Théories fibrillaire et théories moléculaires au siècle des Lumières

Ainsi la théorie fibrillaire d’Albrecht von Haller 60 , admise par la plupart des grands naturalistes de la seconde moitié du 18e siècle et du début du 19e siècle, qui pose la fibre comme élément fondamental commun à tous les êtres vivants. Cette théorie a accrédité l’idée que ce n’est pas au niveau microscopique de la cellule, mais à un moindre niveaud’analyse (celui de la fibre et du tissu) qu’il faut aller chercher la réponse à la question de l’unité élémentaire des organismes. La question apparaît (ou réapparaît 61 ) donc au 18e siècle, mais sans que la réponse fournie se situe au niveau analytique adéquat. La théorie fibrillaire et le succès qu’elle connut dans les milieux académiques sont bien une preuve supplémentaire que la liaison alors n’était pas faite entre la notion d’unité élémentaire et les cellules décrites non sans détails par Grew et Malpighi, dont Haller connaissait assurément les travaux. Si celui-ci a été amené à conférer à la notion de fibre une signification de cette importance, c’est parce qu’il ne voyait pas d’autre élément organique alternatif susceptible de fournir une réponse à la question de l’unité élémentaire des êtres vivants. La lecture des travaux des botanistes micrographes du siècle précédent ne l’a pas mis sur la voie, non par négligence de sa part, mais parce que n’y était pas présente l’idée que les observations dont il était fait état puissent avoir quelque portée relativement à ce problème. L’anatomie microscopique végétale étant reconnue sous ce rapport sans valeur, quoi d’anormal à ce que Haller se tournât du côté des études zoologiques (l’anatomie animale) qui lui étaient pratiquement et théoriquement plus familières, et plus particulièrement, vu les difficultés spécifiques quasiment insurmontables auxquelles se heurtait l’identification microscopique des éléments cellulaires dans les tissus animaux, du côté de l’étude des faits anatomiques relatifs à la structure des nerfs, des tendons et des muscles 1  ? C’est le privilège donné à ces faits morphologiques qui a conduit semble-t-il Haller à élaborer une théorie de l’unité élémentaire de l’être vivant fondée sur la fibre, et non sur la cellule : « La fibre est pour le physiologiste ce que la ligne est au géomètre 2  ». Haller s’est ainsi efforcé de répondre en recourant à des considérations en partie empiriques (fondées, on l’a dit, sur l’observation des nerfs, des muscles, des tendons essentiellement) et en partie spéculatives (fondée sur la logique et la raison) à une question qui n’était pas posée par les micrographes du 17e siècle et dans l’œuvre desquels par conséquent il n’a pas eu l’idée d’aller chercher les faits qui auraient pu être un début de réponse – idée qui aurait fait de lui assurément le fondateur, ou l’un des fondateurs, de la théorie cellulaire. Au lieu de quoi, Haller affirme :

‘« Les parties solides, tant des animaux que des végétaux, ont cela de commun dans leur structure, que les plus petits éléments de ces parties découverts à l’aide du microscope sont ou fibre ou masse inorganisée. […] La fibre la plus petite ou la fibre simple, telle que la raison plutôt que les sens nous la fait apercevoir, est composée de molécules terrestres cohérentes en longueur, et liées les unes avec les autres par le gluten. Les fibres composées qui se présentent résultent naturellement de l’assemblage de plusieurs fibres simples. Telles sont celles qui se présentent naturellement dans le corps des animaux. 3  »’

