Les spéculations prophétiques de la biologie romantique allemande

Lors même que, sur la base d’un atomisme promu et renouvelé par une théorie (la théorie cellulaire) dont les confirmations, venues des principaux secteurs de la recherche biologique et médicale, ne cessent de s’accumuler au cours du 19e siècle, la thèse associationniste retrouverait une nouvelle actualité en biologie théorique (ou en philosophie biologique), il reste que la théorie cellulaire, dans l’esprit de ses fondateurs du moins, est conçue dans un sens résolument anti-associationniste. C’est la raison de fond qui explique pourquoi Buffon, non plus qu’aucun auteur du 18e siècle, ne peut être rangé parmi les précurseurs de la théorie. Klein et Canguilhem dans les travaux sus-cités ont montré en effet ce que la théorie cellulaire doit à la biologie romantique allemande du début du 19e siècle : cette école des Philosophes de la nature fondée par Schelling en 1799, qui s’inspire des travaux de Hegel, dont Goethe est certainement le représentant le plus illustre et Lorenz Oken (1779-1851) le plus influent du point de vue de la question qui nous intéresse. Or l’école des Philosophes de la nature, qui marqua de son empreinte profonde Johannes Müller (1801-1858), Karl Friedrich Heusinger et la plupart des grands naturalistes allemands dont la formation intellectuelle remonte aux années 1810-1820, c’est-à-dire les maîtres de ceux – Schleiden, Schwann, Virchow, Remak,… – qui formèrent la génération héroïque de l’anatomie microscopique de langue allemande, mobilise une notion de totalité organique conçue sur le modèle politique de la Gemeinschaft, de la communauté 1 , à l’opposé du modèle sociétaire de la Gesellschaft élaboré par les jusnaturalistes du 17e et 18e siècles et dont les philosophes des Lumières, inspirateurs des idéaux de la révolution française à l’échec de laquelle les romantiques s’efforcent de donner une signification, se sont faits les propagandistes zélés. Cette différence de philosophie biologique, qui est aussi donc et en premier lieu une différence de philosophie politique, voilà ce qui oppose Buffon aux Naturphilosophen allemands, Lorenz Oken en premier chef mais aussi Friedrich Gruithuisen, Karl Gustav Carus (1789-1869), Dietrich Georg Kieser (1775-1862), Christian Nees von Esenbeck (1776-1856) 2 , et qui fait de sa théorie un élément relevant plus de la préhistoire que de l’histoire de la théorie cellulaire proprement dite. Le système de Oken est aussi spéculatif, aussi dénué de références empiriques que celui de Buffon. Mais Buffon est atomiste et associationniste ; tandis que Oken est atomiste et résolument « communautariste », c’est-à-dire anti-associationniste dans sa conception du tout organique. Buffon pousse la conception associationniste jusqu’à son terme logique : seules les molécules organiques sont des individus, non les assemblages (les organismes) qu’elles forment ; elles conservent leur individualité même associées en organisme. Pour Oken au contraire, les animalcules n’ont d’individualité que dans la mesure où ils vivent à l’état séparé ; dans le cas contraire, c’est le tout formé par leur réunion, non ses parties composantes, qui constitue un individu. Le tout est premier, logiquement et chronologiquement, par rapport à ses parties dont l’indépendance ne peut que résulter d’une dislocation des liens organiques primitifs. La décomposition d’un animal en ses animalcules n’est précédée d’aucune composition, au sens actif du terme :

‘« La genèse des infusoires n’est pas due à un développement à partir d’œufs, mais est une libération de liens d’animaux plus grands, une dislocation de l’animal en ses animaux constituants. [...] Toute chair se décompose en infusoires [...]. L’association des animaux primitifs sous forme de chair ne doit pas être conçue comme un accolement mécanique d’un animal à l’autre, comme un tas de sable dans lequel il n’y a pas d’autre association que la promiscuité de nombreux grains. Non ! De même que l’oxygène et l’hydrogène disparaissent dans l’eau, le mercure et le soufre dans le cinabre, il se produit ici une véritable interpénétration, un entrelacement et une unification de tous les animalcules. Ils ne mènent plus de vie propre à partir de ce moment. Ils sont tous mis au service de l’organisme plus élevé, ils travaillent en vue d’une fonction unique et commune, ou bien ils effectuent cette fonction en se réalisant eux-mêmes. Ici aucune individualité n’est épargnée, elle est ruinée tout simplement. Mais c’est là un langage impropre, les individualités réunies forment une autre individualité, celles-là sont détruites et celle-ci n’apparaît que par la destruction de celles-là. 1  »’

