Individualité et indivisibilité

De l’avis général 1 , l’ébranlement décisif avait été donné un siècle plus tôt, dans les années 1740, au moment des controverses que souleva l’interprétation des découvertes (citées plus haut) presque simultanées d’Abraham Trembley et de Charles Bonnet concernant les propriétés remarquables de l’hydre d’eau douce et de certaines espèces d’annélides 139 . Ces êtres peuvent être bouturés, c’est-à-dire qu’on peut les diviser en un nombre très important de parties qui restent viables séparément et reconstituent toutes les parties manquantes jusqu’à ce que soit formé un nouveau tout semblable au tout primitif. Ils peuvent être greffés : on peut associer dans une certaine mesure des parties provenant d’organismes différents et il en résulte un être parfaitement viable 2 . Même si nombre de faits du même ordre étaient connus depuis longtemps des zoologistes, et plus encore, évidemment, des botanistes 3 – ces phénomènes étant courants dans le règne végétal –, on n’en avait pas tiré les conséquences du point de vue de la question de l’individualité, ou du moins pas systématiquement, pas au point de problématiser l’attribution de l’individualité, encore moins de s’interroger sur la signification du terme dans son usage scientifique, de spécifier une signification savante, distincte de la signification courante. Mais la découverte des possibilités remarquables de divisibilité de ces animaux que l’on avait toujours tenus jusqu’alors pour des individus oblige à poser cette fois nettement le problème. Doivent-ils être considérés comme des individus, comme le veut l’usage, ou bien comme des composés, des complexes d’individus ? Il semble bien qu’en pareille affaire on ne puisse plus dorénavant s’en remettre à la tradition. Et le débat une fois posé, il apparaît de plus en plus évident que la question ne concerne pas seulement certaines espèces d’hydres et d’annélides, mais aussi bien d’autres groupes zoologiques aux propriétés analogues dont on découvre au fur et à mesure que l’individualité qui leur était communément attribuée ne va pas non plus de soi, a perdu son évidence primitive. Le problème de l’attribution de l’individualité était posé.

Celui-ci allait en entraîner ou réactiver un autre. La remise en cause de l’individualité d’organismes d’espèces toujours plus nombreuses ne pouvait, à moyenne échéance, que faire resurgir un problème ancien plus ou moins passé sous silence : le problème de la compatibilité des applications des critères anatomiques et physiologiques d’une part, du critère de l’individualité d’autre part. Comment peut-on différencier ou distinguer, sous le rapport de l’individualité, ce qui est similaire voire identique sous le rapport anatomo-physiologique ? Comment peut-on qualifier d’individu tel tout (par exemple les méduses) et de colonies d’individus tel autre tout (par exemple les colonies d’hydrozoaires) aux caractères anatomiques et physiologiques pourtant si voisins du premier ? De manière plus générale : pourquoi l’application qui est faite du terme d’individualité par les naturalistes aboutit-elle à des découpages qui contredisent la classification systématique dressée par ces mêmes naturalistes ? Voilà l’aporie à laquelle se heurtait immanquablement la réflexion sur les conséquences découlant de la remise en cause de l’individualité d’un certain nombre d’organismes. Aporie inévitable tant que la position du problème de l’attribution de l’individualité n’était pas reconnue comme un faux problème. Or cette reconnaissance supposait à son tour celle de l’inadéquation du concept traditionnel d’individualité, dont l’emploi exige de formuler le problème de l’attribution sous la forme d’une exclusive. Telle qu’elle était posée en effet – individu ou réunion d’individus –, la question de l’attribution de l’individualité impliquait un choix. Or ce choix se révèle justement de plus en plus arbitraire, à mesure des découvertes faites par les histologistes, les physiologistes et les embryologistes concernant la structure élémentaire des corps vivants et les propriétés de ces éléments que l’on croyait jusqu’alors être l’apanage des touts. Au point de finir par apparaître absurde dans son principe. Une nouvelle étape est franchie dans la crise qui secoue le problème de l’attribution. Si bien qu’une révision du concept d’individualité dans un sens permettant de sortir de ce casse-tête semble désormais inévitable.

