Les botanistes ouvrent le ban

Au moment de la publication des principaux textes et manifestes de l’école de la Philosophie de la nature, l’anatomie microscopique, qui végétait depuis le 18e siècle, prend son essor. L’emploi de lentilles achromatiques, qui augmente considérablement le pouvoir de résolution du microscope, lui donne désormais les moyens d’une exploration en profondeur du vivant. Elle allait fournir dans les décennies suivantes une formidable confirmation aux intuitions des Naturphilosophen. Ce sont les botanistes français et allemands qui ouvrent la marche : Christian Sprengel (1750-1816) et Charles-Louis Brisseau de Mirbel (1776-1854) 3 réintroduisent à peu près simultanément (1802) le terme de cellule en botanique, à la faveur d’une comparaison avec un rayon de cire d’abeille. Les thèses de Mirbel, sur l’origine poreuse des éléments observés dans les tissus végétaux, sur l’analogie du tissu cellulaire et de l’écume et l’existence d’une paroi commune entre cellules juxtaposées sont âprement discutées et provoquent de nouvelles et fécondes recherches, auxquelles participent notamment Sprengel et Ludolph Treviranus pour les premières (1806), Johann Moldenhawer (1812) et Henri Dutrochet (1824) pour les secondes 4 , qui aboutiront finalement à leur infirmation. Les débats sont ainsi lancés sur la genèse et l’identité morphologique des cellules qui trouvent désormais leurs arguments sur le terrain des faits, étayés sur une connaissance de plus en plus fine de la structure du tissu cellulaire. Ils trouveront une audience qui n’a pas peu contribué à leur publicité dans le monde académique chez les Philosophes de la nature – dont certains (Kieser, Nees von Esenbeck) participèrent activement et positivement aux controverses –, qui y voient à juste titre une puissante confirmation de leurs théories. Dutrochet (1776-1847) est le premier auteur qui propose de tirer des observations des botanistes un enseignement valant aussi pour le domaine zoologique et qui imagine ce que pourrait être dans l’avenir une physiologie générale, une étude du fonctionnement de l’organisme cellulaire en tant que tel. Il s’élève à une hauteur de vue souvent injustement méconnue des historiens de la théorie cellulaire qui, aux dires de Klein, ne souffre point de comparaison avec ses contemporains et fait de lui l’égal, sinon plus, d’un Schleiden ou d’un Schwann :

‘« Quelle est la nature, quels sont les usages de ces corpuscules globuleux vésiculaires ? C’est ce qu’il est impossible de déterminer par l’étude des seuls végétaux. Ce n’est que l’étude comparée de la structure intime des animaux qui peut ici nous fournir des lumières. Les recherches microscopiques de plusieurs observateurs [...] ont appris que les organes des animaux sont composés de corpuscules granuleux agglomérés. Il est évident que ces corpuscules sont les analogues de ceux que nous venons d’observer dans le tissu organique des végétaux chez lesquels ils sont infiniment moins nombreux qu’ils ne le sont chez les animaux. » [...]’ ‘« La cellule est l’organe sécréteur par excellence : elle secrète, dans son intérieur, une substance qui tantôt est destinée à être portée au dehors par le moyen de canaux excréteurs, et qui tantôt est destinée à rester dans l’intérieur de la cellule qui l’a sécrétée et à faire ainsi partie de l’économie vivante où elle joue un rôle [...] Il faut bien que la cellule ait des qualités particulières dans chaque organe puisqu’elle y sécrète des substances différentes ; et, à cet égard, on ne peut s’empêcher d’admirer la prodigieuse diversité des produits de l’organisation, diversité qui est bien plus grande encore dans le règne végétal qu’elle ne l’est dans le règne animal. Quelle variété dans les qualités physiques et chimiques des substances sécrétées par les cellules qui composent le parenchyme des fruits ou celui des tiges, des racines, des feuilles et des fleurs dans tous les végétaux répandus sur la surface du globe ! On ne peut concevoir qu’une si étonnante diversité de produits soit l’ouvrage d’un seul organe, la cellule. Cet organe étonnant, par la comparaison que l’on peut faire de son extrême simplicité avec l’extrême diversité de sa nature intime, est véritablement la pièce fondamentale de l’organisme ; tout, en effet, dérive évidemment de la cellule dans le tissu organique des végétaux, et l’observation vient de nous prouver qu’il en est de même chez les animaux. 1  »’

