Les contributions des physiologistes

La pathologie cellulaire a eu pour effet de renforcer l’idée selon laquelle les parties du tout étaient des individus. Mais de façon essentiellement indirecte 125 pour ainsi dire, en confortant l’autorité de la théorie cellulaire tout entière dont cette notion est l’un des corollaires. Dans le dernier tiers du 19e siècle, c’est la physiologie qui fournira les preuves expérimentales les plus nettes et décisives que la cellule n’est pas seulement l’unité morphologique, mais aussi l’unité physiologique de l’être vivant, un véritable sujet de fonction 126 .

L’anatomie microscopique, la morphologie descriptive des éléments cellulaires, s’est rapidement vue confrontée, pour continuer à progresser, à la nécessité de ne pas s’en tenir à l’usage de son principal moyen d’investigation, le microscope, à compléter la technique microscopique par l’emploi de produits chimiques (fixateurs, colorants) qui permettent de solidifier, de colorer de manière différentielle les composants de la cellule, de modifier leur réfringence, etc. Le problème se pose avec encore plus d’acuité en physiologie expérimentale. Pour pouvoir agir de manière efficace et contrôlée sur l’élément cellulaire, en faire varier les conditions de vie, les outils traditionnels du physiologiste (le scalpel, les aiguilles de dissection) sont inadéquats plus encore qu’insuffisants. Avant le renouvellement des techniques d’analyse expérimentale, la physiologie générale, la physiologie cellulaire 127 , que Dutrochet avait dès les années 1820 appelée de ses vœux, n’est qu’un vœu pieux, un projet dépourvu de moyens opératoires. Elle va trouver progressivement les voies de son instrumentalisation dans l’arsenal des techniques histo-chimiques, fort différentes des procédés classiques de vivisection (ablation d’organe, fistule, résection) hérités de la pratique chirurgicale, qui se développent à partir du début des années 1850 sous l’impulsion de Claude Bernard en France, de Karl Ludwig en Allemagne : procédés relatifs à l’emploi de ses nouveaux outils que sont les réactifs, ces substances toxiques ou médicamenteuses, microbiennes (bacille du charbon) et surtout chimiques (venins de batraciens, d’insectes, de serpents, de reptiles, mais aussi strychnine, curare, monoxyde de carbone, chloroforme, cyanure, opium, cocaïne, absinthe, alcool…), qui ont pour caractéristique commune d’agir électivement sur un groupe spécifique de cellule ou sur une partie de l’élément cellulaire, d’opérer une action histologiquement ciblée (cf. le mot de Bernard : les poisons sont des « scalpels profonds ») 128 . Par exemple la strychnine agit sur les cellules excito-motrices de la moelle, le curare sur l’extrémité des nerfs moteurs, le monoxyde de carbone sur les globules rouges du sang, le chloroforme sur les cellules chlorophylliennes des végétaux. Savamment employées dans quelques expériences décisives, ces substances vont donner aux physiologistes le moyen de séparer et de distinguer des fonctions naguère confondues, d’identifier leur lieu de réalisation au niveau et au sein même des éléments anatomiques, et partant de montrer qu’il s’agit de phénomènes essentiellement cellulaires, qui ont pour siège et pour agent l’élément anatomique. Claude Bernard sera le premier à en dégager théoriquement et pratiquement tout l’intérêt heuristique en physiologie, en même temps qu’un de ses plus fervents et enthousiastes utilisateurs. « Nous trouvons, dit-il, dans l’emploi des poisons les réactifs qui nous permettent ces actions expérimentales élémentaires par lesquelles nous dissocions les fonctions des éléments anatomiques eux-mêmes 129  ». Ses expériences d’empoisonnement de batraciens et de mammifères par le curare, la strychnine, le monoxyde de carbone notamment, commencées dans les années 1840 130 , démontrent qu’un certain nombre de phénomènes vitaux fondamentaux (la respiration, le mouvement) se localisent non dans l’étendue de quelque organe ou appareil, mais dans les éléments anatomiques eux-mêmes, qu’ils sont essentiellement le produit de l’activité cellulaire : « Cette action des poisons nous permet donc de réaliser en quelque sorte des vivisections d’une délicatesse infinie, puisqu’elle nous permet, ce qui est le caractère de la vivisection proprement dite, de localiser les phénomènes de la vie ; mais ici cette localisation, au lieu de se faire sur des organes, se fait sur des éléments anatomiques 131  ». Par exemple, la respiration, quels que soient les organes qu’elle met en œuvre (jeu du thorax, déglutition par les muscles de la bouche), qu’elle se fasse dans l’air (respiration pulmonaire) ou dans l’eau (respiration branchiale) se révèle un phénomène de nature chimique s’opérant à l’échelle cellulaire et par l’entremise des cellules (combinaison de l’oxygène à l’hémoglobine des globules rouges sanguins, qui le transportent ensuite dans les tissus), essentiellement identique chez tous les animaux à sang rouge. La nouvelle signification qui lui est ainsi conférée (acte d’hématose) constitue à la fois une application et une justification du point de vue de la physiologie générale en biologie. Il en est de même pour ces autres fonctions générales de l’organisme que sont la digestion, la sensibilité, la contractilité, dont quelques expériences décisives menées à l’aide de poisons par Claude Bernard, Alfred Vulpian (1826-1886), Paul Bert 132 (1833-1886) notamment montrent qu’ils constituent essentiellement la propriété des cellules épithéliales, nerveuses et musculaires respectivement, et que ces cellules ont chacune leur autonomie physiologique puisqu’elles conservent leur fonctionnalité lorsque d’autres, concourant parfois à la même fonction générale, l’ont perdue. Ainsi le curare « tue » l’élément nerveux moteur mais respecte l’élément nerveux sensitif et l’élément musculaire : il empêche la réalisation de la fonction qui résulte de leur concours (le mouvement), mais n’abolit ni la sensibilité ni la contractilité musculaire, propriétés spécifiques des deux derniers éléments : « En parcourant les diverses phases de l’empoisonnement, nous avons vu que le curare détruit le mouvement en laissant persister la sensibilité [...], qu’il n’atteint qu’un des éléments efficaces du mouvement, le nerf moteur, car le cœur continue à battre, et les muscles ont conservé leur faculté contractile intacte. La conclusion physiologique qui ressort de ces expériences est très claire : l’élément nerveux sensitif, l’élément nerveux moteur et l’élément musculaire ont chacun leur autonomie, puisque le curare les sépare et n’est toxique que pour un seul d’entre eux 133  ». De proche en proche, c’est ainsi l’ensemble des grandes fonctions qui sont appelées à révéler l’origine et le lieu cellulaires de leur mécanisme fondamental. Les phénomènes physiologiques et pathologiques se réduisent, dans cette perspective, aux multiples activités diversement combinées ayant pour siège et pour sujet les éléments anatomiques.