La même remarque pourrait être faite à l’endroit de la théorie de Georges-Louis de Buffon (1707-1788) sur les « molécules organiques 4  ». A l’époque où débute la publication des Eléments de physiologie de Haller, le grand naturaliste français compose une théorie atomiste en biologie presque purement spéculative et affranchie de pratiquement toute référence aux données de l’histoire naturelle, y compris celles établies par les micrographes. Les molécules organiques y sont conçues comme des « parties organiques vivantes [...] communes aux animaux et aux végétaux » (et seules réellement vivantes), quoiqu’en même temps « primitives et incorruptibles 62  », parfaitement similaires, invisibles à l’observation même la plus fine (on peut seulement les concevoir « par le raisonnement et par l’analogie 63  »), existant en infinité dans le monde à l’état libre ou associé (en organisme), et capables de toute sorte de combinaisons et de recombinaisons provisoires sous des formes spécifiques aussi diverses que celles que nous offre l’éventail du vivant. – Primitivité, immortalité, non-reproductibilité, faculté absolue de s’assembler et de se disjoindre : autant de caractères forts différents de ceux que la théorie cellulaire reconnaîtra à l’élément anatomique. Mais il y a plus. La conception de la génération et de la reproduction des êtres organisés comme une agrégation (ou une addition) de molécules préexistantes et préalablement séparées, de la corruption comme une désagrégation (ou une division) de l’ensemble au terme de laquelle chaque molécule recouvre sa liberté pour d’autres combinaisons, autrement dit cette conception associationniste des phénomènes vitaux est incompatible avec le sens, sinon avec la lettre, conféré à la théorie cellulaire par ceux qui, au début du 19e siècle, anticipant sur la signification des faits progressivement dégagés dans les décennies suivantes par les anatomistes, les physiologistes et les embryologistes, peuvent être considérés à bon droit comme ses fondateurs. En fait, si Buffon juge nécessaire de composer ces caractères dans une notion synthétique et abstraite, c’est, semble-t-il, afin de disposer d’un concept lui permettant de comprendre les phénomènes d’hybridation auxquels se heurtent les théories traditionnelles (l’ovisme et l’animalculisme 64 ) et plus généralement les phénomènes vitaux (génération, nutrition, reproduction, corruption) sur le modèle de l’explication en physique. Jacques Roger, Georges Canguilhem ont montré le prestige que revêt alors la mécanique newtonienne et l’influence qu’elle a en effet exercée sur Buffon 65 . Loin qu’il s’agisse d’une réflexion étayée ou suscitée par les faits établis par les micrographes, la filiation doctrinale de la théorie des molécules organiques est tout autre qui remonte, via Maupertuis (1698-1759), à Newton (1643-1707), c’est-à-dire à une théorie, qui plus est à une théorie physique : « Une théorie biologique naît du prestige d’une théorie physique. La théorie des molécules organiques illustre une méthode d’explication, la méthode analytique, et privilégie un type d’imagination, l’imagination du discontinu 66  », dont le modèle se trouve dans les Principia mathematica (1687) d’Isaac Newton. La théorie des molécules organiques s’inscrit dans un projet de Buffon qui ambitionne de faire pour le monde vivant ce que Newton a fait pour le monde physique. Pour le grand naturaliste, comme pour la plupart des esprits éclairés du 18e siècle admirateurs de Newton, l’auteur des Principia a démontré le bien-fondé de l’atomisme en physique, c’est-à-dire la réalité corpusculaire de la matière et de la lumière 67 . Si, comme le pense Buffon 68 , les phénomènes vitaux s’expliquent par les seules lois de l’attraction et de la chaleur, « une conception corpusculaire de la matière et de la lumière ne peut pas ne pas entraîner une conception corpusculaire de la matière vivante 69  ». L’atomisme de Buffon ne procède donc pas de quelque atomisme supposé des micrographes dans l’œuvre desquels il n’aurait pu l’y trouver puisqu’il n’y était pas ; il lui vient de Newton. Il est bien en un sens la réactualisation d’une vieille théorie, peut-être aussi ancienne que la réflexion humaine sur la matière, d’un de ces « thémata» qui fertilisent continûment la pensée scientifique, au sens que Gérald Holton donne à ce terme 70  , d’un paradigme de nature quasiment anthropologique dans l’ordre de la connaissance biologique. Mais cette réactualisation se fait à la lumière de ses succès récents en physique et non de faits nouvellement découverts par les naturalistes ou établis au siècle précédent par quelques micrographes 71 .

