L’autonomie physiologique

Mais en même temps que certaines notions impliquées dans le concept traditionnel d’individu disparaissent, l’idée essentielle est conservée selon laquelle l’individualité biologique se reconnaît à la possession des caractères phénoménaux distinctifs du vivant. Cette reprise sémantique explique pourquoi les biologistes ont utilisé ce terme d’individu plutôt qu’un autre à propos des cellules. L’usage (l’application de la terminologie non au tout mais aux parties du tout) est complètement nouveau ; non le concept. Puisque aussi bien l’on continue d’appliquer le terme au tout, tout en l’employant aussi désormais à propos des parties ; puisque les expressions d’ « individu élémentaire », d’ « individus cellulaire », de « cellule individualisée » ou « individuelle » côtoient celles, traditionnelles, d’ « organisme individuel », d’ « individu organique » dans la littérature biologique de la seconde moitié du 19e siècle. Il faut bien qu’en l’occurrence quelque chose du concept usuel ait été repris – et même quelque chose de suffisamment essentiel pour justifier, malgré l’abandon des autres déterminations de la notion synthétique traditionnelle, cette extension d’usage de la terminologie –, à défaut de quoi les cellules n’auraient jamais été affublées d’un tel qualificatif.

Ce quelque chose c’est assurément la notion d’autonomie physiologique, autonomie qui est reconnue à la cellule aussi bien qu’à l’organisme macroscopique. Autrement dit : est appelé individu celui dont l’activité vitale, les buts qu’il poursuit ne sont pas imposés de l’extérieur : celui qui, comme dit Paul Bert, mène une vie propre. Il faudrait ici distinguer rigoureusement, à l’instar de ce que fait Claude Bernard 1 et en dépit de l’usage qui les veut trop souvent confondus – les biologistes employant généralement les deux mots indifféremment 2 l’autonomie, qui renvoie à la notion de possession des propriétés vitales, des propriétés physiologiques caractéristiques du vivant (sensibilité, nutrition, croissance, reproduction), de l’indépendance au sens défini plus haut, qui renvoie à la notion de possession des fonctions nécessaires pour vivre comme un tout, et non comme une partie d’un tout. Dans le sens ordinaire du terme le plus proche de son sens étymologique, un être est dit autonome lorsqu’il possède sa propre loi de développement, lorsqu’il poursuit des fins qui lui sont immanentes – ce qu’on ne peut pas ne pas accorder aux cellules et qu’on doit même leur accorder par définition. Le terme d’indépendance n’a pas d’ordinaire ces connotations téléologiques et peut être employé par conséquent pour signifier autre chose : en l’occurrence, la faculté de vivre en dehors des conditions fournies par un milieu organique – faculté, on l’a dit, très variable selon qu’on a affaire à la cellule d’un protozoaire ou à celle d’un organisme complexe très intégré.

