Atomisme et associationnisme

Ce commentaire de l’œuvre de Buffon nous donne l’occasion de jeter quelques réflexions sur la nécessaire distinction de l’atomisme et de l’associationnisme. Distinction fondamentale. Sur le plan logique, tout associationnisme est un atomisme, mais la réciproque n’est pas vraie : tout atomisme n’est pas nécessairement un associationnisme. Il existe entre les deux catégories un rapport de genre à espèce. Du point de vue sémantique il y a donc plus dans le second que dans le premier. L’atomisme en biologie – cette définition étant valable aussi en philosophie politique – suppose seulement l’être vivant (ou social) comme un tout composé de parties élémentaires irréductibles, à l’opposé de l’idée qui veut que le tout soit une « substance plastique fondamentale continue 1  », indivisible. En ce sens la théorie cellulaire, non moins que la théorie fibrillaire de Haller, que la théorie des molécules organiques de Buffon, ou que les différentes théories granulaires sur la constitution morphologique des êtres vivants qui se succèdent au 18e et 19e siècles (pour ne prendre que des exemples de théories biologiques de l’époque moderne) participent du « paradigme atomiste » en biologie, puisque aussi bien elles postulent toutes la nature composée du tout vivant, sa division en parties élémentaires irréductibles. – Mais toutes ces théories ne sont pas, loin de là, associationnistes (au vrai, seule la doctrine buffonienne des molécules organiques peut être dite telle). L’associationnisme implique en outre que le tout est un produit de l’association des parties, donc que les parties existaient à l’état séparé préalablement à leur association en tout, que l’existence du tout est postérieure à celle de ses parties : « La vie de l’animal ou du végétal, dit ainsi Buffon, ne paraît être que le résultat de toutes les actions, de toutes les petites vies particulières [...] de chacune de ces molécules actives dont la vie est primitive et paraît ne pouvoir être détruite. [...] Il n’est donc pas difficile de concevoir que, quand un certain nombre de ces molécules sont réunies, elles forment un être vivant 72  » . Une des implications essentielle de l’associationnisme est donc celle-ci, qui touche à la question de l’individualité : une conception de l’être vivant comme association de parties primitivement séparées est pour le moins difficilement compatible avec l’idée selon laquelle le tout constitue un individu : l’individualité peut se dire des parties, non du tout, quand bien même l’association, loin d’être une coopération réfléchie et voulue par les individus participants, comme c’est le cas pour Buffon s’agissant des sociétés animales et a fortiori des organismes complexes 73 , résulte de causes toutes mécaniques. Bref, l’associationnisme n’est qu’une des spécifications, parmi d’autres possibles, de la conception atomiste sous le rapport des statuts respectifs, plus précisément sous le rapport de la position chronologique et logique respective (pour autant que le caractère d’individualité est un signe de supériorité logique pour son sujet d’attribution) du tout et des parties.

La théorie cellulaire n’est donc qu’un cas particulier d’atomisme en biologie, comme la théorie des molécules organiques, de même genre qu’elle mais d’espèce différente dans la mesure où elle n’implique, contrairement à cette dernière, aucune espèce d’adhésion à la thèse associationniste, conception selon laquelle l’existence séparée des individus est le fait primitif, la constitution de l’organisme le fait second.

L’on peut se demander toutefois si ce qui est vrai sur le plan ontogénétique reste valable au niveau de la phylogenèse. Nous verrons dans le prochain chapitre de ce travail que la combinaison a effectivement existé entre la théorie cellulaire et une conception associative ou associationniste des êtres vivants – ce que l’on a appelé, en morphologie animale, la théorie coloniale. Théorie qui suppose la validité du transformisme (l’idée d’une dérivation des espèces les unes des autres), dans la mesure où s’y trouve rejeté loin en amont dans la phylogenèse le processus d’agrégation élémentaire ayant abouti à la formation des organismes complexes, contrairement à celle de Buffon par exemple, qui s’en tient à la génération, au développement et à la corruption des organismes exclusivement, c’est-à-dire à un associationnisme ontogénétique définitivement infirmé par les biologistes, embryologistes et physiologistes notamment, du 19e siècle. Mais théorie aussi qui est bien la preuve que la théorie cellulaire est parfaitement compatible, pour ne pas dire plus, une fois posées certaines conditions qui en diminuent la portée, avec l’idée que l’organisme résulte d’une association de parties primitivement séparées.

Le risque est réel de voir ressurgir à la faveur de ce nouvel atomisme en biologie qui, comme celui de Buffon un siècle auparavant, pose l’individualité des parties élémentaires, un associationnisme, c’est-à-dire une conception dans laquelle la notion de tout ou de totalité biologique, n’étant plus corrélée à celle d’individualité, perd son sens spécifique, sa différence sémantique avec l’idée de simple somme – une conception réduisant le tout à un agrégat de parties au sens où Aristote parlait, à propos des nombres et plus généralement des composés finis et continus dans lesquels l’ordre des parties est indifférent, de « totaux », de touts nominaux, par opposition aux touts réels. Danger que celui de l’associationnisme en biologie où la dialectique de l’unité du tout et de la pluralité (ou multiplicité) des parties se rompt par suite de la disparition du fondement du premier terme. C’est d’ailleurs, on le verra, pour contrer cette difficulté, pour remédier à une situation dans laquelle le tout est menacé de perdre sa consistance propre, que les biologistes vont faire appel à la notion de division du travail.

Notes
1.

G. Canguilhem : « La théorie cellulaire », op. cit., p. 49.

72.

G. L. de Buffon, Histoire des Animaux, op. cit., chap. 10, t. 11, p. 241-42 (souligné par nous).

73.

La société des abeilles par exemple, dit Buffon « n’est qu’un assemblage physique ordonné par la nature et indépendant de toute vue, de toute connaissance, de tout raisonnement » ; leur apparent génie social « n’est qu’un résultat purement mécanique, une combinaison de mouvements proportionnelle au nombre, un rapport qui n’est compliqué que parce qu’il dépend de plusieurs milliers d’individus. » (Discours sur la Nature des Animaux (1754), in G. L. Buffon, Œuvres complètes, op. cit., t. 13, p. 346)