Notes
60.

Cette théorie est exposée notamment dans le premier volume des Elementa physiologiae corporis humani, Lausanne, Bousquet, 1757.

61.

Dans la mesure où l’atomisme en biologie, quelles que soient les formes théoriques sous lesquelles il s’est illustré historiquement – théorie corpusculaire, théorie granulaire, théorie cellulaire, théorie fibrillaire, etc. – est une conception générale récurrente dans l’histoire des sciences de la vie que l’on a pu juger, pour des raisons philosophiques et anthropologiques, aussi vieille que la réflexion sur le vivant elle-même. Cf. J. Rostand, L’atomisme en biologie, Paris, Gallimard, 1956 ; G. Canguilhem : « La théorie cellulaire », op. cit.

1.

Etant donné d’une part l’état d’imperfection du microscope au 17e et au 18e siècles, sous le rapport de son pouvoir de grossissement et de résolution, et d’autre part la plasticité relative, due à des causes tant physiques (disposition mutuelle des cellules) que morphologiques (absence de membrane d’enveloppe) de la structure cellulaire des tissus animaux comparée à celle des tissus végétaux, l’analyse microscopique en anatomie animale ne pouvait guère à cette époque aboutir à des résultats probants.

2.

A. Haller, Elemens de physiologie (trad.Prault), Paris, 1752, cité par M. Klein : « Histoire des origines de la théorie cellulaire », op. cit., p. 13.

3.

A. Haller, Elemens de physiologie (trad. Bordenave), Paris, partie I, chap. 1 : « De la fibre », pp. 2-3.

4.

Cette théorie est exposée notamment dans G. L. de Buffon, Histoire des Animaux (1748), chap. 2 et suiv., in G. L. de Buffon, Œuvres complètes, prés. M. A. Richard, Paris, Baudouin, 1827, t. 10, pp. 275-456, t. 11, pp. 3-341.

62.

« Il me paraît donc très vraisemblable, par les raisonnements que nous venons de faire, écrit ainsi Buffon, qu’il existe réellement dans la nature une infinité de petits êtres organisés, semblables en tout aux grands êtres organisés qui figurent dans le monde ; que ces petits êtres organisés sont composés de parties organiques vivantes qui sont communes aux animaux et aux végétaux ; que l’assemblage de ces parties forme à nos yeux des êtres organisés, et que par conséquent la reproduction ou la génération n’est qu’un changement de forme qui se fait et s’opère par la seule addition des ces parties semblables, comme la destruction de l’être organisé se fait par la division de ces mêmes parties. » (G. L. de Buffon, Histoire des animaux, chap. 2, in G. L. de Buffon, Œuvres complètes, op. cit., t. 10, p. 299)

63.

« Les animaux et les plantes, écrit encore Buffon, qui peuvent se multiplier et se reproduire par toutes leurs parties sont des corps organisés composés d’autres corps organiques semblables, dont les parties primitives et constituantes sont aussi organiques et semblables, et dont nous discernons à l’œil la quantité accumulée, mais dont nous ne pouvons apercevoir les parties primitives que par le raisonnement et par l’analogie [avec un grain de sel marin composé d’une infinité d’autres grains plus petits] que nous venons d’établir. » (Ibid., p. 294)

64.

Ces théories, proposées par Régnier de Graaf (1641-1673) et Antonie Van Leeuwenhoeck pour expliquer le phénomène de la reproduction et qui firent école au 18e siècle, s’opposaient sur le lieu d’origine du germe : la semence femelle pour la première, la semence mâle pour la seconde. Sur cette question des débats entre l’ovisme et l’animalculisme au 18e siècle, cf. F. Jacob, La logique du vivant, Paris, Gallimard, 1970, pp. 66-71.

65.