C’est là le point décisif. Même si des difficultés de plus en plus nombreuses surgissaient du fait de l’emploi du concept traditionnel, la nécessité de le réformer n’apparaît clairement qu’une fois admis les principes de la théorie cellulaire. Les principes bien compris de cette théorie sont en effet radicalement incompatibles avec certaines des implications de la notion traditionnelle d’individu. Avant que ne s’impose la théorie cellulaire, la question pouvait encore rester dans l’ombre, dissimulée derrière un faux problème. L’enjeu, après tout, était relativement minime : le sort de quelques espèces, en nombre certes toujours croissant mais finalement limité, dont le statut, la place dans la série hiérarchique animale ou végétale souffrait d’une certaine instabilité selon qu’on attribuait l’individualité aux parties ou au tout que celles-ci formaient. C’est pourquoi il était possible d’éviter une interrogation radicale concernant la signification du terme d’individualité en biologie et de continuer à employer la notion commune sans faire payer à la logique un prix excessif. Le problème continuait à se poser sous la forme d’une question d’attribution, d’application ; il ne portait pas sur l’essence ou la définition du concept d’individu. – Ou alors, quand, allant plus loin, l’on assimilait, à l’instar de Buffon, de Maupertuis, de Goethe, les parties microscopiques et invisibles du corps des êtres vivants complexes, végétaux et/ou animaux, à autant d’individus, c’était de manière toute spéculative, sans données empiriques pour appuyer ces assertions. L'on faisait de la philosophie ou de la métaphysique, à la manière et dans la tradition de Malebranche ou de Leibniz, non de l’histoire naturelle. La question de l’essence de l’individualité, distincte de celle de son attribution, est assurément une vieille question de métaphysique et de théologie ; elle n’est pas objectivement, même si certains naturalistes à l’occasion s’en mêlent, une question de philosophie biologique à proprement parler avant l’avènement de la théorie cellulaire. La remarque vaut généralement pour toutes les doctrines atomistes antérieures à la théorie cellulaire défendant l’idée d’un constituant élémentaire (globulaire, granulaire ou autre) des êtres vivants. Elle vaut par exemple pour les premières esquisses de la théorie dite polyzoïque ou coloniale (dont nous reparlerons plus tard) élaborées par Alfred Moquin-Tandon (1804-1863), et Antoine Dugès (1797-1838) dans les années 1820-1830 1 , et que reprendront moyennant modifications certains morphologistes éminents dans le dernier tiers du 19e siècle, – donc avant que se fut imposée l’idée du mode de constitution cellulaire des organismes végétaux et animaux –, à partir des enseignements tirés de l’analyse de la structure de certains animaux inférieurs (insectes et crustacés) et étendus de proche en proche à l’ensemble des êtres vivants. Théorie selon laquelle les organismes seraient des colonies d’individus diversement modifiés et plus ou moins fusionnés. Nul doute que ce manque de crédibilité scientifique dont souffrirent, du fait de l’absence ou de l’insuffisance de leurs fondements empiriques, les diverses tentatives précédant la théorie cellulaire qui défendirent l’idée de l’individualité des parties organiques, n’a pas favorisé la promotion d’un concept d’individualité biologique ad hoc, distinct de la notion commune. Cette transformation n’interviendra au vrai qu’à partir du moment où s’impose le sentiment de la nécessité de reconnaître la validité des principes de la nouvelle anatomie générale. Auparavant, force est de constater que l’idée n’est pas présente dans la réflexion biologique, sauf à titre d’hypothèse spéculative ne prêtant pas à conséquence, d’une pluralité des niveaux d’individualité ; qu’il faille attribuer la qualité d’individu simultanément aux parties du tout et au tout. Autrement dit, le point de vue traditionnel demeure selon lequel un individu, biologiquement parlant, est insécable, indivisible, à la manière de l’atome en physique. En termes abstraits : la notion d’indivisibilité est inhérente au concept d’individualité biologique. Un des zoologistes qui, dans les années 1880, tirant parti des enseignements fournis par l’histologie et l’embryologie depuis un demi-siècle, a éminemment contribué à donner aux vues de Dugès et Moquin-Tandon un nouveau souffle, Edmond Perrier, relève ainsi significativement que les précurseurs de la théorie polyzoïque persistent à ranger certaines familles d’animaux (notamment les vertébrés) dans la catégorie des animaux « simples », c’est-à-dire non composés de ces individus d’échelle inférieure que Moquin-Tandon appelle "zoonites", sous le motif que leur individualité, leur nature non coloniale est hors de cause 1 . Si l’individu se dit du tout, alors il ne peut se dire aussi de ses parties. Si le tout est composé d’individus, alors il ne peut être à son tour qualifié d’individu, seulement de colonie. Ces propositions renferment implicitement une conception exclusiviste ou totaliste de l’individualité, somme toute parfaitement congruente avec la définition courante. Conception qui va apparaître insoutenable une fois pris acte de son incompatibilité avec les principes de la théorie cellulaire.

Notes
1.

Voir notamment les historiques de la notion dressés par E. Perrier, Les colonies animales et la formation des organismes, op. cit. ; F. Houssay, Nature et Sciences naturelles, op. cit.

139.

Ces travaux ont été mentionnés plus haut, cf. n. 2 et 3 p. 108.

2.

Pour plus de détail sur ces expériences, voir E. Perrier, Les colonies animales, op. cit., Livre II, chap. 2 : « L’hydre d’eau douce et l’individualité animale », et chap. 4 : « La division du travail dans les colonies linéaires ».

3.

Pour un recensement systématique des faits de cet ordre connus à l’époque en botanique, cf. par ex. P.E. Van Tieghem, Traité de Botanique, Paris, Savy, 1884.

1.

On trouve cette théorie développée dans : A. Moquin-Tandon, Monographie de la famille des Hirudinées, Paris, Gabon, 1827, p. 87 et suiv. ; A. Dugès, Mémoire sur la conformité organique dans l’échelle animale, Montpellier, Ricard, 1832, p. 15 et suiv.

1.

« Moquin-Tandon distingue, en effet, dans un sous-règne particulier les animaux zoonités, c’est-à-dire les Articulés de Cuvier et les Echinodermes, des animaux agrégés formés de véritables individus tels que les Bryozoaires, les Polypes et les Spongiaires. Mais il considère les Infusoires, les Tuniciers, les Mollusques et les Vertébrés comme des individualités simples, indivisibles, et il forme pour eux un troisième sous-règne, celui des animaux isolés. » (E . Perrier, Les colonies animales, op. cit., p. 761)