Usage biologique de l’analogie socio-politique / usage sociologique de l’analogie biologique

Telles sont les nouvelles données du problème qui obligent à abandonner la solution traditionnelle (le modèle technologique) et à poser à nouveaux frais la question des rapports du tout et de la partie en biologie : comment combiner à la fois l’idée qu’il s’agit de touts au sens fort du terme, de touts qui satisfont au critère de la définition statique d’Aristote, de touts dont « la position des parties tient à l’essence », et l’idée que les parties composant ces touts sont des individus ? Comment remplir simultanément ces deux exigences : l’individualité des parties organiques, la qualité de tout de l’ensemble qu’elles forment ?

C’est dans le cadre des recherches visant à trouver une solution à ce problème que les biologistes se trouvent amenés à réhabiliter la thèse de l’analogie de l’organisme avec la société humaine. L’idée n’est certes pas nouvelle. Les ressemblances entre l’organisation sociale et l’organisme biologique ont été maintes fois soulignées. Il s’agit même d’un lieu commun de la réflexion et de la philosophie politiques 143 . Platon soutenait déjà, dans la République, le principe d’une correspondance entre la structure psychologique de l’individu humain et la structure sociale de la cité 144 , plus précisément entre l’organisation hiérarchique et tripartite des facultés siégeant respectivement dans les parties rationnelle, irascible et appétitive de l’âme non pervertie, et celles des fonctions exercées par les gouvernants philosophes, les gardiens et les producteurs au sein de la cité parfaite. Mais ce qui est nouveau, c’est l’usage qu’en font dorénavant les biologistes, l’intérêt qu’elle présente dorénavant d’un point de vue de philosophie biologique et non de philosophie politique. L’objet qui sert de terme de comparaison a changé : ce n’est plus la société qui est comparée à l’être vivant ; c’est l’être vivant qui est comparé à la société. Ce sont les biologistes qui empruntent les termes et les concepts de philosophie politique et de droit constitutionnel pour décrire l’organisation d’un organisme, non l’inverse. L’organisation sociale n’était pas susceptible de servir de modèle alternatif au modèle technologique pour se représenter l’organisme, tant que les parties de l’organisme n’étaient pas considérées comme des individus poursuivant leurs propres fins. Il en est autrement depuis que cette dernière condition a été levée, conséquemment à l’adoption de la théorie cellulaire. L’individualité (au sens où nous l’avons entendue) des parties du tout organique n’est plus une affirmation métaphysique, mais un fait avéré par l’observation et par l’expérience, une donnée fondamentale qui ne peut pas ne pas être prise en compte dans la formulation du problème et, par conséquent, dans celle des moyens de sa solution. Ainsi de la comparaison de l’organisme et de la société, dont l’ancienneté ne doit pas dissimuler la nouveauté de l’enjeu qui motive son usage actuel et qui explique sa présente fortune, le regain d’intérêt qu’on lui porte. L’enjeu concerne désormais la portée et la signification de la notion de tout dans son application à l’organisme, non à l’organisation sociale. C’est la réalité du tout biologique, c’est le sens même du concept de totalité organique qui est maintenant en question, à présent qu’est reconnu l’individualité des parties de l’organisme. Le modèle organique est peut-être une topique de l’histoire de la philosophie politique ; mais il faut attendre la deuxième moitié du 19e siècle pour voir inversement s’imposer un modèle socio-politique de l’organisme dans l’histoire de la philosophie biologique.

Rudolph Virchow, Henri Milne-Edwards, Thomas Huxley, Claude Bernard, Paul Bert, Albert Dastre, Edmond Perrier, Ernst Haeckel, Max Verworn, etc. : nombreux sont les auteurs faisant autorité en morphologie, en pathologie ou en physiologie animales, qui n’hésitent pas à recourir au vocabulaire et aux concepts juridico-politiques pour se représenter l’organisme d’une manière qui leur semble plus conforme aux nouveaux réquisits de l’anatomie générale. L’organisme complexe leur apparaît comme une « cité », un « Etat », une « société », une « communauté », une « colonie », une « fédération » ou une « confédération » dont les cellules sont les « citoyens », les « sujets », « les individus ». Il ne manque pas non plus d’expressions synthétiques comme « Etat cellulaire 1  » (Haeckel ; Verworn), « communauté, colonie de citoyens cellulaires 2  », « fédération d’êtres élémentaires 3  » (Bernard), « véritable confédération de cellules 4  » (Arnold Lang), « véritable république de plastides 5  » (Perrier), marquant bien le lien entre la conception de l’organisme qui se trouve exposée et la théorie cellulaire. Tous ces vocables n’appartiennent pas à la même famille terminologique, ont des origines étymologiques diverses ; mais ils participent assurément d’un même réseau sémantique – qu’on peut qualifier de juridico-politique. On a déjà rapporté des propos de Virchow et de Bert, où la structure de l’organisme est décrite comme une « espèce d’organisation sociale » (Virchow), une « sorte de république composée de milliers de citoyens » (Bert). Citons d’autres extraits.