Enfin, il est un dernier domaine qui va fournir aux physiologistes dans la deuxième moitié du 19e siècle des faits tout aussi décisifs en faveur de la thèse de l’individualité des éléments anatomiques. Ce domaine c’est celui des greffes. Les greffes, ainsi que les bouturages et les marcottages des plantes, qu’ils soient spontanés ou provoqués artificiellement, sont des phénomènes dont l’existence est connue depuis longtemps des botanistes, et plus encore des cultivateurs, en raison de leur intérêt pratique en agriculture. Jusqu’aux célèbres expériences de greffe animale menées de 1740 à 1744 par Abraham Trembley 134 (1710-1784), maintes fois confirmées depuis, qui démontrèrent la possibilité de reconstituer une hydre vivante à partir de plusieurs fragments issus d’hydres différentes (exemples dont nous reparlerons plus loin dans la mesure où elles ont constitué un matériau de choix pour la réflexion de Milne-Edwards sur la division du travail physiologique), les naturalistes les croyaient caractéristiques du règne végétal. Dès lors, l’idée fera son chemin et, incessamment confirmée par les découvertes toujours plus nombreuses des zoologistes sur les remarquables propriétés des animaux inférieurs, des planaires, des mollusques, des crustacés et même de certains invertébrés inférieurs du type amphibien ou reptile, finira par s’imposer au 19e siècle qu’il s’agit d’un phénomène pratiquement aussi répandu dans le monde animal que dans le monde végétal 135 . Ainsi les phénomènes de multiplication par division des protozoaires, de reconstitution des parties perdues (queue et pattes, têtes) chez certains reptiles, insectes et crustacés, voire celle du tout à partir d’un fragment comme chez les hydres, les étoiles de mer ou les planaires constituent de véritables bouturages spontanés. De même on voit des faits de marcottages spontanés chez la plupart des éponges et des polypes, dont les modes de multiplication ressemblent à ceux de certains végétaux. Autant de données qui témoignent de la généralité du phénomène dans les deux règnes du vivant.

