Républiques et monarchies cellulaires

Mais Haeckel n’en reste pas là. Il pousse l’analogie jusqu’à distinguer différents régimes politiques réalisés au sein de l’organisation vivante, jusqu’à spécifier les organismes selon leurs formes de gouvernement – république ou monarchie. La « puissante république cellulaire de l’arbre » s’oppose sous ce rapport à « l’admirable monarchie cellulaire du vertébré 154  ». Cette distinction recoupe celle du règne animal et du règne végétal : on peut dire schématiquement en effet d’après Haeckel que « le corps de l’animal est une monarchie cellulaire ; celui de la plante, une république cellulaire 155  ». La présence ou non d’un système nerveux, critère traditionnel de démarcation des deux règnes animal et végétal, sert aussi de critère de démarcation politique. Si l’on pose le problème de l’identité politique des organismes non en termes d’opposition binaire mais en termes modaux ou quantitatifs, l’on dira que la forme plus ou moins monarchique, ou à l’inverse plus ou moins républicaine, d’un organisme est fonction du degré de développement atteint par le système nerveux, ou – ce qui revient au même – du degré de centralisation atteint par ses fonctions. Nous citerons deux extraits qui illustrent bien ces idées :

‘« Je considère tout organisme comme une unité sociale organisée, comme un Etat, dont les citoyens sont les cellules individuelles [...] Cette comparaison excellente et souvent employée, empruntée aux constitutions politiques, n’est pas une vague et lointaine analogie : elle répond bien à la réalité. Les cellules sont de véritables citoyens d’un Etat. La comparaison peut être encore poussée plus loin : nous pouvons considérer le corps de l’animal, avec sa forte centralisation, comme une monarchie cellulaire ; l’organisme végétal, plus faiblement centralisé, comme une république cellulaire. De même que la science politique comparée nous présente, dans les différentes formes d’organisation politique de l’humanité existant encore aujourd’hui, une longue série de perfectionnements progressifs, depuis les hordes grossières des sauvages jusqu’aux Etats les plus civilisés, l’anatomie comparée des plantes et des animaux nous montre également une longue suite de perfectionnements progressifs dans les Etats cellulaires. 156  »’ ‘« Les cellules se comportent tout à fait comme les citoyens d’un Etat bien organisé. Notre corps est en réalité, comme le corps de tous les animaux supérieurs, un Etat cellulaire. [...] Plus l’animal supérieur est développé, plus la monarchie cellulaire est fortement centralisée ; plus le cerveau, l’organe dominateur, est puissant, plus est complexe l’appareil télégraphique du système nerveux, qui met le cerveau en communication avec les plus hauts fonctionnaires de son gouvernement, les muscles et les organes des sens. 157  »’

Même si en général les biologistes qui en font usage se gardent bien de développer au point où la mène Haeckel, l’idée d’une analogie entre l’organisme et la société, ce type d’analyse et de distinction des organismes introduit par l’auteur de l’Anthropogénie sous le rapport du régime politique ne constitue pas un cas isolé dans les annales de la réflexion philosophico-biologique de la deuxième moitié du 19e siècle. On peut lire chez Max Verworn des propos du même genre, moins schématisés, étayés de surcroît sur une documentation zoologique et botanique bien plus ample. Pour Verworn, c’est seulement dans le règne des protistes (du type colonie d’Eudorina) qu’on trouve « des Etats cellulaires [Zellenstaaten] avec le type primitif d’une organisation en véritable république [einer echt republikanischen Verfassung], états cellulaires dans lesquels chaque cellule est exactement semblable à sa voisine et possède la faculté de pouvoir vivre isolément, indépendamment des autres 158  ». Au-delà, c’est-à-dire là où commence la division des règnes animal et végétal, « dans les Etats cellulaires des plantes et des Cœlentérés les plus inférieurs (qui, sous le rapport social, se trouvent au même rang qu’elles) la dépendance des cellules [die Abhängigkeit der einzelnen Zellen] est déjà beaucoup plus grande que dans ces véritables républiques du règne des protistes [diesen wahren Zellenrepubliken]. On a considéré l’organisation des plantes comme représentant encore une république, en opposition avec la constitution en quelque sorte plus monarchique [mehr monarchischen Verfassung] des animaux. Cette conception est juste ; mais la constitution de l’Etat cellulaire des végétaux, éponges, hydropolypes n’est plus la forme primitive de la république telle que nous l’avons vue dans les colonies de protistes. Ici, la cellule n’a déjà plus la faculté de vivre d’une façon indépendante, lorsqu’elle est séparée de la communauté [Gemeinschaft]. Sa dépendance [Abhängigkeit] à l’égard des autres cellules est devenue trop grande 159  ». Plus haut dans la série, au niveau des tissus des animaux inférieurs et de certains tissus des animaux supérieurs (du type épithéliums à cils vibratiles des vertébrés), « la dépendance qu’affectent les cellules les unes par rapport aux autres est encore plus étroite que chez les végétaux et les cœlentérés les plus inférieurs. Ici règne déjà un despotisme prononcé [eine ausgesprochene Despotie] 160  ». Enfin « le despotisme le plus étendu se rencontre chez les animaux supérieurs dans la domination que les cellules nerveuses exercent sur les divers tissus. Plus nous nous élevons dans le règne animal, plus nous voyons s’accentuer la tendance des cellules nerveuses à étendre leur domination sur tous les tissus du corps 161  ». Au total, la diversité des formes prises par l’Etat cellulaire est telle pour Verworn qu’il ne craint pas d’affirmer le profit que, comme par un juste retour des choses, il y aurait tirer de leur examen pour la théorie et la pratique sociales et politiques :

