2. Faux précurseurs et vrais fondateurs

Les micrographes du 17e siècle

Les auteurs d’historiques sur la théorie cellulaire sont nombreux, qui tombèrent dans le piège « empiriste » en affirmant la paternité des micrographes du 17e siècle dans la découverte de la cellule. Mais si la cellule ne se réduit pas seulement à sa définition morphologique, si la cellule c’est la notion que cette poche de protoplasme nucléé visible au microscope constitue le composant élémentaire et unique des êtres vivants, encore faut-il, pour que cette affirmation soit juste, que les micrographes de l’époque aient eu l’idée de conférer aux vésicules qu’ils observèrent cette signification. Marc Klein cite et analyse les propos de Robert Hooke (1635-1703), Marcello Malpighi (1628-1694), Nehemia Grew (1641-1712) qui ont valu à ces auteurs semblable réputation au 19e siècle. Il reconnaît volontiers que ces propos constituent les premières observations et descriptions de cellules connues à ce jour. Mais il montre aussi que nulle part n’est présente l’idée qu’il s’agirait en l’espèce de l’unité élémentaire des êtres vivants. Ces micrographes ont bien pour la première fois semble-t-il observé des cellules et décrit leur structure ; ils n’en ont pas élaboré ou imaginé la notion. Ils n’ont pas accordé à leur découverte une portée générale, c’est-à-dire le sens d’une réponse à la question de la composition des organismes vivants 1 .

Robert Hooke est le premier à employer le vocable de cellule pour désigner les vésicules qu’il distingue au microscope dans la coupe d’un morceau de liège 2 . Mais les passages cités par Klein montre qu’il ne cherche, en recourant à ce moyen d’investigation, qu’à tirer au clair la question des propriétés physiques de cette matière (son élasticité et sa porosité, liée à la présence d’un volume d’air compressible dans les vésicules). Autrement dit, Hooke ne recherche nullement l’élément constitutif des êtres vivants, comme en atteste au surplus l’usage plutôt fantaisiste qu’il fait du microscope, puisqu’il s’en sert pour observer toutes sortes d’objets disparates, organiques ou inorganiques ; et il n’en conclut pas non plus qu’il l’a trouvé après sa découverte.

Le terme de cellule (qui renaîtra comme terme d’anatomie végétale seulement au début du 19e siècle, sans que l’idée de cet usage vienne semble-t-il de la lecture des écrits micrographiques de Hooke) ne figure pas dans les travaux, effectués simultanément et indépendamment l’un de l’autre, de Malpighi et Grew sur l’anatomie microscopique des plantes 57 (1671), ni dans ceux plus tardifs d’Antony van Leeuwenhoek 58 (1632-1723). On y voit cependant, d’après Klein qui les a consultés, la description détaillée d’un certain nombre de corpuscules, que les auteurs nomment « utricules » et/ou de « saccules », description qui correspondrait assez exactement à celle de cellules épithéliales. Ces observations, bien moins sommaires que celles de Hooke, furent réputées au 18e siècle en raison de leur richesse et de leur précision, avant de l’être au 19e siècle en raison de l’importance qu’on leur conféra rétrospectivement dans l’histoire de la théorie cellulaire. Pourtant on ne décèle chez leurs auteurs nulle trace non plus d’un quelconque souci d’accorder à ces corpuscules une signification générale, d’un effort pour dépasser les ambitions d’une morphologie strictement descriptive. La question de savoir quelle est l’origine de ces vésicules visibles au microscope n’est pas posée non plus, sauf par Grew qui émet l’hypothèse qu’il s’agit en l’espèce de formations secondaires, dérivées d’un liquide formateur primitif – idée qui sera reprise (on a vu que Claude Bernard y restait attaché) sous des avatars terminologiques variés : théorie du sarcode (Dujardin), théorie du cytoblastème (Schwann), et qui fera longtemps obstacle à la constitution définitive de la théorie cellulaire, en dépit des démentis répétés et croissants que ne manqueront pas de lui infliger l’observation et l’expérience.

En résumé l'on peut dire que les micrographes du 17e siècle ont observé et décrit des cellules dont ils n’avaient pas la notion et qu’ils n’ont pas contribué à créer. En conséquence de quoi leur contribution à l’édification de la théorie cellulaire peut être considérée comme négligeable. Ce jugement est conforme au bilan qu’avait naguère tiré Marc Klein :

‘« Le perfectionnement du microscope a permis la fondation de l’anatomie microscopique végétale. La cellule se trouve parmi les formes décrites ; mais aucun auteur ne voit en elle l’élément unique et fondamental de la plante. Tous les naturalistes de cette époque considèrent les fibres et les vaisseaux comme parties élémentaires au même titre que la cellule. Malpighi, qui a apporté à l’anatomie microscopique animale des contributions de tout premier ordre, ne considère pas la cellule végétale comme l’unité vivante fondamentale comparable à un élément identique de l’organisation animale ; la cellule est seulement une forme de texture végétale parmi d’autres. 59  »’

Dans ces conditions, il n’y a aucun paradoxe à ce qu’au 18e siècle, la question de la structure élémentaire des êtres vivants soit débattue et développée dans le cadre d’investigations ne prolongeant ni ne renvoyant d’aucune manière aux travaux d’anatomie végétale microscopique du 17e siècle. Plus d’un demi-siècle après en effet, c’est sans référence aux découvertes des micrographes que vont être entreprises des recherches ayant pour but d’établir l’existence d’une unité élémentaire des organismes.

Notes
1.

Sur l’apport de Grew et de Malpighi à l’anatomie microscopique, cf. A. Arber : « Nehemiah Grew (1641-1712) and Marcello Malpighi (1628-1694) », Isis, vol. 34, 1942, pp. 7-16.

2.

Les descriptions de Hooke figurent dans le chapitre 18 (qui traite de la structure microscopique du liège) de son ouvrage : Micrographia, London, Martyn, 1667 (renseignements pris in M. Klein : « Histoire des origines de la théorie cellulaire », op. cit., pp. 7-9).

57.

M. Malpighi, Anatomes plantarum, London, Martyn, 1675, 2 vol. ; N. Grew, The Anatomy of Plants, London, Rawlins, 1682 (la date de publication de ces recueils ne correspond pas à celle (1671) des premières études d’anatomie microscopique publiées par les deux auteurs).

58.

A. Leeuwenhoek, Opera omnia, Delft, Beman, 1719, 4 vol.

59.

M. Klein : « Histoire des origines de la théorie cellulaire », op. cit., p. 12 (souligné par nous).