Mais jusqu’à l’avènement de la théorie cellulaire ces phénomènes restent en attente de leur signification. Il manque une explication générale à leur possibilité, un cadre théorique permettant de réduire la diversité de ces manifestations phénoménales à l’unité d’un mécanisme fondamental. C’est la théorie cellulaire qui va donner les moyens de leur interprétation rétrospective, en même temps qu’elle va permettre d’en saisir la véritable portée, puisqu’elle y trouvera, une fois instituée les conditions de leur production expérimentale – ce qui suppose qu’ils cessent d’être un objet d’étude uniquement pour les naturalistes pour devenir aussi celui des physiologistes –, confirmation de ses propres principes. De fait, c’est des physiologistes acquis à la nouvelle théorie que viendront, à partir des années 1860, les expériences décisives de greffes et de transplantations établissant l’individualité des éléments anatomiques : Léopold Ollier et Paul Bert 1 démontrent respectivement que, extraits puis implantés ailleurs sur le corps de l’animal, un fragment de périoste de lapin, de patte ou de queue de rat continuent à vivre et à se développer dans un sens spécifique pendant un certain temps, c’est-à-dire qu’ils y assument la fonction spécifique traditionnellement dévolue à l’organe dont ils faisaient originairement partie (le lambeau de périoste s’ossifie, queues et pattes croissent à une vitesse et dans les formes normales). A la suite de ces premières tentatives, les expériences réussies de greffes, de transplantations de parties à un autre endroit du corps animal se multiplieront, qui trouveront rapidement de nombreuses applications médicales : ainsi la transfusion du sang, la rhinoplastie (par laquelle on rabat un lambeau de peau frontale à la place du nez). Vingt ans déjà avant la fin du siècle, la technique des transplantations et des greffes est entrée, pour n’en plus sortir, dans la pratique chirurgicale. Leurs succès confirment pleinement, à l’instar de ceux rencontrés dans la culture de germes infectieux (maladie du charbon, choléra de poule, fièvre puerpérale) en milieux artificiels appropriés (c’est-à-dire en dehors des organismes hôtes), dont la technique est mise au point au même moment par les bactériologistes 136 , et des recherches poursuivies simultanément en physiologie générale citées plus haut, ces deux idées : 1° c’est dans les cellules que résident les propriétés physiologiques essentielles du vivant (elles font de l’os, de l’épiderme, du muscle, véhiculent l’oxygène, etc., selon les cas), puisqu’elles les transportent avec elles lorsqu’on les implante ailleurs ; 2° ces éléments anatomiques « ne demandent pour vivre que d’être placés dans des conditions non pas identiques, mais simplement analogues à celles où ils se trouvent sur l’individu à qui ils appartiennent 137  », ils vivent non d’une vie qui serait celle du tout mais de leur vie propre, croissent, se nourrissent, se reproduise, une fois fourni un milieu physico-chimique ad hoc, qu’il soit naturel ou artificiel ; autrement dit, ils se comportent physiologiquement comme des individus, ayant leur propre fin en eux-mêmes.

On possède désormais les pièces essentielles du dossier sur la foi desquelles les biologistes se sont sentis fondés à affirmer, à la fin du 19e siècle, l’individualité des éléments anatomiques. Nous laisserons le dernier mot à Paul Bert, qui, un jour où il relatait une nouvelle fois ses célèbres expériences de greffe animale devant un auditoire d’étudiants, concluait ainsi :

‘« J’avais donc raison de vous dire que chaque partie du corps vit d’une vie toute personnelle. Et par chaque partie il faut entendre non pas seulement chaque organe, chaque membre, mais chacun de ces éléments anatomiques, dont la réunion constitue l’organe, le membre, et finalement le corps. Celui-ci est donc comme une sorte de république composée de milliers de citoyens : chacun de ces citoyens est vivant, et c’est la réunion harmonique, le concours pacifique de tous ces citoyens vivants, qui constitue la vie de la société tout entière. 138  »’

Nous voilà loin du modèle technologique de l’organisme décrit dans la première partie. La « partie » de l’organisme ce n’est plus ou plus seulement, ni même premièrement au sens logique du terme (étant donné l’inévitable arbitraire dans les délimitations organiques), l’organe ou l’appareil ; c’est la cellule. Et la cellule est un individu en ce sens qu’elle « vit d’une vie personnelle ». Les conditions ont donc changé, qui imposent désormais d’abandonner l’ancien modèle sur lequel on se représentait l’organisation d’un organisme. Un modèle social ou politique, explicite dans le texte de Bert, s’y substitue, dont les contraintes et les limites restent maintenant à définir.

Notes
125.

Encore que la découverte du mécanisme des néoplasies par Virchow, sous l’espèce d’un processus de prolifération anormale d’éléments cellulaires, est bien la démonstration qu’ils peuvent continuer à vivre et à se multiplier en dehors de toute règle imposée par le tout, sans remplir les fonctions qui leurs sont assignées et les instrumentalisent. Il s’agit donc d’une preuve a contrario que les parties anatomiques sont des individus.