Pourquoi ces philosophes naturalistes attachés à une notion toute romantique et unitaire de la totalité peuvent-ils être considérés comme les véritables fondateurs de la théorie cellulaire ? La réponse se trouve implicitement dans l’extrait. Partis dans des considérations toutes spéculatives sur l’unité de composition des organismes animaux et végétaux, presque cinquante ans avant les débuts de la protistologie scientifique et la fixation de la nomenclature moderne dans ce domaine 2 , ils eurent l’idée géniale d’identifier sous ce rapport la partie élémentaire des êtres vivants complexes baptisée par eux « cellule », « utricule » ou « vésicule », et les organismes microscopiques vivant à l’état libre que les naturalistes désignaient traditionnellement du terme générique d’infusoires 3 . Dans l’un et l’autre cas, on a affaire selon eux à l’unité constitutive des êtres vivants : « Chaque organisme, dit ainsi Oken, est une synthèse d’infusoires. La genèse n’est rien d’autre qu’une accumulation d’un nombre infini de particules muqueuses, d’infusoires. En effet, les organismes ne sont pas déjà dessinés dans le plus petit être de façon entière et complète ; ils ne sont pas préformés. Seules les vésicules infusoriales se comportent différemment dans diverses combinaisons et composent des organismes plus élevés 74  ». – C’était là supposer, contrairement au sens traditionnellement attaché au vocable, que les infusoires étaient des êtres absolument simples (non composés), et ce faisant, anticiper sur un sens qui lui sera conféré ultérieurement par les protistologistes 75 . C’était annoncer par avance, sous l’égide d’une recherche portant sur l’élément constituant du vivant, le rapprochement qui allait se faire entre des secteurs de recherche (l’anatomie générale microscopique et la zoologie des micro-organismes) qui commençaient à peine de voir le jour. C’était dissocier, contrairement à ce que voulait l’usage, le concept d’unité élémentaire et le concept de partie puisque aussi bien il existe des touts qui peuvent être qualifiés tels. Les principes de la théorie cellulaire n’étaient pas encore codifiés (du reste cette codification n’interviendra que fort tard, avec la publication des travaux de Mathias Schleiden (1838) et Theodor Schwann (1839), de Rudolph Virchow (1858) respectivement pour le premier et le second principe) mais le niveau d’analyse où situer l’unité élémentaire de composition était désormais fixé : la partie élémentaire de l’organisme complexe, la cellule, devait morphologiquement et fonctionnellement ressembler à ces touts vivants microscopiques que sont les infusoires, puisque l’infusoire est postulé simple, non composé, et que la cellule est par définition l’unité de composition.

En 1811, spéculant et anticipant sur les conclusions qui allaient être tirées d’un demi-siècle d’observations micrographiques quant aux propriétés du protoplasme cellulaire, Gruithuisen pouvait ainsi écrire :

‘« Notre but à nous est de montrer que toute formation spéciale finit par se réduire à la cellule, car la cellule paraît capable d’un développement infini autant dans le tissu celluleux des plantes que dans celui des animaux. [...] Le parenchyme le plus fin de la substance cellulaire est par conséquent identique ou semblable à celui des infusoires [...] Il se comporte comme une masse homogène pénétrée de sucs animaux purs ; il a toutes les propriétés de l’animalité sans avoir de système circulatoire, de système respiratoire, de système nerveux et musculaire. Il se nourrit néanmoins, il est irritable, il se contracte à la suite d’une excitation. Si on le considère dans son ensemble, il montre des signes certains de sensibilité et de conscience puisqu’il est capable de mouvements volontaires. 1  »’

La lecture de tel propos amène à faire sien le jugement de Marc Klein selon lequel « la spéculation des Naturphilosophen avait clairement prévu par la seule intuition, les notions de cellules et d’organisme élémentaire qui allaient féconder pendant tout un siècle l’exploration microscopique des êtres vivants 2  ».

Notes
1.

Emprunt qui constitue semble-t-il un prêté pour un rendu, puisque cette notion de totalité chère à la philosophie politique romantique, les philosophes allemands l’ont en tout état de cause empruntée pour partie aux théories biologiques d’inspiration vitaliste d’origine française, professées à l’école de Montpellier à la fin du 18e et au début du 19e siècles. Cf. sur ce point Canguilhem : « La théorie cellulaire », op. cit., pp. 61-65. Sur l’histoire de la biologie romantique allemande, cf. R. J. Richards, The Romantic Conception of Live : Science and Philosophy in the Age of Goethe, Chicago, University of Chicago Press, 2002.

2.