L’idée d’une identité de structure entre les animaux et les végétaux est particulièrement audacieuse en ces temps où les données zoologiques dont dispose Dutrochet comme termes de comparaison sont encore faibles et de peu de valeur. C’est une chose bien connue des historiens de la biologie que dans les années 1820, au moment où Dutrochet écrivait ces lignes, l’anatomie microscopique animale avait bien peu de résultats à son actif et ne soutenait point la comparaison avec les études d’anatomie microscopique en botanique. Nous reviendrons ci-après sur les raisons de ce retard. Il nous suffit pour l’instant de signaler que, quinze ans avant l’étude classique de Schwann qui l’énoncera sous la forme d’un principe qui devait rester célèbre, le principe de composition élémentaire des êtres vivants, l’idée d’une homologie structurale des végétaux et des animaux à l’échelle de réalité microscopique (la structure cellulaire) décrite par les seuls botanistes, est affirmée avec force par Dutrochet.

En identifiant la cellule d’un organisme à un infusoire dépourvu d’individualité, l’infusoire à une cellule libérée de ses anciens liens organiques, Oken avait pointé pour ainsi dire le niveau d’analyse pertinent où chercher l’unité élémentaire des êtres vivants ; il avait déterminé les principales caractéristiques morphologiques et fonctionnelles de l’élément anatomique, puisqu’une cellule devait ressembler à un infusoire et en posséder les propriétés inaliénables (croissance, nutrition, reproduction…) qui sont celles de tout organisme vivant. Ces idées allaient trouver leurs confirmations lors des décades suivantes dans les données progressivement mises au jour par les micrographes, d’abord par les botanistes, et dans un second temps aussi par les zoologistes. Mais ces idées, on l’a vu, s’associaient chez Oken et ceux qui les professaient tout en admettant les principes de la Philosophie de la nature, à une conception romantique de la totalité organique pensée sur le modèle de la communauté, sans que fut établi un lien intrinsèque entre cette notion-là et cette conception-ci. C’est cette conception qui est de plus en plus contestée à mesure que décline l’influence de l’école de la Philosophie de la Nature sur les naturalistes, que disparaît pour les chercheurs l’importance et le sens de ces enjeux philosophiques. Brisseau-Mirbel pouvait encore écrire en 1839, conformément aux opinions des Naturphilosophen sur le sujet, que les cellules « sont autant d’individus vivants jouissant chacun de la propriété de croître, de se multiplier, de se modifier dans de certaines limites, travaillant en commun à l’édification de la plante, dont ils deviennent eux-mêmes les matériaux constituants. La plante est donc un être collectif 76  ». Mais Jean-François Turpin (1775-1840), autre botaniste français de la même génération écrivait dès 1826, dans un mémoire intitulé significativement :« Observations sur l’origine ou la forme du tissu cellulaire ; sur chacune des vésicules composantes de ce tissu, considérées comme autant d’Individualités distinctes, ayant leur centre vital particulier de végétation et de propagation, et destinées à former, par agglomération, l’Individualité composée de tous les végétaux dont l’organisation de la masse comporte plus d’une vésicule », que les « globules » (ou vésicules), quelle que soit leur forme d’existence séparée ou agglomérée en organisme, sont « autant d’individualités particulières, puisque chacune d’elles, soit qu’elle vive isolément dans l’espace, soit qu’elle fasse partie de l’individualité composée d’une plante, croît et se propage pour son propre compte sans s’embarrasser le moindrement de ce qui se passe chez ses voisines 77  », et que « pour faire du [tissu cellulaire] avec des individus vésiculaires de globuline, on n’a qu’à les rapprocher et à les souder 78  ». Schleiden, Schwann et Virchow, on le verra, ne diront pas autre chose sous ce rapport. Or nul doute que cette idée, comme le note Klein, « se trouve à l’opposé de la conception d’Oken selon laquelle les vies des unités composant un être vivant se fusionnent les unes dans les autres, et perdent leur individualité au profit de la vie de l’ensemble de l’organisme 79  ».

L’idée réapparaît donc en biologie que l’individualité n’est plus l’apanage des touts, qu’ils soient simples ou composés, qu’elle doit se dire aussi des parties dans les organismes complexes ; que la cellule est un individu, même dans le cas où elle ne forme pas un tout à elle seule et qu’elle se trouve associée à d’autres dans un organisme. Mais elle est désormais étayée sur des observations précises qui viennent corroborer la notion que Oken se faisait de l’unité élémentaire sous le rapport de son niveau d’analyse, de sa forme et de ses fonctions, notion bien différente de celle qu’avaient imaginée les naturalistes du 18e siècle.

