Polémiques autour de l’associationnisme

En 1896, le biologiste français Yves Delage regrettait qu’en dépit de toutes les critiques dont la théorie associationniste faisait l’objet, à la question fondamentale : « Doit-on considérer les êtres polycellulaires (qui forment la très grande majorité du règne animal) comme des individualités réelles, des personnes indécomposables, ou comme des agrégats, des colonies d’individualités d’ordre inférieur ? [...] la réponse formelle et presque universellement admise à cette question fut conforme à la seconde des alternatives qu’elle pose : les Métazoaires sont des colonies 168  ». On trouve pourtant à l’époque déjà beaucoup d’arguments à charge dans le dossier instruisant le procès de l’idée d’une constitution coloniale des êtres vivants 169 . Les histologistes ont établi l’existence de soudures organiques fortes entre les cellules (anastomoses, ponts intercellulaires), l’existence de vastes formations organiques (plasmodes, symplastes) et d’organismes plurinucléés mais à proprement parler non cellularisés. Ce sont là des faits qui tenderaient à prouver que la pluricellularité des métazoaires n’est, comme dit un critique, « qu’un produit de différenciation et ne répond qu’à un mode de structure secondaire des organismes 170  ». Les zoologistes ont montré de leur côté que la constitution coloniale des organismes ne pouvait être démontrée de façon certaine (par l’existence simultanée, dans le présent ou dans le passé, de cellules libres et de cellules associées en colonie appartenant au même groupe), exception faite pour quelques classes restreintes d’animaux inférieurs (éponges, hydres, polypes coralliaires essentiellement). D’où il s’ensuit que la théorie selon laquelle les métazoaires se sont formés phylogénétiquement par voie d’association, ou, pour être plus précis, d’indissociation des cellules produites par division de la cellule-souche, n’est qu’une « généralisation à outrance, l’extension illégitime à l’ensemble du règne animal de faits vrais, mais exceptionnels 171  ». Il convient donc de se demander pourquoi, en dépit du fait que les données paléontologiques, anatomiques, physiologiques et embryologiques disponibles ne permettent pas de trancher définitivement la question, quand même elles ne fournissent pas autant sinon plus d’arguments à la théorie adverse, la thèse associationniste s’impose, dans le dernier tiers du 19e siècle en biologie, selon laquelle la constitution polycellulaire des organismes est un fait primitif, phylogénétiquement parlant, et non le résultat d’une différenciation secondaire et progressive.

