L’énoncé des principes

Qu’est ce que la théorie cellulaire ? Dans la formulation qu’en a donnée Virchow en 1858 dans sa Cellular Pathologie et qui en constitue la forme orthodoxe, la version maximaliste en quelque sorte – donc sans les critiques et les limitations d’extension qu’on lui apportera ultérieurement au 20e siècle (et qui, partant, ne nous intéressent pas) –, la théorie cellulaire c’est l’affirmation de deux principes ou axiomes, résumés lapidairement par le physiologiste Alfred Dastre, élève de Claude Bernard : « tout est cellule, tout vient d’une cellule initiale 1  ». En d’autres termes :

1° Un principe relatif à la composition des organismes : à savoir que tout organisme n’est qu’un composé de cellules. Ce qui ne veut pas dire seulement qu’il existe dans tout organisme des entités matérielles morphologiquement définies appelées cellules, mais que la cellule est à la fois le composant élémentaire et exclusif de l’organisme. – Elle est l’élément vital en ce double sens qu’elle est porteuse de tous les caractères essentiels (la sensibilité, la nutrition, la croissance, la reproduction notamment) permettant de distinguer le vivant du non vivant, à la présence desquels on reconnaît traditionnellement à l’entité concrète qui les possède la qualité de vivant (d’où la possibilité d’êtres vivants monocellulaires, dont l’existence va être attestée par les protistologistes), et qu’elle est le terme ultime de l’analyse anatomique au-delà duquel ces caractères distinctifs se perdent. – Mais elle est aussi le constituant élémentaire unique du vivant, la matrice exclusive, la « formation-mère 2  » comme dit Klein dont toutes les autres formations organiques (tissus, organes, formations plasmodiales et syncytiales, etc.) dérivent, « le seul composant de tous les êtres vivants 3  » : matériau sur la base duquel s’édifie tout l’organisme complexe. Ainsi le corps des êtres vivants est tout entier formé soit de cellules, soit de substances provenant des cellules ; il n’y a pas de substance acellulaire dans l’organisme qui n’y soit supposée trouver son origine, quand même reste inconnu le mécanisme de cette production. La cellule est l’ « atome vital », la « brique du vivant » pour reprendre des métaphores galvaudées à force d’être employées ; elle n’est pas seulement un élément de structure parmi d’autres. Autrement dit en termes abstraits, la notion de cellule contient celle d’élément anatomique. – En conférant ce double caractère à la cellule, la théorie cellulaire se présente ainsi d’emblée comme une réponse positive à un problème de philosophie biologique : le problème de la composition spécifique des organismes ; elle n’est pas le résumé d’observations dénuées de signification générale ou sans portée théorique. Existe-t-il un élément de composition unique et caractéristique de l’être vivant, une unité élémentaire des êtres vivants, à la fois commune aux animaux et aux végétaux et qui leur est propre quand on compare leur structure à celle de la matière inanimée ? La théorie cellulaire est l’affirmation que ce vieux problème a désormais trouvé sa solution.

2° Un principe relatif à la genèse (ou cause) des organismes : toute cellule dérive d’une cellule préexistante. C’est l’axiome résumé dans l’aphorisme célèbre de Virchow : « omnis cellula a cellula 1  », formule répétée dans tous les manuels d’histologie de la deuxième moitié du 19e siècle, qui généralise le principe de Harvey (« omne vivum ex ovo ») par lequel le physiologiste anglais opposait une fin de non recevoir à l’idée de génération spontanée en biologie, et qui parachève, en lui conférant une portée inédite et supplémentaire, ce qu’on a appelé la théorie cellulaire orthodoxe, c’est-à-dire la version théoriquement et logiquement la plus radicale qui va dominer la période des années 1860-1890. Dans ce cas comme dans l’autre en effet, c’est seulement rapporté à un problème général resté en suspens, le problème de la genèse du vivant, qu’on peut mesurer toute la signification et la portée du principe formulé par Virchow. L’axiome de Virchow c’est une réponse négative, étayée sur des faits expérimentaux inédits établis dans un ordre de recherche qui n’a pas encore reçu ses lettres de noblesse (la pathologie cellulaire) à la question de la possibilité d’une genèse du vivant à partir du non vivant. Réponse présomptive d’ailleurs, dans la mesure où il faudra attendre les expériences décisives de Louis Pasteur sur la levure (1860-1866) pour écarter définitivement l’hypothèse d’une génération spontanée des infusoires 2 . Quoiqu’il en soit, ce principe s’oppose à la conception admise jusqu’alors qui posait la genèse des cellules à partir d’une substance amorphe : le « blastème ». Il n’est pas une simple formule récapitulative de faits d’observation sans portée générale.