Entre les travaux des années 1820 de Dutrochet et Turpin en anatomie microscopique végétale et le célèbre article de Matthias Jakob Schleiden (1804-1881) intitulé Contribution à la phytogenèse (1838), les historiens modernes retiennent trois contributions importantes des botanistes, qui font pâlir encore un peu plus l’étoile de celui (Schleiden) qu’on a longtemps considéré comme le fondateur, aux côtés de Schwann, de la théorie cellulaire : la Phytotomie (1830) de Franz Meyen, les Observations on the organs and mode of fecundation in Orchideae and Asclepiadeae (1833) de Robert Brown (qui établit l’existence du noyau cellulaire) et surtout les ouvrages de François-Vincent Raspail : Nouveau système de chimie organique (1833) ; Nouveau système de physiologie végétale et de botanique (1837) 80 . Outre une description minutieuse de la structure et du contenu cellulaire, on trouve dans les livres de Raspail (1794-1878) des idées originales qui stimuleront la recherche, même si elles finiront par être controuvées, et dont Schleiden revendiquera plus tard à tort la paternité : l’idée d’un rapprochement entre le mode de formation des cellules et celui des cristaux (donc de la biologie et de la chimie), c’est-à-dire que l’organisation (au sens actif) est une sorte de cristallisation vésiculaire ; l’idée d’une origine granulaire de la membrane d’enveloppe.

Ce petit détour historique montre que les notions essentielles du premier principe de la théorie cellulaire (le principe de composition), ainsi qu’un certain nombre de connaissances positives d’ordre morphologique et (dans une moindre mesure) physiologique concernant la cellule et nécessaires à la confirmation du principe, étaient acquises dès avant 1838. Les premières se trouvent déjà dans les écrits des « transcendantalistes », les naturalistes philosophes allemands ; les secondes résultent des travaux d’anatomie végétale microscopique qui se multiplient à partir des années 1820. Une série d’études empiriques, de travaux d’observations portant sur toutes sortes d’éléments cellulaires spécifiques, dont les enjeux théoriques (établir l’existence d’une structure élémentaire commune) sont clairement identifiés par leur auteur, a précédé et rendu possible finalement l’élaboration de l’opuscule de Schleiden. C’est pourtant ce dernier qui va être retenu par la postérité et recevoir l’onction académique qui a tant fait défaut par exemple aux travaux de Raspail ; c’est l’œuvre de Schleiden qui va être considérée par des générations de naturalistes comme une des pierres angulaires de la théorie cellulaire. Klein, Canguilhem, Singer évoquent plusieurs raisons permettant d’expliquer l’injustice commise à l’endroit des prédécesseurs du botaniste allemand : les qualités didactiques propres au texte de Schleiden ; le manque de maturité du public scientifique au début du 19e siècle, encore sous l’influence des préjugés – que vient conforter la dernière grande théorie anatomique en date : l’histologie de Bichat – affirmant la pluralité et l’irréductibilité des tissus animaux, la dualité des règnes du vivant (animal et végétal) ; l’anathème lancé par les nouvelles générations d’histologistes et de physiologistes contre les principes idéalistes de l’école de la philosophie de la nature, et le discrédit qui s’en est suivi de l’oeuvre des principaux artisans de la théorie cellulaire qui en étaient les adeptes.

Schleiden a d’ailleurs entretenu lui-même l’image assez fallacieuse de pionnier qu’on se faisait de lui. Mais c’est parce qu’il connaît la valeur des résultats et des matériaux nombreux accumulés par les botanistes au cours des premières décades du 19e siècle, que l’audace lui vient de faire paraître ces propos en 1838 :

‘« La notion d’individu telle qu’on la trouve dans la nature animale, n’est passible d’aucune application dans le monde végétal. Tout au plus peut-on parler d’un individu chez les plantes les plus basses, chez quelques algues et champignons se composant d’une cellule unique. Chaque plante qui est un peu plus hautement organisée est un agrégat d’êtres isolés, individualisés, définis : de cellules. Chaque cellule mène une vie double, une vie tout à fait indépendante qui n’appartient qu’à son propre développement et une autre vie médiate qui n’appartient qu’à son propre développement et une autre vie médiate, en tant que la cellule fait partie intégrante de la plante. 1  »’