126.

Sur cette question de la corrélation des progrès de la théorie cellulaire et de la physiologie générale, cf. l’art. synthétique d’Everett Mendelsohn : « Cell Theory and the Development of General Physiology », Archives Internationales d’Histoire des Sciences, Paris, 1963, pp. 419-429.

127.

« L’objet de la physiologie générale, écrit Claude Bernard, est d’analyser chaque fonction et chaque acte de l’économie, afin de les ramener à leur élément organique. » (C. Bernard : « Etudes physiologiques sur quelques poisons américains : le Curare » (1864), in C. Bernard, La science expérimentale, Paris, Baillière, 1878, p. 268)

128.

A noter le parallèle, tôt aperçu par les pathologistes, entre le mécanisme par lequel agissent les poisons et celui de certaines maladies, dont le développement obéit à une même logique de ciblage. Ainsi les affections rhumatismales, qui touchent électivement et simultanément dans toute l’étendue de l’organisme un certain type de tissu (les séreuses en l’occurrence).

129.

C. Bernard, Leçons de physiologie opératoire, Paris, Baillière, 1879, p. 88.

130.

Les Leçons sur les substances toxiques et médicamenteuses datent de 1857, mais les historiens ont montré que c’est en 1844 que commencent les premières recherches de Bernard sur l’action élective du curare sur les fibres nerveuses motrices.

131.

C. Bernard, Leçons de physiologie opératoire, op. cit., p. 90.

132.

A. Vulpian, Sur l’emploi du nitrate d’argent dans le traitement de l’ataxie locomotrice progressive, Paris, Masson, 1862 ; Etudes de pathologie expérimentale sur l’action des substances toxiques et médicamenteuses, Paris, Henry, 1874 ; P. Bert, Sur la prétendue période d’excitation de l’empoisonnement des animaux par le chloroforme ou l’éther, Paris, Gauthier-Villars, 1867 ; De l’emploi du protoxyde d’azote dans les opérations chirurgicales, Paris, 1880.

133.

C. Bernard : « Etudes physiologiques sur quelques poisons américains : le Curare », op. cit., p. 298.

134.

A. Trembley, Mémoire pour servir à l’histoire d’un genre de Polypes d’eau douce, à bras en forme de cornes, Paris, Durand, 1744, 2 vol.

135.

Parmi les plus célèbres de ces travaux on peut citer : au 18e siècle, ceux sur les insectes et les planaires, de C. Bonnet, Traité d’insectologie, Paris, Durand, 1745 ; de L. Spallanzani et J. Needham, Nouvelles recherches sur les découvertes microscopiques et la génération des corps organisés, trad. Regley, Paris, Lacombe, 1769 ; au 19e siècle, ceux sur les planaires et les batraciens, d’A. Dugès, Recherches sur la circulation, la respiration et la reproduction des Annélides Albranches, Paris, Thuau, 1828 ; Recherches sur l’ostéologie et la myologie des Batraciens à leurs différents âges, Paris, Baillière, 1834 ; d’A. de Quatrefages, Recherches sur les animaux inférieurs de la faune marine, Paris, Dupont, 1844 ; Histoire naturelle des Annelés marins et d’eau douce, 2 vol., Paris, Roret,1865.

1.

L. Ollier, Des moyens chirurgicaux de favoriser la reproduction des os après la résection. De la conservation du périoste, Paris, Masson, 1858 ; Recherches expérimentales sur la production artificielle des os au moyen de la transplantation du périoste, Paris, Masson, 1859 ; P. Bert, De la greffe animale, Paris, Baillière, 1863 ; Recherches expérimentales pour servir à l’histoire de la vitalité propre des tissus animaux, Paris, Martinet, 1866.

136.

Rappelons que la technique de culture bactérienne, à la mise au point de laquelle contribuèrent, à la fin des années 1870 et au début des années 1880, R. Koch et L. Pasteur et leurs élèves respectifs, est plus ancienne et ne doit par conséquent pas être confondue avec la technique spécifique de culture in vitro de tissus vivants explantés, dont l’invention par Justin Jolly remonte seulement à 1903, et qui ne s’est développée qu’après 1910, à la suite des perfectionnements décisifs que lui apporta A. Carrel.

137.

E. Perrier, Traité de zoologie, Paris, Masson, 1893, t. 1, p. 26.

138.

P. Bert, Leçons de zoologie, Paris, Masson, 1881, p. 45.