L’œuvre de Theodor Schwann

On peut comprendre dans ces conditions pourquoi la révélation des travaux de Schwann au public scientifique en 1839, année de la publication des Mikroskopische Untersunchungen 99 du même auteur, a fait l’effet d’un coup de tonnerre dans le ciel de l’anatomie générale. Il n’y a pas de théorie cellulaire proprement dit si on ne lui reconnaît pas une portée universelle, donc sans extension de son domaine de validité au-delà du seul règne végétal à l’ensemble du monde vivant. En ce sens, la théorie cellulaire appliquée aux seuls végétaux, ce n’est pas la moitié de la théorie cellulaire, ce n’est pas la théorie cellulaire du tout ! Quand même les idées de Schwann s’avèrent à la lumière de la critique historique moins originales qu’il n’y paraît et apparaissent pour nombre d’entre elles comme des reprises plus ou moins avouées et plus ou moins conscientes de concepts élaborés par les philosophes de la nature, il revient à Schwann d’avoir, par une série de recherches histogénétiques totalement inédites sur les principaux tissus animaux, commencé la démonstration du principe d’identité de structure et de développement des organismes végétaux et animaux par laquelle la théorie cellulaire se voit conférée sa véritable portée. Cette entreprise justifie à elle seule le jugement souvent repris selon lequel l’ouvrage de Schwann constitue un tournant dans l’histoire de la biologie.

En 1878, Schwann a raconté sa version des circonstances à la faveur desquelles il prit conscience de la signification de la théorie cellulaire et des exigences qu’imposait sa confirmation dans le domaine des études zoologiques. Nous citerons un long mais significatif extrait de son témoignage :

‘« Un jour que je dînais avec M. Schleiden, cet illustre botaniste me signala le rôle important que le noyau joue dans le développement des cellules végétales. Je me rappelai tout de suite avoir vu un organe pareil dans les cellules de la corde dorsale et je saisis à l’instant même l’extrême importance qu’aurait une découverte, si je parvenais à montrer que, dans les cellules de la corde dorsale, ce noyau joue le même rôle que le noyau des plantes dans le développement des cellules végétales. Il s’ensuivrait en effet, à cause de l’identité de phénomènes si caractéristiques, que la cause qui produit les cellules de la corde dorsale ne peut pas être différente de celle qui donne naissance aux cellules végétales. Il y aurait dès lors dans un animal un organe, la corde dorsale, composée de parties élémentaires qui ont leur vie propre, qui ne dépendent pas d’une force commune de l’organisme. Ce serait donc le contraire de la théorie généralement admise pour les animaux, d’après laquelle une force commune construit l’animal à la manière d’un architecte.’ ‘Ce fait, s’il était solidement établi par l’observation, impliquerait la négation d’une force vitale commune à l’animal et devrait nécessairement faire admettre aussi la vie individuelle des parties élémentaires des autres tissus et le même mode de formation au moyen de cellules. C’est cette reconnaissance du principe, vérifié ensuite par l’observation, qui constitue la découverte que j’ai eu le bonheur de faire ; ce n’est point là une simple généralisation de phénomènes partiellement connus et dont on tire ultérieurement une conclusion, mais la reconnaissance d’un principe d’où je concluais d’avance à l’existence générale du phénomène.’ ‘Ces idées se présentant à mon esprit, j’invitai M. Schleiden à m’accompagner à l’amphithéâtre d’anatomie où je lui montrai les noyaux des cellules de la corde dorsale. Il leur reconnut une ressemblance parfaite avec les noyaux des plantes.’ ‘Dès ce moment, tous mes efforts tendirent à trouver la preuve de la préexistence du noyau à la cellule.’ ‘Une fois arrivé, sous ce rapport, pour la corde dorsale et pour les cartilages, à un résultat satisfaisant, l’origine de toutes les parties élémentaires par le même mode de développement, c’est-à-dire au moyen de cellules, n’était plus douteuse pour moi, à cause du principe que je venais d’établir, et l’observation a entièrement confirmé ma manière de voir. J’ai trouvé, à l’aide du microscope, que ces formes si variées des parties élémentaires des tissus de l’animal ne sont que des cellules transformées, que l’uniformité de la texture se retrouve donc aussi dans le règne animal, que, par conséquent, l’origine cellulaire est commune à tout ce qui vit. Tout m’autorisait dès lors à faire également à l’animal l’application de l’idée de l’individualité des cellules. 100  »’