L. Oken, Die Zeugung, Bamberg, Goebhardt, 1805 ; Lehrbuch der Naturphilosophie, Jena, Fromann, 1809 ; F. Gruithuisen, Organozoonomie, Munich, Lentner, 1811 ; K.G. Carus, Lehrbuch der vergleichenden Zootomie, Leipzig, Fleischer, 1834, 2 vol. ; Psyche, zur Entwicklungsgeschichte der Seele, Pforzheim, Flammer und Hoffmann, 1846 ; D.G. Kieser, Mémoire sur l’organisation des plantes, Harlem, Beets, 1814 ; C.G. Nees von Esenbeck, Handbuch der Botanik, Nurnberg, Schrag, 1820, 2 vol. – Pour des citations d’auteurs, cf. M. Klein : « Histoire des origines de la théorie cellulaire », op. cit., pp. 19-29.

1.

Oken, Die Zeugung [La Génération], op. cit., cité et trad. par Klein, « Histoire des origines… », op. cit., p. 20.

2.

Cf. J. Théodoridès : « Etat des connaissances sur la structure des Protozoaires avant la formation de la théorie cellulaire », Revue d’Histoire des Sciences, vol. 25, janv. 1972, pp. 27-44.

3.

« L’idée nouvelle d’Oken, écrit François Jacob, celle d’où va émerger peu à peu la théorie cellulaire, c’est d’établir un rapprochement entre le corps des gros animaux et les êtres microscopiques, de voir dans ceux-ci les éléments dont son constitués ceux-là, bref de concevoir le vivant complexe comme formé par l’association du vivant simple. Abandonnés à la mort et à la destruction, la chair des animaux et les tissus des végétaux se décomposent en une infinité d’ « infusoires ». [...] Pour Oken,, les petits animaux ainsi libérés après la mort représentent en réalité les éléments dont sont constitués le vivant : disposés en alvéoles ou en cellules, ils en forment les tissus. » (F. Jacob, La logique du vivant, op. cit., pp. 130-31)

74.

L. Oken, Lehrbuch der Naturphilosophie, op. cit., cité et trad. par Klein : « Histoire des origines… », op. cit., p. 21.

75.

Jusqu’à la publication des travaux de Félix Dujardin (Histoire naturelle des Zoophytes : Infusoires, Paris, Roret, 1841), qui marquent un véritable tournant dans l’histoire de la protistologie (le terme est postérieur et vient de Ernst Haeckel), en ce que pour la première fois est introduit un véritable souci de rigueur dans la définition de cette classe zoologique, l’esprit de la systématique dans l’étude des micro-organismes, on désignait du nom antique d’infusoires, en référence au rôle joué par certains d’entre eux dans les « infusions » de milieux artificiels ou naturels aérobies, tous les organismes microscopiques, animaux et végétaux. Ces animalcules, dont on a découvert par la suite qu’ils appartenaient à des classes fort éloignées l’une de l’autre (on y trouvait aussi bien des vorticelles, des paramécies, des amibes – êtres monocellulaires – que des rotifères, des algues microscopiques, des petits vers indéniablement pluricellulaires) étaient conçus comme des êtres complexes et complets, pourvus d’organes analogues à ceux des animaux supérieurs. En 1838, Christian Ehrenberg, naturaliste faisant autorité dans le domaine, pouvait publier un ouvrage titré Les infusoires considérés comme organismes parfaits [vollkommene Organismen] (Leipzig, Voss, 1838), soutenant encore l’idée que les infusoires étaient anatomiquement équipés à la façon des gros organismes, qu’ils possédaient un véritable appareil digestif et d’autres appareils élaborés. Il faudra attendre le début des années 1840 et la diffusion des travaux fondateurs de Dujardin et de Carl Theodor von Siebold (Manuel d’anatomie comparée, trad. Lacordaire, Paris, Roret, 1845) pour voir les opinions évoluer à ce sujet et que s’impose l’idée d’un lien entre le concept d’infusoire et le concept d’organisme unicellulaire, idée qui constitue le socle de sa définition actuelle. C’est donc à bon droit qu’on peut juger prophétique les conceptions de Oken qui, en 1805, définissait déjà la classe des infusoires comme celle des organismes unicellulaires menant une vie indépendante. Sur cette question cf. J. Théodoridès : « Etat des connaissances sur la structure des Protozoaires… », op. cit. ; C. Singer, Histoire de la biologie, op. cit., pp. 357-59 et 367-69 ; M. Klein : « Histoire des origines de la théorie cellulaire », op. cit., pp. 50-53.

1.

F. Gruithuisen, Organozoonomie, Munich, Lentner, 1811, cité et trad. par M. Klein : « Histoire des origines de la théorie cellulaire » p. 23 (souligné par nous).

2.

M. Klein : « Sur les résonances de la Philosophie de la nature en biologie moderne contemporaine », pp. 187-215, in M. Klein, Regards d’un biologiste, op. cit., p. 198.