Implications du modèle du point de vue des reconstitutions phylogénétiques

Il nous semble que l’on n’est pas moins fondé à parler ici d’un modèle socio-politique. L’organisation des sociétés humaines est, bien plus qu’une image théoriquement sinon pédagogiquement superfétatoire, le modèle sur lequel les biologistes se représentent dorénavant, plus ou moins explicitement, l’organisation de l’être vivant. Les propos de Verworn et de Haeckel le montrent suffisamment, qui suggèrent que les connaissances tirées de l’analyse des diverses formes animales et végétales à l’aide des outils fournis par le droit et la science politique pourraient en retour utilement profiter aux sciences sociales et à la pratique politique elle-même. Ce qui suppose non seulement l’identité fondamentale de l’organisation sociale et de l’organisation biologique, mais aussi l’identité des formes ou des modes spécifiques d’organisation sociale et biologique (monarchie, république) dont la diversité se retrouve au sein de chaque ordre. Identité qui résulte, chose nouvelle, de l’assimilation de l’organisme à une société et non l’inverse, puisqu’en effet ce sont les concepts empruntés aux sciences sociales et politiques qui servent ici à caractériser l’organisation biologique. Depuis les « hordes barbares » jusqu’aux Etats les plus « civilisés », dont on retrouve respectivement les formes d’organisation dans les algues et les champignons d’une part, les vertébrés et les végétaux supérieurs d’autre part, « l’histoire de la civilisation humaine, dit Haeckel, nous explique l’histoire de l’organisation des organismes polycellulaires 1  ». La connaissance de l’histoire de la civilisation humaine, qui utilise les mêmes procédés et passe par les mêmes étapes que la phylogenèse (l’évolution des espèces), a cet avantage pour Haeckel qu’elle nous est immédiatement accessible par simple déduction. On peut donc formuler a priori des hypothèses phylogénétiques sur la base de l’idée que l’on se fait de l’évolution des sociétés humaines, idée dont nous instruit l’imagination plus encore que l’observation. Ainsi à la question de savoir « comment l’organisme cellulaire complexe est-il provenu de l’organisme monocellulaire si simple » Haeckel répond « qu’il a dû agir tout à fait [er muss sich ganz ebenso verhalten haben] comme le ferait un homme, un fondateur d’Etat ou de colonie » échoué sur une île déserte, dont les descendants, « ces sauvages, qui se seront répandus sur la surface entière de l’île, obéiront seulement à l’instinct de conservation. Peu à peu, pourtant, il se formera des groupes de familles, des associations plus nombreuses, d’où résultent de nombreuses relations entre individus », etc., jusqu’à l’institution d’un « Etat plus ou moins ordonné 162  ». On peut ainsi aisément se figurer a priori l’évolution des espèces en se référant à l’histoire des sociétés humaines. Que la reconstruction a priori de l’histoire humaine se réduise comme chez Haeckel à une aimable robinsonnade ne change rien ou plutôt fait mieux voir encore le rapport de modèle à copie, le rapport de subordination qui lie la connaissance de l’histoire des formes vivantes à celle des formes sociales. Ainsi, écrit-il :

‘« Cette même succession de faits [que celle que retrace l’histoire des sociétés humaines], dont nous pouvons facilement nous figurer les détails, a se produire [wird […] stattgefunden haben] il y a bien des millions d’années, à l’origine de la vie organique terrestre, alors que se sont formés d’abord les organismes monocellulaires. Au début, les cellules individualisées, sorties des cellules primitives, ont vécu chacune pour leur compte, mais de la même manière, tâchant seulement de se conserver, de se nourrir et de se reproduire. Plus tard les cellules se sont associées [Später sammelten sich isolirte Zellen zu Gemeinden]. Des groupes de cellules, nées par bipartition d’une même cellule, ont vécu ensemble et peu à peu ont tendu à se partager les devoirs de la vie. 163  »’

