Le critère inopérant de l’indépendance

On a vu en effet qu’une des deux idées essentielles de la théorie cellulaire, contenue dans ce qu’on appelle d’ordinaire le principe de composition qui a valeur d’axiome pour la majorité des histologistes à partir des années 1860, est l’affirmation selon laquelle tous les animaux et végétaux sans exception ont une même structure élémentaire dont l’unité de base est la cellule. Autrement dit, la cellule forme le constituant élémentaire unique de l’organisme dont toutes les autres formations organiques (tissus, organes, substances intercellulaires) dérivent. Comme les propriétés physiologiques générales de la cellule (sensibilité, nutrition, croissance, reproduction) constituent les caractères à la possession desquels on reconnaît d’ordinaire un être vivant, d’une part, et qu’il existe d’autre part des touts formés d’une seule cellule, on ne voit pas pourquoi l’on dénierait à ces touts vivants non composés l’individualité que l’on reconnaît aux touts vivants composés. Conformément à la conception traditionnelle, on qualifiera donc d’individu ces organismes constitués d’une seule cellule. Seulement voilà : la cellule peut se présenter ici comme un tout (cas des organismes unicellulaires), là comme une partie d’un tout (cas des organismes pluricellulaires). C’est là, nous l’avons vu, un des points décisifs qui distinguent la théorie cellulaire des théories atomistes antérieures : la cellule, l’unité élémentaire n’est pas seulement une partie ; elle peut aussi être un tout, comme en attestent les observations des protistologistes. Le pont est jeté entre le tout (individuel) et la partie, par la médiation de la cellule. Entre la cellule qui forme un tout à elle toute seule et celle qui fait partie d’un tout plus grand, il n’y a pas de différence physiologique et morphologique essentielle (toute cellule, comme on l’a dit, croît, se nourrit, réagit aux excitants extérieurs, se reproduit ; toute cellule est formée d’un noyau et d’un protoplasme). En sorte qu’il faut bien attribuer aussi quelque individualité à ces cellules constituant les parties des touts organiques complexes.

Voudra-t-on alors introduire dans la définition de l’individualité le critère de l’indépendance relativement au milieu – entendue non pas au sens d’une indépendance absolue par rapport aux conditions cosmiques, mais au sens d’une capacité à vivre en dehors d’un tout, coupée de toutes connexions organiques 1 –, afin de démarquer les cellules qui seraient individuelles de celles qui ne le seraient pas, et conserver le caractère de l’individualité aux seuls touts ? Mais entre la cellule vivant à l’état isolé et celle vivant au sein d’un organisme complexe très intégré, il n’existe qu’une différence de degré sous le rapport de leur indépendance à l’égard du milieu (que ce milieu soit le milieu extérieur cosmique, comme c’est le cas pour les organismes pluricellulaires et unicellulaires, ou le milieu organique constitué par les autres éléments anatomiques avec lesquelles la cellule forme un tout, comme c’est le cas pour les cellules d’un organisme pluricellulaire). On trouve réalisés dans la nature – les naturalistes ne manquent pas de le rappeler – tous les degrés d’indépendance (ou de dépendance) imaginables, la gamme entière des positions possibles sous ce rapport, de l’indépendance pure et simple à la fusion quasi-complète des cellules. « On observe, note ainsi Perrier, toutes les transitions entre l’indépendance à peu près complète et la solidarité absolue, à mesure que l’on considère des organismes plus hautement différenciés ou, dans un même organisme, des parties plus complètement spécialisées 140  ». Aussi faut-il en rabattre sur ce point et admettre que, l’individualité une fois reconnue aux organismes unicellulaires, il est impossible de ne pas l’accorder dans une certaine mesure aux cellules faisant partie d’organismes supérieurs. L’indépendance au sens où nous l’avons entendue ne peut servir de critère de démarcation, à faire le départ entre ce qui est individuel et ce qui ne l’est pas. Car « même dans leurs associations les plus complexes, les plastides qui constituent un être vivant ne perdent jamais complètement leur indépendance. Chacun d’eux vit pour son compte, comme un être autonome 141 ». La seule manière de conserver à la notion un caractère un tant soit peu opératoire, de l’intégrer tout de même à la définition de l’individualité, est de substituer au concept absolutiste d’individu le concept relativiste d’une plus ou moins grande individualité – ce que beaucoup de biologistes ne manqueront pas de faire. Moins donc l’indépendance comme critère de l’individualité biologique que le degré d’indépendance comme mesure de l’individualité. Une conception relativiste et pluraliste de l’individualité s’impose : pluraliste sur le plan de l’ordre (il existe différents niveaux d’individualité : au niveau des cellules, comme au niveau de l’ensemble qu’elles composent éventuellement) ; relativiste puisqu’il existe plusieurs degrés d’individualités (il peut y avoir plus ou moins d’individualité, et ceci à chaque niveau). Un individu d’ordre supérieur se compose d’individus d’un ordre inférieur ; il peut même se diviser en parties sans dommage pour la vie de ses individus inférieurs si le degré d’indépendance dont ils jouissent lorsqu’ils se trouvent réunis en organisme est suffisant pour assurer leur viabilité à l’état séparé.