Ainsi Milne-Edwards, dans des considérations générales sur la structure élémentaire des êtres vivants :

‘« Tout Animal est une société coopérative. Le corps d’un Animal, de même que le corps d’une Plante, est une association de parties qui ont chacune leur vie propre, qui sont à leur tour autant d’associations d’éléments organisés et qui constituent ce que l’on appelle des organites. Ce sont des individus physiologiques unis entre eux pour constituer l’individu zoologique ou botanique, mais ayant une indépendance plus ou moins grande, une sorte de personnalité. Cette indépendance est telle, que la vie d’aucun des associés n’est nécessairement subordonnée à la vie d’un autre membre de la communauté ; chacun d’eux peut vivre seul pourvu qu’il se trouve placé dans les conditions propres à l’entretien du travail nutritif dont il est le siège, et la mort de l’individu physiologique ou Être collectif peut être partielle ou générale, c’est-à-dire affecter l’ensemble de l’association qui constitue cet individu ou ne frapper que certains organites sans atteindre leurs associés. 6  »’

Ainsi Huxley, s’interrogeant sur l’unité et la pluralité qui caractérisent à la fois la structure et le fonctionnement des métazoaires :

‘« What distinguishes the metazoic aggregate is that, though its component blastomeres also retain a certain degree of physiological independence, they remain united into one morphological whole, and their several metamorphoses are so ordered and related to one another, that they constitute members of a mutually dependent commonalty. 145 »’

Claude Bernard, qui a beaucoup fait pour familiariser les physiologistes avec ce type d’analogie, pousse plus loin encore la comparaison. En témoigne l’extrait qui suit :

‘« Représentons-nous l’être vivant complexe, l’animal ou la plante, comme une cité ayant son cachet spécial qui la distingue de tout autre, de même que la morphologie d’un animal le distingue de tout autre. Les habitants de cette cité y représentent les éléments anatomiques dans l’organisme ; tous ces habitants vivent de même, se nourrissent, respirent de la même façon et possèdent les mêmes facultés générales, celles de l’homme. 146  »’

Les propos de Bernard seront d’ailleurs repris pratiquement dans les mêmes termes par un de ses disciples et élèves, Albert Dastre. Celui-ci écrit :

‘« Nous nous représentons maintenant l’être vivant complexe, animal ou plante, avec sa forme qui le distingue de tout autre, comme une cité populeuse que mille traits distinguent de la cité voisine. – Les éléments de cette cité sont indépendants et autonomes au même titre que les éléments anatomiques de l’organisme. Les uns comme les autres ont en eux-mêmes le ressort de leur vie, qu’ils n’empruntent ni ne soutirent des voisins ou de l’ensemble. Tous ces habitants vivent en définitive de même, se nourrissent, respirent de la même façon, possédant tous les mêmes facultés générales, celles de l’homme [...] – Tel est l’animal complexe. Il est organisé comme une cité. 147  »’

Enfin, parmi ceux qui ont souligné avec le plus d’insistance la valeur de ces analogies et les ont employées sans aucune réserve, il faut mentionner Ernst Haeckel, autre grande personnalité du monde savant, bien connue du grand public scientifique pour ses ouvrages de vulgarisation. Quoique l’homme ait eu affaire à forte critique en raison de ses prises de position philosophiques radicales (il était partisan et théoricien du « monisme » 4 ) et de sa défense inlassable et passionnée de la « loi biogénétique fondamentale » (selon laquelle l’ontogenèse n’est qu’une récapitulation et un effet de la phylogenèse), Haeckel est un auteur reconnu et estimé par ses pairs, y compris par ceux qui contestent la valeur de son œuvre philosophique, ne serait-ce qu’au titre de ses travaux en morphologie animale, qui font référence dans la discipline 148 . Or Haeckel n’a de cesse d’affirmer dans ses différents ouvrages que « tout organisme élevé est en quelque sorte une société [Gesellschaft], un Etat [Staat] composé d’individus élémentaires 149 » ; que « les cellules [...] sont des êtres indépendants, ayant leur vie propre [selbständige lebendige Wesen] ; elles jouent dans l’organisme polycellulaire le rôle des citoyens dans un Etat [Staatsbürger des Staates] 150  » ; que « notre corps n’est pas une parfaite unité vivante, comme l’homme se plaît à le croire dans la naïveté de ses premières conceptions ; c’est une communauté sociale fort complexe, une colonie [Colonie], un Etat composé de nombreuses unités vivantes indépendantes, de cellules [ein Staat, der aus unzähligen selbständigen Lebenseinheiten besteht] 151  » ; qu’il faut « regarder l’organisme polycellulaire comme étant construit et composé sur le modèle d’un Etat civilisé [aufgebaut und zusammengesetzt […] wie ein civilisierter Staat], dont les citoyens s’attribuent des fonctions diverses pour arriver à un but commun 152  » ; que « les cellules sont les vrais citoyens autonomes [selbstthätigen Staatsbürger] qui, assemblés par milliards, constituent notre corps, l’Etat cellulaire [Zellenstaat] 153  », etc.