G. Canguilhem : « La théorie cellulaire », op. cit., pp. 51-58 ; J. Roger, Les sciences de la vie dans la pensée française du 18 e siècle, Paris, A. Colin, 1963, Partie III, chap. 2, pp. 542-58. Pour se faire une idée des multiples aspects de l’œuvre et de la personnalité de Buffon, cf. J. Gayon (dir.), Buffon 88, Actes du Colloque International pour le Bicentenaire de la mort de Buffon, Paris, Vrin, 1992.

66.

G. Canguilhem : « La théorie cellulaire », op. cit., p. 56.

67.

C’est seulement dans la deuxième moitié du 19e siècle que le « paradigme » continuiste, via l’électromagnétisme de J. C. Maxwell, allait être remis pour ainsi dire à l’ordre du jour dans la théorie physique.

68.

« On peut rapporter à l’attraction seule tous les effets de la matière brute et à cette même force, jointe à celle de la chaleur, tous les phénomènes de la matière vive. J’entends par matière vive, non seulement tous les êtres qui vivent ou végètent, mais encore toutes les molécules organiques vivantes, dispersées dans les détriments ou résidus des corps organisés ; [...] en un mot toute matière qui nous paraît active par elle-même. » (G. L. de Buffon, Histoire Naturelle générale et particulière, 6 vol., Paris, Imprimerie Royale, 1774, t. 1 : « Des Eléments », Partie I : « De la Lumière, de la Chaleur et du Feu », p. 4)

69.

G. Canguilhem : « La théorie cellulaire », op. cit., p. 55.

70.

G. Holton, L’invention scientifique : thémata et interprétation, trad. Scheurer, Paris, PUF, 1982.

71.

Pour garder le fil directeur de notre propos, nous ne nous arrêterons pas sur les autres contributions à la préhistoire de la théorie cellulaire au 18e siècle. Leur portée et leur influence ont été discutées et jugées par Klein relativement négligeables, et ce jugement n’a pas été, à notre connaissance, contesté par les historiens qui se sont penchés depuis lors sur le problème. Nous nous contenterons donc de rappeler quelques noms et de renvoyer le lecteur au travail de Klein déjà cité pour plus de détails : C. F. Wolff (1733-94), qui mentionne, dans sa Theoria Generationis, (Halle, Halae, 1759), l’existence de vésicules contractiles dans les tissus végétaux et animaux, sans en tirer cependant de signification quant à la constitution intime des êtres vivants mais seulement un argument supplémentaire contre la théorie de la préformation ; F. Fontana, qui pose explicitement (Traité sur le venin de la vipère (1771), trad. d’Arcet, Paris, Nyon, 1771, 2 vol.) le « cylindre tortueux », élément jugé par lui primitif et irréductible dont il croit constater la présence dans presque tous les organes et tissus examinés au microscope, au principe d’une théorie de la structure élémentaire des êtres vivants ; enfin St. Gallini et J.F. Ackermann, dont les ouvrages d’anatomie animale microscopique (respectivement : Saggio d’osservazioni concernanti li nuovi progressi della fisica del corpo umano, Padova, Penada, 1792 ; Versuch einer physischen Darstellung der Lebenskräfte organisierter Körper, Frankfurt, Varrentrapp, 1797, 2 vol.), restés semble-t-il sans écho, contiennent les linéaments d’une théorie sur la constitution du corps animal par des espaces délimités, à vrai dire plus imaginés qu’observés, qu’ils appellent des cellules. – Soit un bilan médiocre du 18e siècle, qui n’a pas vu apparaître de travaux micrographiques majeurs, susceptibles de donner un fondement empirique véritable aux diverses recherches promouvant l’atomisme en biologie. Ainsi que le dit Klein, « les naturalistes du 18e siècle n’ont guère apporté de faits nouveaux concernant l’anatomie microscopique de la cellule. Ils ont tenté par contre divers essais pour ramener systématiquement tous les êtres vivants à une unité commune. » (M. Klein : « Histoire des origines de la théorie cellulaire », op. cit., p.18)