On l’a vu en effet : concernant les matériaux nécessaires à étayer sa théorie, Schwann a pratiquement tout à faire. Il va s’y employer avec ardeur et passion à partir de 1837, en se lançant dans une série d’études microscopiques des différents éléments de structure composant le corps animal : cartilage, os, sang, dents, ongles, plumes, cristallin, épithélium, muscles, nerfs, tendons, tissu élastique des artères, tissu adipeux, etc. Enquête au terme de laquelle Schwann propose une nouvelle classification histologique considérablement simplifiée par rapport à celle de Bichat (cinq classes de tissus sont distinguées, au lieu de vingt et un) et fondée – chose nouvelle – non sur les propriétés spécifiques reconnues à chaque tissu, mais sur des caractères ayant trait à la forme (arrondie ou stelliforme) et au degré de dépendance mutuelle (variable selon que les cellules sont plus ou moins isolées les unes des autres et que leurs parois et cavités sont ou non fondues) des cellules composantes. Ces critères de classification indiquent ainsi le nouveau rôle donné à la cellule comme élément fondamental de l’organisme animal, par-delà la diversité de ses combinaisons secondaires en tissus :

‘« Les parties élémentaires des tissus sont formées de cellules selon des modalités semblables quoique très diversifiées, de sorte qu’on peut dire qu’il existe un principe universel de développement pour les parties élémentaires des organismes et que ce principe est la formation de cellules. 101  »’

Principe de formation cellulaire dont la caractérisation est parfaitement explicite :

‘« A la base de tous les tissus organiques, si différents soient-ils, se trouve un principe de développement commun, à savoir la formation cellulaire. Jamais la nature n’agence immédiatement les molécules en une fibre, un vaisseau, etc. mais elle forme toujours une cellule ronde et transforme ultérieurement, si besoin est, cette cellule en différentes formations élémentaires telles qu’on les trouve à l’état adulte. Le processus de formation des cellules élémentaires se passe dans ses grandes lignes selon les mêmes lois dans tous les tissus ; le développement ultérieur et la transformation des cellules sont différents dans les différents tissus. 102  » ’

Affirmer l’universalité d’un principe de développement des tissus à partir de la forme-cellule (et donc de composition élémentaire), c’est sous-entendre qu’il n’existe pas de différence essentielle, sous le rapport anatomique et physiologique, entre les deux règnes du monde vivant. Opinion tout à fait contraire à la conception communément admise par les zoologistes et les botanistes – même par ceux qui défendirent et imposèrent l’idée que les plantes ne sont que des composés de cellules (et on a vu que tel était en effet l’opinion de Schleiden en 1838, qui affirme avoir cherché en vain des analogies entre les plantes et les animaux 103 ). L’absence de système vasculaire chez les végétaux, qui sert souvent à justifier l’idée d’une différence de mode de croissance entre l’animal et la plante (croissance vasculaire des tissus animaux, par sécrétion cellulaire chez la plante) n’est pas un argument suffisant dans la mesure où ce système est lui aussi une formation secondaire d’origine cellulaire, dont sont dépourvus les embryons des premiers stades et les formes adultes d’espèces inférieures. Avant les différenciations histologiques, on trouve un mode commun de développement, la même succession de stades stéréotypés : un nucléole donne naissance à un noyau, qui donne naissance à une cellule, qui donne naissance à une cellule différenciée, composante du tissu. Cette portée critique du principe d’un développement par formation cellulaire commun à tous les organismes à l’égard du dogme traditionnel de l’irréductibilité des deux règnes n’a pas manqué d’être vivement relevée par Schwann, qui, dans la préface de son livre, écrit :

‘« Le présent mémoire a pour but de montrer le rapprochement le plus intime entre les deux règnes de la nature organisée par l’identité des lois du développement et des constituants élémentaires des animaux et des végétaux. Le résultat principal de notre investigation est le suivant : un principe de développement commun se trouve à la base des constituants élémentaires de tous les organismes, à peu près comme les cristaux se forment d’après les mêmes lois, malgré la diversité de leurs formes. 104  »’

La profondeur de vue non moins que l’ampleur et l’originalité des recherches empiriques qui y sont exposées expliquent pourquoi l’ouvrage de Schwann a pu être immédiatement salué par l’un de ses contemporains comme « une des acquisitions les plus importantes de la littérature des temps actuels 105  ». Le même pouvait s’exprimer ainsi :

