Chapitre 3. Le risque associationniste

1. La question de l’individualité biologique

On a rappelé les différents facteurs qui assurèrent la fortune de l’idée de l’individualité des éléments anatomiques dans les sciences de la vie en cette deuxième moitié du 19e siècle. Mais un paradoxe bien significatif est le suivant : au moment où s’impose finalement en biologie la thèse de l’individualité des éléments anatomiques, la signification de ce terme d’individualité est devenue fort problématique. De tous côtés, des voix s’élèvent qui s’interrogent sur le point de savoir ce qu’il faut entendre par individu en biologie. L’on cherche à distinguer et à expliciter les multiples acceptions d’usage du vocable, trop souvent amalgamées par les savants des générations précédentes qui passent, sans bien s’en aviser, d’un sens à l’autre ; à identifier quelles sont celles qui sont compatibles avec les données nouvelles établies par les morphologistes 1 . Bref, s’élabore tout un travail de discrimination et de redéfinition critique de la notion.

Ce n’est pas évidemment que l’individualité soit considérée comme un concept métaphysique dont il n’y aurait décidément plus rien à tirer, propre seulement à semer la confusion et à créer de faux problèmes dans la réflexion sur les questions de philosophie biologique. Sinon l’on ne comprendrait pas pourquoi l’usage de la terminologie persiste et même s’étend en cette seconde moitié du 19e siècle – comme l’attestent ses nouvelles applications aux parties du tout organique que sont les cellules. Il faut croire que certaines des idées qu’elle suggère trouvent grâce encore auprès des biologistes pour se voir ainsi incessamment reconduite. Il faut croire que le terme d’individu recouvre une notion tout de même jugée valable et même indispensable à la réflexion biologique rationnelle, une notion qui justifie l’usage de ce terme quand même les autres sens du vocable se voient progressivement ôtés toute valeur scientifique. L’idée d’individualité en biologie est bien en proie à une crise d’identité, qui oblige les savants à faire le tri entre ses différentes déterminations traditionnelles. Mais elle n’est pas abandonnée dans l’entièreté de son conceptloin s’en faut. Voilà pourquoi les termes d’individu et d’individualité continuent d’être employés par les biologistes. Seulement l’usage qu’ils en font apparaît de moins en moins conciliable avec un certain nombre de déterminations traditionnellement associées à la terminologie et qui en composaient pour partie la notion synthétique usuelle. En cherchant à tirer les conséquences de leurs découvertes sous le rapport de la question de la définition de l’individualité, botanistes et zoologistes n’aboutissent donc pas à la conclusion selon laquelle il faudrait s’interdire l’emploi du terme et mettre au rebut de l’histoire des idées préscientifiques toutes les composantes de la notion ordinaire, mais à celle selon laquelle une distinction tranchée est nécessaire entre le concept savant et le concept vulgaire d’individualité sur lequel il fait fonds, saturé de significations diverses incompatibles avec les nouvelles applications du terme.

Notes
1.

Voir par exemple les réflexions instruites au 19e et au début du 20e siècles sur la question de l’individualité biologique dans les travaux suivants : E. Haeckel, Generelle Morphologie der Organismen, Berlin, Reimer, 1866, t. 1, livre III : « Generelle Tectologie oder Allgemeine Structurlehre der Organismen » ; C. Gegenbaur, Manuel d’anatomie comparée, trad. Vogt, Part. 1, B : « Des Organes », § 22 et 23, Paris, Reinwald, 1874 ; C. Claus, Traité de zoologie, trad. Moquin-Tandon, I, chap. 3, § 1 : « Individu. Organe » et Appendice A : « L’individualité animale », Paris, Savy, 1878 ; H. Milne-Edwards, Leçons sur la physiologie et l’anatomie comparée de l’homme et des animaux, t. 14, 140e leçon : « Considérations générales sur les êtres animés, § 6, 7 et 8 ; E. Perrier, Les colonies animales et la formation des organismes, Livre V, chap. 4 : « L’individualité animale », Paris, Masson, 1881 ; Traité de zoologie, op. cit., t. 1, Part. 1, chap. 2, § 10 : « Individus et colonies » ; M. Verworn, Physiologie générale (1894), trad. Hedon, Paris, Schleicher, 1900, chap. 2, I, A : « L’Individualisation de la Matière vivante » ; F. Houssay, La Forme et la Vie, Paris, Reinwald, 1900, chap. 5 : « L’Individu. Mortalité et Immortalité » ; Nature et Sciences naturelles, Livre V, chap. 1, III : « Le problème de l’individualité », Paris, Flammarion, 1896 ; A. Prenant, P. Bouin, L. Maillard, Traité d’histologie, Paris, Schleicher, 1904, 2 vol., t. 1, Livre I, chap. 1, art. 3 : « L’individualité cellulaire ». A noter que les ouvrages de Houssay et de Prenant et al. intègrent les critiques plus récentes et radicales visant à remettre en cause le principe de l’individualité des cellules, qui font suite aux découvertes concernant l’existence de connexions organiques fortes entre les cellules (ponts intercellulaires, anastomoses) et de masses plurinucléées indivises (symplastes, syncytiums). Elles n’ont pas à entrer ici en ligne de compte, dans la mesure où l’intérêt qui pousse les sociologues à emprunter aux biologistes une certaine conception des rapports du tout et de la partie concerne un modèle élaboré préalablement à ces critiques, dont la valeur tient justement à ce qu’il postule l’individualité des parties.