Notes
143.

Sur la présence des analogies « organicistes » dans l’histoire du droit et de la philosophie politique, notamment à l’époque romantique, cf. J. Schlanger, Les métaphores de l’organisme (1971), Paris, L’Harmattan, 1995, chap. 8 : « L’Etat organique ».

144.

Platon, La République, Livre IV, II, 434-445, in Platon, Œuvres complètes, trad. Robin, Paris, Gallimard, bibl. La Pléiade, 1950, 2 vol. t. 1, pp. 1001-17.

1.

L’expression « Etat cellulaire » (Zellenstaat) est utilisée par ces deux auteurs à de nombreuses reprises. Cf. notamment : E. Haeckel, « La périgenèse des plastidules » (1876), in Essais de psychologie cellulaire, trad. Soury, Paris, Baillière, 1880 ; Anthropogénie (1874), trad. Letourneau, Paris, Reinwald, 1877, 6e et 7e leçons ; Les énigmes de l’univers (1899), trad. Bos, Paris, Schleicher, 1902, p. 31 ; M. Verworn, Physiologie générale, op. cit., Partie III : « Conditions d’organisation de l’Etat cellulaire ».

2.

« Aussitôt après la fécondation, l’ovule se multiplie par division et forme une communauté, une colonie de citoyens cellulaires [Colonie von vielen socialen Zellen]. » (E. Haeckel, Anthropogénie, op. cit., p. 98)

3.

« L’individu zoologique, l’animal, n’est qu’une fédération d’êtres élémentaires, évoluant chacun pour leur propre compte. » (C. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie…, op. cit., p. 386)

4.

« Si nous mettons de côté les organismes les plus inférieurs, nous voyons les produits de l’activité multiplicatrice d’une cellule se réunir partout en confédérations, en sortes de colonies qui s’imposent alors comme des individus d’un ordre plus élevé. C’est ainsi que les organismes les plus compliqués, un oiseau, un poisson par exemple, sont de véritables confédérations de cellules. » (A. Lang, Traité d’anatomie comparée et de zoologie, trad. Curtel, Paris, Carré, 1898, t. 1, p. 2)

5.

« Véritable république de plastides où tous les individus sont à la fois indépendants et solidaires, un tel organisme est capable d’en produire d’autres […], qui peuvent à leur tour se séparer très vite de leur progéniteur […], ou lui demeurer unis. » (E. Perrier, Anatomie et physiologie animales, Paris, Hachette, 1884, p. 262)

6.

H. Milne-Edwards, Leçons sur la physiologie et l’anatomie comparée de l’homme et des animaux, op. cit., t. 14, pp. 266-67 (souligné par l’auteur).

145.

T. H Huxley, Manual of the Anatomy of Invertebrated Animals, London, Churchill, 1877, p. 47 (souligné par nous).

146.

C. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie, op. cit., p. 356 (souligné par nous).

147.

A. Dastre, La Vie et la Mort, op. cit., p. 165 (souligné par nous).

4.

Pour une analyse de la doctrine philosophique de Haeckel, cf. F. W. P. Dougherty : « Les fondements scientifiques et métaphysiques du monisme haeckelien », Revue de Synthèse, vol. C, 1979, pp. 311-36.

148.

On méconnaît en général aujourd’hui l’importance de la contribution de Haeckel à l’édification de la nomenclature scientifique en embryologie et en morphologie notamment (par exemple la terminologie (morula, blastula, gastrula) des stades de développement précoce de l’œuf, les termes, couplés ou non, de protozoaire et de métazoaire, d’ontogénie et de phylogénie, de coenogenèse, d’hétérochronie, de phylum, encore en usage, viennent de lui), et à la zoologie des microorganismes. Pour une réhabilitation cependant de l’œuvre scientifique de Haeckel aujourd’hui, voir les diverses contributions au collectif : Histoire du concept de récapitulation (dir. P. Mengal), Paris, Masson, 1993.

149.

E. Haeckel, Histoire de la création des êtres organisés d’après les lois naturelles, trad. Letourneau, Paris, Reinwald, 1877, p. 168.

150.

E. Haeckel, Anthropogénie, op. cit., p. 41.

151.

Ibid., p. 83.

152.

Ibid., p. 100 (souligné par nous).

153.

E. Haeckel, Les énigmes de l’univers, op. cit., p. 31.