Telles nous semblent être les conséquences de la théorie cellulaire relativement à la question de l’individualité : la dissociation des concepts d’individualité et de totalité d’une part, d’individualité et d’indivisibilité d’autre part. Les promoteurs de la théorie, botanistes et zoologistes, les Mirbel, Turpin, Meyen, Schleiden, Schwann, Virchow, ne s’y sont pas trompés, qui n’hésitent pas à appliquer les épithètes et attributs d’individuel, d’individu, d’individualité aux cellules. Les textes cités plus haut le montrent suffisamment : « individus vivants jouissant chacun de la propriété de croître, de se modifier, de se multiplier » (Mirbel), « individualités distinctes, ayant leur centre vital particulier de végétation et de propagation » (Turpin), « êtres isolés, individualisés, définis » (Schleiden), « vie individuelle des parties élémentaires » (Schwann), « masses d’existences individuelles dépendantes les uns des autres » (Virchow), etc. Il ressort clairement de ces propos que l’individualité n’est plus conçue comme un attribut exclusif des touts, et cela suffit à différencier la notion scientifique de la notion commune. Les théories qui développeront ultérieurement l’idée d’une pluralité des degrés et des ordres d’individualités 1 (de la cellule à la société animale, en passant les diverses formations que constituent les tissus, les organes et appareils, les personnes pour Verworn ; les organes, les antimères, les métamères, les personnes pour Haeckel ; les mérides, les zoïdes, les dèmes pour Perrier 2 ) sont la conséquence de cette épuration ou de cet appauvrissement sémantique de la notion savante par rapport à la notion commune. Etant entendu en effet que, le principe une fois accordé, on ne voit pas pourquoi s’arrêter en si bon chemin et ne pas attribuer, au moins en théorie, un certain degré d’individualité non seulement aux cellules et aux organismes, mais aussi aux ordres intermédiaires et supérieurs dont ces parties et ces touts font partie. L’individualité que beaucoup de morphologistes après 1860 reconnaissent dans une certaine mesure aux tissus aux organes, aux sociétés animales, ou à d’autres formations intermédiaires et supérieures plus ou moins distinctes des structures anatomiques classiques et dont ils cherchent confirmation de la notion qu’ils s’en font dans des formes animales et végétales vivant à l’état indépendant 3 qui leur paraissent en être l’exact équivalent morphologique – cette individualité ne peut être conférée et même pensée qu’une fois ce changement sémantique intervenu, c’est-à-dire une fois rejetée l’idée traditionnelle d’un lien intrinsèque rattachant l’individualité au niveau organique macroscopique exclusivement, au profit de l’idée d’une pluralité des ordres et des degrés d’individualités.

Notes
1.

La notion d’indépendance relative n’est pas parfaitement rigoureuse, dans la mesure où, pour vivre, tout organisme a évidemment besoin d’évoluer dans un certain milieu, chimiquement et physiquement caractérisé. Si le milieu où évolue le protozoaire, qualifié d’indépendant en raison de sa vie isolée, ne lui fournit plus les conditions physico-chimiques caractéristiques de son milieu normal, il meurt. 1l n’y a donc jamais en ce sens d’indépendance relative, et on ne peut faire valoir de différences entre les cellules sous le rapport de cette indépendance relative entendue ainsi. Cependant, cette notion suffit à distinguer un milieu organique d’un milieu inorganique et possède, sous ce rapport qui nous intéresse, une valeur analytique qui justifie l’usage qui en est fait présentement.

140.

E. Perrier, Traité de zoologie, op. cit., t. 1p. 23.

141.

E. Perrier, La philosophie zoologique avant Darwin, Paris, Alcan, 1884, chap. 18, p. 241.

1.

Cette idée d’une pluralité et d’une hiérarchie des ordres d’individualité se trouve portée à son plus haut point de développement dans les ouvrages d’Ernst Haeckel (Generelle Morphologie der Organismen, op. cit.) et d’Edmond Perrier (Les colonies animales, op. cit.).

2.

Cf. M. Verworn, Physiologie générale, op. cit., pp. 65-72 ; E. Haeckel, Generelle Morphologie der Organismen, op. cit., t. 1, pp. 269-331 ; E. Perrier, Traité de zoologie, op. cit., t. 1, pp. 760-66.

3.

Exemples : l’infusoire unicellulaire Stentor correspond morphologiquement à l’élément anatomique ; l’algue Eudorina elegans au tissu pour Verworn ; l’hydre d’eau douce à l’organe pour Verworn, au méride pour Perrier ; le lombric au métamère pour Haeckel, au zoïde pour Perrier, etc. – Même si les typologies des auteurs divergent, l’existence simultanée de formes à l’état libre et à l’état associé est tenue généralement pour une confirmation décisive de l’idée selon laquelle il existe une pluralité d’ordres d’individualités biologiques.