‘« Nous voyons se réaliser dans les Etats cellulaires [Zellenstaaten] de la série des organismes des formes d’organisation encore plus variées que celles que nous montrent les sociétés humaines, et ce serait un travail extrêmement intéressant si l’on venait un jour à traiter de la sociologie moderne en tenant compte des formes d’organisation que présentent effectivement les divers Etats cellulaires. Sans doute, maintes propositions de réformes sociales apparaîtraient sous un jour tout à fait différent que celui sous lequel on nous les propose quelquefois. Il est clair qu’un Etat cellulaire ne peut vivre qu’autant que ses divers éléments constituants possèdent une vie propre [ein eigenes Leben führen], car la vie du tout n’est que l’expression de la vie des diverses cellules. En dehors des cellules, il n’y a rien de vivant dans l’Etat cellulaire. L’activité vitale indépendante [die selbständige Lebenstätigkeit] de chacune des cellules est donc forcément une condition préalable pour la vie d’un organisme composé. Mais pour ce qui concerne la partie d’indépendance cédée par la cellule du fait de sa réunion à d’autres cellules, on rencontre sur ce point d’innombrables variétés [...] Cette dépendance des cellules, les unes par rapport aux autres, dans l’Etat cellulaire [diese Abhängigkeitsverhältnis in dem Zellen des Zellenstaates], est d’autant plus faible, et l’indépendance de chaque cellule [die Selbständigkeit der einzelnen Zelle] d’autant plus grande, que nous descendons plus bas dans l’échelle des organismes, et que les diverses cellules composant l’Etat cellulaire se ressemblent davantage. 1  »’

Il convient cependant de noter que la distinction établie sous le rapport politique par Haeckel, Verworn et d’autres, entre les formes d’organisation de l’Etat cellulaire est susceptible d’être instrumentalisée sur le plan politique et idéologique dans un sens plutôt favorable aux ennemis de la démocratie, et qu’elle sera effectivement utilisée par des auteurs défendant un point de vue politique conservateur ou réactionnaire. Comme le rappelle le sociologue Célestin Bouglé dans la préface de son ouvrage La démocratie devant la science 2 , il existe en France et en Allemagne par exemple une « sociologie monarchiste » (Bouglé range ainsi dans cette rubrique des travaux comme l’Enquête sur la Monarchie (1909), de Charles Maurras) qui profite opportunément de l’association faite, généralement sans visée idéologique d’arrière-plan, par certains biologistes entre les notions de monarchie et d’animal supérieur d’une part, de république et d’animal inférieur d’autre part, pour faire passer leur propre jugement de valeur politique pour un jugement fondé en nature, ou du moins fondé sur une norme à la validité aussi certaine que semble l’être pour les biologistes la loi d’évolution biologique dans le sens d’une différenciation progressive des organes et des fonctions (et notamment d’un développement du système nerveux), qui motive en général leur jugement concernant la différence de rang occupé par les « républiques » et les « monarchies » cellulaires dans la série animale et dans la série végétale. La démocratie, organisation inférieure, serait ainsi pour ces auteurs derrière nous, condamnée qu’elle est par la loi d’évolution. Le futur, l’organisation supérieure, c’est la monarchie. En sociologie comme en biologie.