‘« C’est aux recherches de Schwann qu’on doit la reconnaissance complète des lois générales de la formation cellulaire comme principe morphologique de l’histogénie animale. Il en dérive une conception plus générale des tissus animaux analogue à la doctrine de la métamorphose des plantes. [...] Schwann joint à ses observations des considérations théoriques qui renferment en entier sa théorie cellulaire. Le principe de cette théorie est le suivant : la forme cellulaire est à la base du développement des éléments les plus divers des organismes ; il existe d’abord une substance sans structure ; à l’intérieur de celle-ci se forment des cellules qui peuvent se transformer ultérieurement en éléments par des voies diverses. 106  »’

La théorie de l’origine blastémique des cellules et celle de l’identité des phénomènes de formation cellulaire et de cristallisation, thèses défendues ardemment par Schwann 107 et communes à toute une lignée de naturalistes (nous avons vu que l’on peut faire remonter à Grew l’idée de la genèse des cellules dans une substance amorphe), trouvent ainsi une actualité et une visibilité sans précédent grâce à la publicité que leur assure l’ouvrage de Schwann. Pourtant elles ne survivront pas longtemps au progrès des recherches histologiques et finiront par être abandonnées, par la majorité des biologistes après la parution de la Pathologie cellulaire de Virchow – ouvrage sur lequel nous reviendrons. Parmi les notions importantes établies empiriquement par Schwann, signalons celle relative à la nature cellulaire de l’ovule. En 1838, Schwann émit pour la première fois, sur la base de ses observations personnelles concernant la structure microscopique de l’ovule de certains mammifères et oiseaux 1 , l’idée que l’ovule était en réalité une simple cellule nucléée, qu’elle en possède les caractéristiques morphologiques (noyau, « couche cellulaire » c’est-à-dire protoplasme, membrane, forme vésiculaire) et fonctionnelles (croissance, sensibilité). Idée que confirmeront définitivement en 1845 les travaux de Karl Gegenbaur (1826-1903) sur l’œuf des vertébrés, et qui sera complétée par l’établissement de sa réciproque, résultat des recherches d’Albert von Kölliker (1817-1905) 2 : la nature cellulaire des spermatozoïdes. La théorie de la cellule-œuf ajoute ainsi un argument supplémentaire à la thèse défendue par Schwann, par Schleiden, par Turpin et bien d’autres, de l’individualité des éléments anatomiques 3 . Elle ne pouvait ce faisant que renforcer le crédit accordé au principe plus général de l’individualité des parties du tout organique, la conscience d’une modification fondamentale de la position du problème des rapports du tout et de la partie en biologie, et donc, in fine, le sentiment que les implications de la réponse traditionnelle qui lui était apportée (le modèle technologique, qui suppose l’assimilation des parties à des instruments dont la fin est assignée de l’extérieur par le tout et ne se comprend qu’en référence aux besoins de la totalité) contredisaient les postulats de la nouvelle problématique. Relativement au problème que nous nous posons, il était donc important de retenir celle-ci, parmi les multiples contributions de Schwann passées désormais au compte des profits et pertes de l’histoire de la biologie. Edouard van Beneden, ancien élève de Schwann, dressera quarante ans seulement après la publication des Mikroskopische Untersuchungen un court bilan de l’œuvre du maître, qui reste, à en croire l’épistémologue, encore valable aujourd’hui :

‘« Le point de départ de tout le système c’est l’identité du développement de la cellule végétale d’un côté, de la cellule animale de l’autre. Or il est bien démontré aujourd’hui que le mode de formation des cellules que Schleiden avait cru découvrir chez les plantes n’existe pas et que ce même mode de formation que Schwann a cru trouver chez les animaux n’existe pas davantage. Sa comparaison de la formation des cellules avec la cristallisation est également insoutenable. Je vous dis cela non pour diminuer le mérite du maître : la gloire qu’il s’est acquise repose tout entière dans la découverte d’un nombre énorme de faits, dans la conception de la cellule en tant qu’individualité physiologique et dans la démonstration de l’identité de structure des organismes animaux et végétaux. 1  »’

La gloire scientifique acquise par celui auquel revient d’avoir établi l’individualité de la partie organique n’allait pas cependant sans quelque sacrifice théorico-philosophique collectif.

Notes
99.

T. Schwann, Mikroskopische Untersuchungen, Berlin, Sandersche Buchhandlung, 1839 (Une version française abrégée (trad. Lereboulet) a été publiée dans les Annales des sciences naturelles. Zoologie, 2e série, t. 17, 1842)

100.