Si l’on s’entend sur cette distinction et les significations qui viennent d’être données à ces deux expressions, on dira donc de l’autonomie qu’elle constitue le critère véritable de l’individualité biologique : le degré d’indépendance n’étant tout au plus – si tant est qu’on admette l’idée que l’individualité est une grandeur mesurable, susceptible de varier en plus ou en moins –, qu’un moyen pour mesurer le degré d’individualité atteint par l’être vivant. Ne serait-ce que parce que toute cellule est autonome au sens ainsi défini – qu’elle naît, vit et meurt, possède ses propres lois de développement – il y a lieu de la considérer comme un individu. Parce qu’il est doué d’autonomie physiologique, l’élément anatomique possède toujours un minimum d’individualité, quel que soit son degré d’indépendance relativement au milieu, sa capacité à se conduire comme un tout. Il y a bien des degrés divers d’individualité cellulaire, mais jamais un zéro d’individualité. La multiplication des distinctions concernant les degrés, les ordres et même les modes de l’individualité ne change rien à l’affaire. L’on peut certes, à l’instar de certains biologistes, différencier l’individualité morphologique commune à toutes les cellules de l’individualité physiologique (entendue au sens d’indépendance) dont bénéficierait de surcroît la cellule de l’organisme monocellulaire 1  ; ou encore l’individualité réelle de certaines cellules de l’individualité virtuelle des autres (selon que la cellule peut se conduire ou non comme un tout) 2  ; l’individualité secondaire (ou acquise) des cellules composant les tissus et organes des êtres supérieurs, « qui n’ont jamais été des êtres indépendants » et qui « n’ont pas d’analogues parmi les organismes libres », de l’individualité primitive (ou essentielle) des cellules composant la colonie animale, « dont l’association directe concourt à la formation même des organismes et dont les analogues vivent encore ou ont vécu isolés les uns des autres 1  ». Quand même on restreint ce faisant au maximum la portée de la notion d’individualité dans son application à la cellule en conditionnant cette application au respect d’un certain nombre de règles de spécification et de distinctions qui en euphémisent le contenu, reste cependant qu’il est impossible désormais de ne pas reconnaître quelque individualité à quelque cellule que ce soit. La validité de l’application aux cellules du concept d’individualité au sens d’autonomie physiologique n’en sortira jamais complètement entamée, si restreinte qu’on puisse la considérer. Les différences introduites ici sur le plan quantitatif, ordinal, modal entre l’individualité des cellules et l’individualité des organismes macroscopiques ne sont que secondaires ; elles ne mettent pas fondamentalement en cause le principe de l’individualité cellulaire. Qu’on qualifie par exemple d’inférieure en degré ou en ordre, de strictement morphologique ou de purement virtuelle l’individualité des éléments anatomiques fondus dans l’organisme complexe, comparée à l’individualité de degré ou d’ordre supérieurs, à la fois morphologique et physiologique, réelle et non virtuelle des touts qu’ils composent – n’en demeure pas moins la nécessité d’attribuer tout de même une certaine individualité à la cellule. L’usage terminologique (l’association des termes de cellule et d’individu) ne fait en cela qu’exprimer une certaine conception (notion d’individualité cellulaire) élaborée en vue de répondre à une double contrainte logique : la relation d’inhérence ou d’implication qui lie la notion d’autonomie au concept de cellule d’une part, au concept d’individu d’autre part. Conception largement partagée par les biologistes à la fin des années 1860, après deux décennies de confirmations éclatantes de la théorie cellulaire venues, on l’a montré, des principaux secteurs de la recherche biologique et médicale : anatomie, physiologie, pathologie et embryologie notamment.

On voit mieux désormais ce qui a changé par rapport à l’idée qu’on se faisait du statut de la partie organique. Lorsque par partie on désignait les organes, les appareils, les systèmes, le fonctionnement de ces parties pouvait être assimilé à un usage, à un service rendu en vue de réaliser quelque fin du tout. La partie était un moyen, un instrument au service d’une fin qui lui était en quelque sorte imposée du dehors. A partir du moment où l’on admet les principes de la théorie cellulaire, il n’est plus possible de penser la partie organique dans la seule catégorie du moyen, de l’instrument. Car la partie organique que constitue la cellule c’est peut-être un instrument à certains égards et dans une certaine mesure ; mais c’est aussi, irréductiblement, un individu. Individu dont la notion, d’après la définition qui vient d’être donnée (définition exclusivement du point de vue du rapport du moyen et de la fin) de l’individualité et qui nous semble s’imposer conséquemment à l’avènement de la théorie cellulaire, s’oppose résolument à celle d’instrument. L’individu possède sa fin en lui-même, est à lui-même sa propre fin ; son activité vitale n’est pas commandée de l’extérieur. Tandis qu’au contraire l’instrument ne possède pas sa fin en lui-même ; son fonctionnement est un usage, une utilisation, et répond à un besoin ou à un but qui lui est extérieur. La fin à laquelle il est fait référence est ici immanente, là imposée du dehors. En mesurant l’écart qui oppose, du point de vue strict du rapport du moyen et de la fin, l’individu et l’instrument, on devine les difficultés théoriques soulevées par cette transformation du statut de la partie organique. Comment intégrer l’idée selon laquelle l’activité des parties anatomiques (cellules) est irréductible à un usage, sinon en renonçant à l’ancienne solution (le modèle technologique de l’organisme) par laquelle on croyait remédier au problème du rapport du tout et de la partie en biologie ? Et quel nouveau modèle les biologistes mobilisent-ils, consciemment ou inconsciemment, implicitement ou explicitement, qui soit une solution satisfaisante compte tenu des nouvelles données du problème ?

