cf. C. Singer : « The dawn of microscopical discovery », in Journal of the Royal Microscopical Society, 1915, pp. 317-340 ; Histoire de la biologie, op. cit., pp. 150-76.