Discours publié in Liber memorialis (Liège, 23 juin 1878) : « Manifestation en l’honneur de M. le Professeur Theodor Schwann », cité par M. Florkin, Naissance et déviation de la théorie cellulaire…, op. cit., p. 62 (souligné par nous).

101.

T. Schwann, Mikroskopische Untersuchungen, op. cit., cité et trad. par F. Jacob, La logique du vivant, op. cit., p. 132.

102.

T. Schwann, Mikroskopische…, op. cit., cité et trad. par M. Klein : « Histoire des origines de la théorie cellulaire », op. cit., p. 55.

103.

Cf. p. 23-24.

104.

T. Schwann, Mikroskopische…, op. cit., cité et trad. par M. Klein : « Histoire des origines… », op. cit., p. 55. – La même affirmation se retrouve à d’autres endroits du texte. Exemple à propos de l’histogenèse du cartilage: « Les faits les plus importants de leur structure et de leur développement concordent avec les faits du même genre offerts par les plantes. Les cartilages naissent de cellules qui, correspondent à tous égards aux cellules végétales. Pendant leur développement ces cellules sont aussi le siège de phénomènes analogues à ce qu’on voit chez les plantes. La grande différence entre le règne animal et le règne végétal, c’est-à-dire la diversité des structures terminales, disparaît donc. Les cellules, le contenu cellulaire, les noyaux sont chez les animaux analogues aux parties portant les mêmes noms chez les plantes. » (cité et trad. par C. Singer, Histoire de la biologie, op. cit., pp. 362-63, souligné par nous)

105.

G. Valentin : « Grundzüge der Entwickelung der thierischen Gewebe », in Wagner, Lehrbuch der Physiologie, Leipzig, Voss, 1839, cité et trad. par M. Klein : « Histoire des origines de la théorie cellulaire », op. cit., pp. 56-57.

106.

Ibid. 

107.

Sur l’origine des cellules dans les blastèmes, T. Schwann écrit par exemple dans le Manuel de physiologie de R. Wagner (1839), cité en n. 1 : « Le phénomène fondamental concernant les cellules est le suivant : il existe tout d’abord une substance sans structure (cytoblastème) qui se trouve dans les cellules déjà présentes, ou à l’extérieur de celles-ci. Dans cette substance naissent d’abord des noyaux cellulaires […]. Des cellules se forment autour de ces noyaux cellulaires de façon à les enfermer très étroitement au début. Les cellules se dilatent par croissance, c’est-à-dire par intussusception. » (cité et trad. par M. Klein : « Histoire des origines… », op. cit., p. 55) – Quant à la thèse du parallélisme entre la formation du nucléole au sein du blastème et la cristallisation, affirmée dans la troisième section des Recherches microscopiques, elle est reprise dans son Cours d’anatomie générale (manuscrit) de 1853 : « Les molécules se réunissent en organismes par la même force par laquelle elles forment des cristaux […] Le rejet de la force vitale ne laisse plus que l’attraction des molécules ; celle-ci entraîne conséquence l’uniformité du développement (c’est-à-dire les cellules comme principe unique) et ensuite l’identité avec la cristallisation. » (cité in M. Florkin, Naissance et déviation de la théorie cellulaire, op. cit., pp. 79-81)

1.

Rappelons que l’œuf des mammifères avait été découvert récemment (1827) par l’embryologiste Karl Ernst von Baer dans le follicule de De Graaf.

2.

A. Kölliker, Beiträge zur Kenntniss der Geschlechtsverhältnisse und der Samenflüssigkeit wirbelloser Thiere, Berlin, Logier, 1841.

3.

Cette thèse, que Schwann reprend à son compte dans ses Recherches microscopiques et dont il attribue la paternité à Schleiden, sera d’ailleurs réaffirmée avec force par l’auteur dans des textes ultérieurs. Ainsi dans son Cours d’anatomie générale de 1853, déjà cité, on peut lire : « Conséquence de l’identité du développement dans une sorte de cellules animales et des cellules végétales. Si la vie individuelle des cellules végétales était admise, elle devait être admise pour les cellules animales aussi. [...] Par cette confirmation, l’idée de la vie individuelle des cellules, qui a servi de point de départ, est justifiée. » (cité in M. Florkin, Naissance et déviation de la théorie cellulaire, op. cit., pp. 78-79)

1.

Lettre d’Edouard Van Beneden à Jean-Servais Stas, Liège, 23 mai 1878, cité in M. Florkin, Naissance et déviation de la théorie cellulaire, op. cit., p. 72.