L’on mesure bien ici tout ce qui fait le prix et la portée du modèle socio-politique dans l’argumentation de la thèse associationniste qui sous-tend cette reconstruction hypothétique et schématique de la phylogenèse des organismes polycellulaires complexes. L’intérêt du modèle socio-politique tient manifestement au fait qu’il fournit une réponse à la question préjudicielle, inévitable à partir du moment où l’on accepte le principe d’une phylogenèse, du mode de formation des organismes complexes, tout en respectant le postulat de l’individualité des parties anatomiques. Si l’on admet l’idée (transformiste) d’une dérivation réelle des espèces les unes à partir des autres, la question se pose en effet de savoir comment, par quel procédé s’est fait le passage au terme duquel sont apparus les organismes polycellulaires. Les deux réponses théoriques possibles à ce problème ont été formulées de la manière la plus nette qui soit par Bergson dans L’évolution créatrice : « Très probablement, dit-il, ce ne sont pas les cellules qui ont fait l’individu par voie d’association ; c’est plutôt l’individu qui a fait les cellules par voie de dissociation 164 . » Choisir la première option, comme le faisait la plupart des biologistes contrairement à Bergson, revient à cautionner la validité biologique d’un concept d’organisation emprunté au droit et à la science politique, à conférer une portée biologique à l’idée qu’on se fait de l’organisation des sociétés humaines, donc à se représenter l’organisation d’un organisme sur le modèle de l’organisation des sociétés humaines. Que le choix soit explicite ou non, qu’on utilise ou pas des expressions telles que communauté, Etat, société, fédération, république, etc., pour qualifier l’organisation des êtres vivants, l’option théorique est prise qui suffit à parler d’un modèle socio-politique de l’organisme. Conformément à cette théorie, les organismes pluricellulaires résultent à l’origine de l’association ou de la réunion de cellules parfaitement individualisées, dont les homologues vivaient et vivent parfois encore à l’état séparé. L’organisme pluricellulaire ne provient pas d’un tout indivis d’où dériveraient successivement des touts de plus en plus différenciés et divisés en parties. L’individualité des parties est phylogénétiquement première, non seconde 165 . Aux temps primitifs des débuts de la vie, il faut imaginer, non un seul organisme non composé dont les descendants successifs affecteraient une segmentation cellulaire croissante, mais des organismes monocellulaires indépendants dont certains par la suite se seraient associés ou du moins seraient restés unis après leur formation (par bourgeonnement ou intussusception) au lieu de se séparer, association qui aurait perdurée et se serait renforcée (pour des raisons du type sélection naturelle ou autres) jusqu’à donner les organismes pluricellulaires complexes que nous connaissons. De sorte qu’en remontant la lignée d’ancêtres des organismes complexes, on doit trouver des touts formés par simple agglomération ou agrégation de parties progressivement plus indépendantes, non des touts de moins en moins nettement cellularisés. – On voit bien toute la différence qui sépare les deux thèses sous le rapport de leur conséquence théorique. 1° Différence sur le plan dynamique quant au sens du processus évolutif : selon le choix qui est fait, les organismes apparaîtront ou plus ou moins cellularisés, les parties composant les touts, ou plus ou moins indépendantes, ou plus ou moins individualisées (si l’on accepte tout de même l’idée que l’individualité des parties se mesure à l’aune de leur indépendance), à mesure qu’on remonte loin dans la généalogie d’une espèce. Individuation des parties et désindividuation du tout d’un côté, désindividuation des parties et individuation du tout de l’autre : les processus évolutifs vont en sens inverse. – 2° Différence sur le plan statique ensuite : le premier ancêtre polycellulaire (l’espèce souche), terme de référence phylogénétique, a changé : d’un côté la colonie de protozoaires qui ont soudé entre eux des liens organiques, de l’autre la cellule complexe plurinucléée et différenciée au point d’affecter une organisation polycellulaire. Le point d’arrivée est le même, non le point de départ. En sorte que les arbres phylétiques (les espèces intermédiaires) dressés à partir de ces deux points de vue divergent d’autant plus qu’on se rapproche de l’origine. – Autant d’hypothèses, de suppositions phylogénétiques qui s’opposent parce qu’elles sont la conséquence d’un choix théorique inverse quant au mode de formation des organismes complexes. Et dans le cas de la première option (l’association), la conséquence d’un choix théorique dont les biologistes empruntent le modèle aux organisations tenues, à tort ou à raison, pour des associations par excellence, savoir les sociétés humaines.