Pourquoi donc, malgré son caractère hautement conjectural (sinon purement spéculatif), malgré les critiques et les difficultés toujours plus nombreuses auxquelles elle se voit confrontée, accorder un tel crédit à la thèse associationniste ? Pourquoi, comme le remarque non sans amertume (et exagération) un de ses critiques, a-t-elle « rallié tous les suffrages et pris une extension telle, qu’on peut dire qu’elle a été érigée à l’état de dogme intangible 172  » ? Il nous semble que l’on a déjà indiqué implicitement la réponse. Au fond, l’idée inverse d’une formation phylogénétique des organismes polycellulaires par voie de dissociation interne progressive apparaît comme foncièrement incompatible avec la théorie cellulaire orthodoxe formalisée par Virchow, c’est-à-dire si l’on considère effectivement ces deux principes comme des « dogmes intangibles ». C’est d’ailleurs ainsi que l’ont compris ses promoteurs – qui n’admettent aucune restriction de validité aux principes de la théorie cellulaire –, non moins que ses détracteurs 173 . L’enjeu est considérable, et il faut bien en prendre toute la mesure. Quand même on n’arguerait pas du principe génétique selon lequel toute cellule provient nécessairement d’une cellule préexistante, pour ne considérer la question que sous l’angle du principe de composition élémentaire – axiome qui, on le rappelle, fait de la cellule l’élément vivant, puisque porteur de tous les caractères de la vitalité, et unique, puisque toutes les autres formations organiques (cellulaires ou acellulaires) en dérivent, de l’organisme –, la contradiction est évidente entre ce principe et l’idée que la cellule composante du métazoaire 174 , comme dit un élève de Delage, « n’est point un organisme élémentaire, une unité anatomique, c’est un simple fait d’organisation », c’est-à-dire un élément de structure ni premier au sens chronologique, ni fondamental au sens logique, de l’organisme. L’on peut formuler différemment le problème en partant de la question de l’individualité : cela ne changera rien à l’affaire. Si l’on entend le terme d’individualité dans le sens (autonomie physiologique) restreint et appauvri, comparé à sa signification usuelle, qui nous a semblé être celui auquel aboutit la réflexion biologique critique à partir des années 1860, le principe de l’individualité des éléments anatomiques doit être considéré comme un corollaire, une conséquence de la théorie cellulaire, puisqu’en vertu du premier axiome de cette théorie la cellule est douée de caractères (sensibilité, croissance, nutrition, reproduction) propres aux phénomènes vitaux, qui consistent dans la poursuite de fins immanentes – ce qui est précisément la définition de l’autonomie. On ne peut donc mettre en cause la théorie cellulaire sans entamer du même coup la crédibilité du principe de l’individualité des éléments anatomiques. Or on a vu que des recherches menées dans différentes disciplines biologiques et médicales avaient concouru à confirmer de manière formidable la validité de l’idée de l’individualité des éléments anatomiques, ce qui a contribué à renforcer en retour l’autorité de la théorie cellulaire. Comment une théorie relative à la phylogenèse, donc par définition hypothétique, manquant d’éléments décisifs de preuve (après tout, on n’a jamais observé la dérivation phylogénétique d’une forme monocellulaire vers une forme polycellulaire), pourrait-elle argumenter décisivement contre un principe qui semble si bien établi par les travaux, sous ce rapport convergents, poursuivis dans les principaux secteurs de la recherche biologique et médicale ? Tant que les faits sembleront donner raison au principe, les biologistes acquis à l’idée d’une phylogenèse, ne pourront que rester réticents à l’égard d’une théorie du mode de formation des organismes complexes postulant le caractère consécutif, adventif de l’individualité cellulaire des métazoaires. On peut même prendre le risque d’affirmer que tous les auteurs qui admettent dans le principe à la fois le transformisme (sous sa version lamarckienne, darwinienne ou autre) et la notion d’individualité des éléments anatomiques ne peuvent pas logiquement ne pas adopter une position associationniste relativement à la question du mode de formation des organismes. En sorte que nous voici reconduits à notre problématique précédente : un tout dont les parties sont des individus. Ce sont les contraintes mêmes de la problématique (l’individualité des parties) qui impose ce choix théorique (l’associationnisme) et, conséquemment, une représentation de l’organisme sur le modèle de la société humaine.

Notes
168.

Y. Delage : « La Conception polyzoïque des Êtres », Revue Scientifique, n° 21, 23 mai 1896, p. 641 (souligné par l’auteur).

169.

Pour un résumé et les références bibliographiques des principaux travaux qui contribuèrent à la critique de l’associationnisme biologique avant 1900, cf. P. Busquet, Les êtres vivants, op. cit., chap. 2 et 3.

170.

P. Busquet, op. cit., p. 57 (souligné par l’auteur).

171.

Y. Delage, op. cit., p. 644.

172.

P. Busquet, op. cit., p. 59.

173.

C’est ainsi que Busquet explique le sort injuste fait, dans les années 1880-90, aux vues développées par J. Kunstler, C. O Whitman, A. Sedgwick : « Ces données théoriques [...] eussent mérité au moins d’être examinées à fond et d’être discutées. Malheureusement, en opposant à la théorie cellulaire des objections, amplement justifiées d’ailleurs, Kunstler s’attaquait à une théorie officielle, soutenue par une école puissante qui avait généralisé progressivement et transformé peu à peu en dogme universel des observations exactes, mais bien limitées [...]. Après Kunstler, en 1885 et 1893, deux autres auteurs, Sedgwick et Whitman tentèrent eux aussi, d’émettre quelques objections contre la théorie cellulaire : l’indifférence générale fut leur seule récompense. » (P. Busquet, Les êtres vivants..., op. cit., p. 3)

174.

A. Labbé : « La différenciation des organismes », Revue scientifique, n° 25, 19 déc. 1896, p. 779 (souligné par l’auteur).