Quelle que soit sa portée au regard du problème posé par la genèse des organismes, il faut cependant reconnaître que ce second principe de la théorie cellulaire n’a pas eu d’incidences sur celui dont nous allons raconter l’histoire depuis les origines, autrement dit qu’il n’est pas nécessaire à la formation d’une problématique de l’intégration. Preuve en est que Claude Bernard, à qui l’on doit, nous le verrons, cette nouvelle façon de penser intelligiblement le rapport du tout et de la partie, est resté réticent jusqu’à la fin de sa vie à l’idée d’adopter les vues de Virchow sur la genèse cellulaire, et qu’il n’est pas parvenu, malgré les difficultés grandissantes qu’il rencontrait dans son effort pour la concilier avec les données anatomo-physiologiques et embryologiques nouvelles, à abandonner purement et simplement la théorie du blastème formateur. En 1860, Bernard écrivait que, contrairement à l’idée selon laquelle l’aphorisme de Virchow aurait une validité universelle :

‘« Nous rencontrons [...] des cas dans lesquels il paraît impossible de contester la formation sous nos yeux d’une ou plusieurs cellules primitives au sein d’un milieu qui, dans le principe, ne contenait aucune trace appréciable d’éléments histologiques. 1  »’

L’idée d’un blastème formateur lui tient tellement à cœur que dans ses dernières oeuvres il ne pourra se résoudre à l’abandonner, à l’instar de la plupart des biologistes, devant l’accumulation des preuves qui en démontrent la fausseté. Il la conservera sous une forme empruntée, en se ralliant à l’opinion de Robin selon laquelle le blastème est un milieu organique issu de la décomposition des cellules ou de leur métabolisme, théorie dite de l’origine endogène des cellules dans laquelle l’idée d’une genèse des cellules à partir d’un liquide amorphe reste bien présente tout en ayant l’avantage, aux yeux de Bernard, de ne pas présupposer l’hypothèse désormais irrecevable d’une génération spontanée :

‘« Je ne pense pas que l’on puisse adopter les mots génération spontanée pour désigner la formation évolutive des éléments anatomiques dans un milieu ou blastème quelconque, en admettant bien entendu que cette formation puisse être démontrée. [...] La véritable génération spontanée serait une génération dans laquelle il n’y aurait pas eu de parents pour créer un milieu évolutif, œuf ou blastème. Or, jusqu’à présent, ce mode de génération doit être repoussé parce que rien ne le prouve. Mais les milieux blastématiques créés par les organismes pourraient être regardés comme des dissolutions d’éléments organiques, les contenant virtuellement ou en germe. Il ne serait donc pas étonnant que ces blastèmes donnassent naissance à des éléments qui leur ressemblent. 2  »’