La différence n’est pas mince entre la notion de société (société comme association) impliquée par ce modèle socio-politique de l’organisme et la philosophie politique holiste, anti-individualiste, anti-libérale qui soutenait les conceptions des précurseurs romantiques de la théorie cellulaire, Oken, Carus et autres. Pour autant l’associationnisme biologique de la fin du 19e siècle a ceci de caractéristique qu’il n’a de sens que rapporté à la phylogenèse. En quoi il ne se confond pas avec celui d’un Maupertuis ou d’un Buffon, qui appliquaient le paradigme aux processus de développement et de destruction de l’être individuel, considérant que les changements de forme affectant l’être organisé au cours de sa vie procédaient « par la seule addition de ces parties semblables » que sont les molécules organiques ou « par la division de ces mêmes parties ». Ni même avec celui d’un Turpin qui soutenait encore en 1826 que, pour fabriquer du tissu et même un organisme à partir de cellules libres, « on n’a qu’à les rapprocher et à les souder » 1 . L’associationnisme est désormais conçu comme une théorie de portée exclusivement phylogénétique, comme une réponse à la question du mode de formation originaire, au sens que la biologie évolutionniste donne à ce terme, des organismes. Un associationnisme valant sur le plan ontogénétique n’est plus admissible depuis que l’embryologie, par les travaux fondateurs de Remak et de Kölliker, a établi que le développement embryonnaire procédait par bipartitions réitérées des cellules germinales (segmentation de l’œuf), processus de division et non d’agrégation donc, et que les travaux de Dujardin en protistologie ont infirmé la plupart des hypothèses associationnistes relatives à la formation des colonies d’infusoires (qui résultent d’une gemmation continuelle à partir d’un germe unique, et non d’une réunion de plusieurs animaux libres) 166 . En outre, il s’agit d’un associationnisme au sens le plus lâche, le plus euphémisé du terme, d’un associationnisme relativement amodié par rapport à sa définition rigoureuse, puisqu’il ne signifie pas que les parties composant le métazoaire primitif aient vécu antérieurement à la constitution de la colonie de façon isolée. Il postule seulement l’existence simultanée de cellules homologues vivant à l’état libre, et que les cellules composant les métazoaires actuels sont bien les rejetons lointains d’êtres vivants qui étaient déjà des cellules. Les individus composant le métazoaire primitif sont simplement le produit des divisions successives d‘un individu unique (le protozoaire souche) dont les descendants, « au lieu de se séparer à mesure qu’ils se forment », comme leurs homologues libres, « demeurent unis 167 », formant ainsi une colonie. Il n’en reste pas moins que l’opposition, essentielle, est reconduite entre l’idée selon laquelle la structure polycellulaire (et les cellules elles-mêmes) est un phénomène secondaire, un produit ultime ou secondaire de la différenciation d’un organisme, et l’idée qu’il s’agit d’un fait primitif. Dans ce sens relatif et légèrement corrigé, il suffit de défendre l’idée du caractère phylogénétiquement primitif de la structure polycellulaire des métazoaires pour mériter l’épithète d’associationniste.

Notes
1.

E. Haeckel : « La périgenèse des plastidules », op. cit., p. 19 (c’est nous qui soulignons).

162.

E. Haeckel, Anthropogénie, op. cit., pp. 100-101 (souligné par nous).

163.

Ibid., p. 102 (souligné par nous). On trouve des propos tout à fait similaires dans « La périgenèse des plastidules », op. cit., pp. 19-20.

164.

H. Bergson, L’évolution créatrice (1907), Paris, PUF, 1941 chap. 3, p. 260.

165.

A l’inverse ceux qui, comme Paul Busquet, rejette l’associationnisme, pensent que « dans le règne organique, l’individualité n’est pas une propriété primitive, mais au contraire acquise et consécutive [...]. Ainsi que l’a montré Kunstler, elle est plus ou moins nulle à la limite inférieure du règne organique, puis elle se développe progressivement, à mesure qu’on considère des formes de plus en plus élevées. » (P. Busquet, Les êtres vivants. Organisation – Evolution, Paris, Carré, 1899, chap. 4, p. 74, souligné par nous)

1.

Pour les citations in extenso, cf. partie I, chap. 2, 2, « Les botanistes ouvrent le ban ».

166.

Pour les références bibliographiques de ces travaux, cf. Partie I, chap. 2, 4, « La pathologie cellulaire ».

167.

E. Perrier, Les colonies animales, op. cit., p. 156.