Ce texte sonnait l’heure de la consécration du principe de l’individualité des éléments anatomiques appliqué au règne végétal. La plante doit être tenue selon Schleiden pour une fédération ou une agglomération d’individus. Dans la plante, c’est la partie, non le tout, qui se voit conférée l’individualité. En même temps Schleiden fait preuve de moins d’audace que Dutrochet, puisqu’il s’interdit de généraliser le principe au-delà de son domaine de compétence (la botanique). Sous le rapport de l’individualité, la différence apparaît même plus forte que jamais entre les deux règnes du vivant. Il faudra attendre la publication des Mikroskopische Untersuchungen de Theodor Schwann (1810-1882) l’année suivante pour qu’il soit étendu au règne animal, et la théorie cellulaire généralisée conformément à sa signification fondamentale de théorie à prétention de validité universelle en biologie.

En 1842, Schleiden publie ses Principes de botanique scientifique. Dans la préface il définit l’objet d’étude d’une discipline non encore nommée qui doit servir selon lui de fondement aux études botaniques :

‘« Puisque les cellules organiques élémentaires présentent une individualisation prononcée, puisqu’on y trouve l’expression la plus générale de la notion de plante, il nous faut tout d’abord étudier cette cellule comme fondement de tout le monde végétal. Nous créons donc une étude de la cellule végétale. 81  »’

Le projet de ce qui sera bientôt appelé la cytologie végétale était désormais clairement affiché. Il avait déjà connu un début de réalisation par le passé. Et les botaniste n’allaient pas s’arrêter en si bon chemin.

Notes
3.

K. Sprengel, Anleitung zur Kenntnis der Gewächse, in Briefen, Halle, Kümmel, 1802 ; C.F. Brisseau de Mirbel, Exposition de la théorie de l’organisation végétale, Paris, Dufart, 1808.

4.

L. Treviranus, Vom inwendigen Bau der Gewächse und von der Saftbewegung in denselben, Goettingue, Dieterich, 1806 ; J. Moldenhawer, Beiträge zur Anatomie der Pflanzen, Kiel, 1812 ; H. Dutrochet,Recherches anatomiques et physiologiques sur la structure intime des animaux et des végétaux et sur leur motilité, Paris, Baillière, 1824.

1.

H. Dutrochet, Recherches anatomiques et physiologiques sur la structure intime des animaux et des végétaux et sur leur motilité, op. cit., Section 5, pp. 203-05. Les travaux zoologiques auxquels Dutrochet fait implicitement référence sont ceux de Henri Milne-Edwards, que nous analyserons plus loin.

76.

C. F. Brisseau de Mirbel : « Nouvelles notes sur le Cambium », in Comptes-rendus hebdomadaires de l’Académie des Sciences, Paris, vol. 8, janv.-juin 1839, p. 649 (souligné par l’auteur).

77.

J. F. Turpin : « Organographie microscopique, élémentaire et comparée des Végétaux », Mémoires du Muséum d’Histoire Naturelle, Paris, t. 18, 1829, pp. 163-64 (souligné par l’auteur).

78.

Ibid., p. 192.

79.

M. Klein : « Histoire des origines de la théorie cellulaire », op. cit., p. 32.

80.

F. Meyen, Phytotomie, Berlin, Josephy, 1830 ; R. Brown « Observations on the organs and mode of fecundation in Orchideae and Asclepiadeae », Transactions of the Linnean Society, t. 16, 1833, p. 710 et suiv. ; F. V. Raspail, Nouveau système de chimie organique, Paris, Baillière, 1833 ; Nouveau système de physiologie végétale et de botanique, Paris, Baillière, 1837. Pour des citations de ces auteurs, cf. M. Klein : « Histoire des origines de la théorie cellulaire », op. cit., pp. 31-38.

1.

M. J. Schleiden : « Beiträge zur Phytogenesis », in Müllers Archiv für Anatomie und Physiologie, 1838, cité et trad. par Klein : « Histoire des origines de la théorie cellulaire », op. cit., pp. 37-38. 

81.

M. J. Schleiden, Grundzüge der Wissenschaftlichen Botanik, Leipzig, Lingelmann, 1842, 2 vol., t. 1, Vorwort, cité et trad. par Klein : « Histoire des origines... », op. cit., p. 38.