Ces lignes montrent à l’évidence une résistance du fondateur de la physiologie générale (c’est-à-dire de la physiologie cellulaire) à l’idée d’adopter la théorie cellulaire dans l’intégralité de ses principes. Cette résistance ne va pas l’empêcher cependant d’élaborer une conception nouvelle de l’organisation biologique, qui rend enfin intelligible l’idée d’un renversement du rapport des parties au tout dans l’organisme. Ce qui n’est paradoxal qu’en apparence. On verra en effet qu’il suffit que la théorie cellulaire soit admise partiellement, c’est-à-dire qu’on en accepte résolument le premier principe, pour qu’en résulte un retournement des conditions dans lesquelles se pose le problème du rapport du tout et de la partie dans l’organisme, que la solution traditionnelle (le modèle technologique du vivant) qui lui est donnée devienne par ce fait inopérante et que soit requise l’invention d’une réponse inédite. Réponse qui repose, si l’on nous permet cette anticipation, sur l’utilisation d’un modèle « sociologique » ou « socio-politique » de l’organisme, et qu’emprunteront aussi ultérieurement les auteurs confrontés au problème des rapports du tout et de la partie dans les sociétés modernes.

En somme, on peut affirmer que la négation du second principe n’enlève rien à ce qu’on pourrait appeler en anticipant quelque peu la portée sociologique de la théorie cellulaire. Dans son livre Des sociétés animales (1877), le philosophe et sociologue Alfred Espinas prend ainsi acte des bouleversements opérés par la théorie cellulaire dans la façon de poser le problème du tout et de la partie en biologie en assimilant l’organisme à la société. Il n’en reprend pas moins la thèse, contraire à l’axiome de Virchow, de Robin et de Bernard sur la genèse des cellules à partir d’un blastème :

‘« La matière organisée se coagule [...], elle donne naissance à des éléments anatomiques dont chacun possède une individualité, en ce sens qu’il a ses caractères propres par lesquels il se distingue de tous ceux de son espèce 1 ».’ ‘« Bien qu’en effet les animalcules des deux sortes (infusoires libres et cellules de métazoaires) n’aient pas les mêmes destinées, ils sont de la même nature au point de vue sociologique comme au point de vue biologique. Ils naissent également au sein du protoplasma, ils s’accroissent et se multiplient suivant certains modes semblables. 2  »’

Il faut croire que le premier principe de la théorie cellulaire suffit par lui-même décidément à fonder celui de l’individualité des éléments anatomiques.

Notes
1.

Cf. A. Dastre, La Vie et la Mort (1903), Paris, Flammarion, 1916, Livre III, p. 155.

2.

M. Klein : « Histoire des origines de la théorie cellulaire », op. cit., p. 57.

3.

G. Canguilhem : « La théorie cellulaire », op. cit., p. 48.

1.

« La cellule présuppose l’existence d’une autre cellule (omnis cellula a cellula), de même que la plante ne peut provenir que d’une plante et l’animal d’un autre animal. » (R. Virchow, Pathologie cellulaire fondée sur l’étude physiologique et pathologique des tissus, trad. Picard sur la 2e éd. all., Paris, Baillière, 1861, p. 24) – Nous reviendrons plus longuement sur ce passage plus haut. Notons par ailleurs que le célèbre aphorisme avait déjà été formulé par Virchow dans un mémoire de 1855 intitulé Cellular pathologie : « Je formule simplement la doctrine de la génération pathologique de la néoplasie dans le sens de la pathologie cellulaire : omnis cellula a cellula. » (cité par M. Klein : « Histoire des origines de la théorie cellulaire », op. cit., p. 61)

2.

 Pour une restitution historique des circonstances qui ont conduit Pasteur à instituer une série d’expériences décisives infirmant les arguments avancés par les partisans de la théorie de la génération spontanée (l’hétérogénie), cf. F. Dagognet, Pasteur sans la légende, Paris, éd. Synthélabo, 1994, Livre II ; D. Raynaud, Sociologie des controverses scientifiques, Paris, PUF, 2003, chap. 2.

1.

C. Bernard, Leçons de pathologie expérimentale, Paris, Baillière, 1871, 5e leçon, p. 47.

2.

C. Bernard, Rapport sur les progrès et la marche de la physiologie générale en France, Paris, Imprimerie Impériale, 1867, pp. 216-17, n. 193 (souligné par l’auteur).

1.

A. Espinas, Des sociétés animales (1877), Paris, Alcan, 1935, p. 173 (souligné par nous).

2.

Ibid., p. 175 (souligné par nous).