Notes
1.

« En un mot, il faut bien distinguer les propriétés qui appartiennent aux éléments et qu’enseigne la physiologie générale, et les fonctions qui appartiennent aux mécanismes et qu’enseigne la physiologie descriptive et comparée. » (C. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux (1878), Paris, Vrin, 1966, 9e leçon, p. 377)

2.

Une victime de cette confusion : Edmond Perrier, qui dans son Traité de zoologie (op. cit., t. 1, p. 45) écrit : « De même que les plastides nés les uns des autres, qui constituent un organisme déterminé, conservent une réelle indépendance réciproque, les mérides, les zoïdes qui demeurent unis entre eux, gardent également vis-à-vis les uns des autres une part variable d’autonomie. [...] Cette autonomie peut être poussée à un tel degré que chaque méride d’un zoïde, chaque zoïde d’un dème paraît se comporter et se comporte effectivement comme un organisme parfait. Après un temps plus ou moins long de vie commune, ces mérides et ces zoïdes peuvent même [...] mener une vie tout à fait indépendante. »

1.

Dans son Traité de zoologie (op. cit., p. 14), Carl Claus attribue à Rudolf Leuckart (Über den Polymorphismus der Individuen oder die Erscheinung der Arbeitstheilung in der Natur, Giessen, Ricker, 1851) le mérite d’avoir le premier nettement distingué l’individualité physiologique de l’individualité morphologique. Mais la portée et la signification de cette distinction n’ont été, semble-t-il, pleinement reconnues qu’après la parution de la Morphologie générale (1866) d’Ernst Haeckel. Haeckel a montré qu’on ne pouvait dégager différents ordres d’individualité sans présupposer une distinction de ce type. Ainsi les plastides, organes, antimères, métamères, cormus constituent bien des individus en un sens (au sens morphologique) pour Haeckel ; mais ils ne sont pas nécessairement pour autant des individus « physiologiques » (ils ne le sont que lorsqu’ils forment à eux seuls des organismes à vie libre).

2.

Cette distinction est faite par exemple par Max Verworn : « Les éléments constituants d’un individu d’ordre plus élevé ne sont pas toujours des individus réels, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas toujours capables de vivre d’une vie autonome, lorsqu’ils sont séparés de leurs connexions. Ils n’ont la propriété d’autoconservation qu’autant qu’ils vivent en association ; ce sont seulement des individus virtuels. » (M. Verworn, Physiologie générale, op. cit., p. 72, souligné par l’auteur) ; par Auguste Prenantet al. : « Les individualités qui composent un individu d’ordre supérieur à elles ne sont pas des individus réels, capables de vivre isolément, mais virtuels. Les cellules d’un tissu, les tissus d’un organe, les organes de l’homme sont dans ce cas. » (A. Prenant et al., Traité d’histologie, op. cit., p. 299)

1.

E. Perrier, Les colonies animales, op. cit., pp. 764-65. Notons que cette distinction aboutit aussi chez Perrier à différencier deux séries d’individualités qu’il nomme « morphologique » et « physiologique ». Mais la série des individualités morphologiques ne se compose pas des mêmes termes que celle de Haeckel, car l’auteur a ajouté un critère supplémentaire dans la définition de l’individualité morphologique : le critère du mode de formation de l’organisme, qui aboutit notamment à destituer l’organe de toute individualité morphologique, à différencier le méride – individu morphologique, parfois aussi physiologique –, de l’organe – individu exclusivement physiologique. Autrement dit, la relation a disparu qui faisait de l’individualité morphologique une implication de l’individualité physiologique. (Pour plus d’explications, cf. Livre V, chap. 4 du même ouvrage)