Cette possibilité d’utilisation des analogies entre l’organisme et la société à des fins de justification d’une doctrine politique réactionnaire, usage au demeurant désapprouvé par Haeckel dont les positions libérales en matière politique sont de notoriété publique, a certainement été l’une des causes de la réticence de certains biologistes à distinguer les Etats cellulaires sous le rapport du régime politique. Nous verrons plus loin comment la conceptualisation de Claude Bernard permettra de lever cette difficulté : grâce à Bernard, il va devenir possible de caractériser politiquement l’organisation des Etats cellulaires supérieurs, c’est-à-dire des organismes pourvus d’un système nerveux très développé, autrement qu’en la qualifiant de monarchique ou de despotique.

Que l’on aille ou non jusqu’à distinguer l’organisation des êtres vivants d’un point de vue politique, il ressort avec évidence de tous les extraits cités qu’un lien étroit, quasi causal (au sens où la comparaison est suggérée, provoquée) unit, dans l’esprit de leurs auteurs, cette nouvelle représentation de l’organisme conçu par analogie avec la société d’une part, et la théorie cellulaire d’autre part. L’usage d’un tel raisonnement analogique ne s’explique que rapporté au contexte de la nouvelle anatomie générale fondée sur la théorie cellulaire. Le temps, nous l’avons dit, n’est plus où l’individualité ne pouvait se dire que de parties élémentaires encore hypothétiques ou simplement imaginaires – « particules », « molécules », « granules » dont l’existence est inférée par raisonnement –, non de parties à la réalité empirique dûment établie par l’observation (microscopique), comme le sont les cellules. La notion d’individualité des parties anatomiques a perdu désormais son caractère spéculatif ou quasi-métaphysique ; elle est désormais corroborée par une série considérable d’observations d’ordre anatomique, physiologique, pathologique, embryologique notamment. L’individualité des parties pouvait jadis à la rigueur, comme chez Dugès et Moquin-Tandon, jouer le rôle de principe ; mais ce principe demeurait cependant confiné dans le cadre de doctrines clairement affiliées à la « philosophie anatomique » ou à « l’anatomie transcendante » 1 que s’efforçaient de promouvoir dans les années 1820-1830 Etienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) et Etienne-Renaud-Augustin Serres (1787-1868) 2  . Soit une école de pensée qui n’a pas abandonné toute ambition ou caractère métaphysique et qui suscite de ce fait force critiques de la part de Georges Cuvier et ses élèves, et plus généralement de tous les investigateurs soucieux d’édifier une anatomie comparée plus scrupuleuse et respectueuse des faits.

Mais l’histoire prend des bifurcations insoupçonnées, et les succès rencontrés par la théorie cellulaire dans nombre de secteurs de la recherche ont fait gagner dans l’intervalle un crédit formidable au principe de l’individualité des parties élémentaires. Le moment était donc venu de remanier la représentation de l’organisme de manière à la rendre compatible avec un principe qui n’est plus un principe métaphysique ou une supposition spéculative mais un principe de biologie positive. C’est cette recherche d’une nouvelle représentation de l’organisme que traduit l’usage des analogies socio-politiques dont nous avons donné ici quelques exemples.

Notes
154.

E. Haeckel, Anthropogénie, op. cit., p. 19.

155.

E. Haeckel : « La périgenèse des plastidules », in E. Haeckel, Essais de psychologie cellulaire, op. cit., p. 154.

156.

Ibid., pp. 17-18.

157.

Ibid.., pp. 114-115.

158.

M. Verworn, Physiologie générale, op. cit., p. 633.

159.

Ibid.

160.

Ibid.

161.

Ibid., p. 636.

1.

M. Verworn, Physiologie générale, op. cit., pp. 631-32.

2.

C. Bouglé, La démocratie devant la science (1904), Paris, Alcan, 1923, 3e éd., Préface.

1.

E. Geoffroy Saint-Hilaire, Philosophie Anatomique, 2 vol., Paris, Roublet, 1822 ; E. R. A. Serres, Anatomie Comparée Transcendante, Paris, Didot, 1842.

2.

Sur la filiation intellectuelle qui rattache Alfred Moquin-Tandon et Antoine Dugès à Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, cf. E. Perrier, La philosophie zoologique avant Darwin, op. cit., pp. 149-159.