L’indissociationnisme

La thèse associationniste a fait l’objet d’un développement systématique remarquable dans l’ouvrage d’Edmond Perrier, intitulé significativement : Les colonies animales et la formation des organismes (1881) 1 . Ouvrage, soit dit en passant, lu fort attentivement par des sociologues comme Alfred Fouillée, Alfred Espinas et Émile Durkheim, et dont on mesure mal aujourd’hui l’importance qui fut la sienne dans la formation intellectuelle de la première génération des sociologues français 2 . La notion d’association est au fondement de la doctrine dite polyzoïque ou coloniale des êtres vivants exposée par l’auteur. « Tous les organismes supérieurs, écrit Perrier dans la préface à l’ouvrage, ne sont autre chose que des associations, ou, pour me servir du terme scientifique, des colonies d’organismes plus simples diversement groupés. [...] Une propriété commune à tous les animaux inférieurs, le pouvoir de se reproduire par division ou, comme les végétaux, par bourgeonnement, a été la cause première de toute l’évolution organique. Les êtres nés les uns des autres par ce procédé sont d’abord demeurés associés et ce sont leurs associations qui portent le nom de Colonies. Ces colonies sont ensuite devenues des organismes 175 . » L’idée est martelée tout au long du livre : « Nous sommes [...] amenés à concevoir tout organisme comme une association nombreuse d’individus, ayant vis-à-vis les uns des autres une réelle indépendance, et formant la postérité d’un individu primitif, analogue à chacun d’eux 176  » ; « Tous les organismes supérieurs ont été d’abord [...] des associations, des colonies d’individus semblables entre eux 177  » ; « [les animaux actuels] sont des colonies de cellules dont les ancêtres, d’abord solitaires, ont parcouru bien des étapes, se sont groupés de bien des façons avant de constituer les organismes qui se développent aujourd’hui autour de nous 178  » ; « Toute association est le commencement d’un organisme 179  » ; « Les animaux et les plantes sont des sociétés formées souvent d’individus innombrables. On donne à ces sociétés le nom d’organismes ; les individus qui les composent, les plastides, sont leurs éléments anatomiques ; l’organisation résulte de leur réunion. L’organisation commence dès que deux plastides jumeaux, au lieu de s’éloigner l’un de l’autre, après la division de leurs parents, demeurent accolés, quelle que soit du reste la cause qui les maintient unis 180  » ; « Les Vertébrés, les Mollusques, les Annelés, les Articulés, les Echinodermes, les Acalèphes [...] ont été des colonies qui, par une adaptation réciproque des organismes qui les composaient, sont lentement et graduellement devenues des organismes d’un ordre supérieur 181  », etc. – Autant d’affirmations d’une thèse qui n’est au fond guère originale à l’époque. Mais l’application avec laquelle elle est développée jusqu’à ses ultimes conséquences et étendue à tous les ordres zoologiques 182 , ainsi que l’argumentation factuelle déployée pour la défendre, sont impressionnantes. C’est d’ailleurs à ce niveau exclusif que Perrier situe sa contribution. Il écrit :

‘« Nous nous sommes efforcés de mettre en évidence toute la généralité, toute la fécondité d’une idée qui a été plusieurs fois émise, sous des formes diverses, mais presque toujours à titre d’hypothèse partielle, et dont la haute portée et les précieuses conséquences n’avaient pu être aperçues, en raison de l’imperfection de nos connaissances anatomiques et embryogéniques. Personne ne conteste plus aujourd’hui que les êtres vivants ne soient des associations ; mais pour que cette affirmation acquit toute sa valeur il fallait montrer par quelles voies ces associations s’étaient constituées pièce par pièce ; déterminer quelle était la nature des parties associées, quels étaient les éléments qui avaient formé ces parties elles-mêmes, quelles lois avaient présidé à la constitution et aux métamorphoses de leurs sociétés. 183  »’

La promotion de l’idée d’association en biologie dans sa version phylogénétique ne date pas de la parution des Colonies animales, même si l’ouvrage de Perrier lui assure une publicité sans précédent. L’auteur avoue pour son compte volontiers sa dette à l’égard des précurseurs français de la théorie polyzoïque, Alfred Moquin-Tandon (auquel il emprunte la terminologie et les concepts de zoonite et de zoïde) et Antoine Dugès (dont il transpose les quatre lois de structure, concernant la multiplicité, la diversité des types de dispositions fondamentales, la complication des formes, le degré de coalescence des zoonites) notamment 2 . Mais s’il est le premier à reconnaître que Moquin-Tandon a bien pour la première fois, dans son étude sur les sangsues 3 , découvert et décrit correctement une structure polyzoïque, et Dugès essayé d’en établir la généralité, il souligne aussi les limites de leur élaboration, inévitables vu l’état des connaissances de l’époque. Ces limites ont trait notamment à l’impossibilité d’expliquer la nature composée d’une part, l’origine et l’homologie d’autre part, de ces individualités d’ordre intermédiaire appelées mérides ou zoonites (anneaux des vers annelés, têtes, thorax et abdomen des insectes, segment vertébral des vertébrés…) composant la plupart des êtres vivants (les zoïdes), en l’absence de la théorie cellulaire et de la théorie de l’évolution respectivement. Explication à défaut de laquelle la théorie polyzoïque se trouve « réduite aux proportions d’une simple loi métaphysique 4  ». Perrier reconnaît aussi que sa contribution s’inscrit dans la filiation des travaux de naturalistes éminents comme Armand de Quatrefages (1810-1892), Henri de Lacaze-Duthiers (1821-1901), Joseph-Pierre Durand de Gros, Ernst Haeckel 184 notamment, quand même il s’agit d’auteurs qui n’assument pas nécessairement les présupposés de la thèse associationniste (c’est le cas des deux premiers, qui sont hostiles au transformisme). Enfin, Perrier récuse tout associationnisme simpliste : celui qui postule qu’un organisme complexe procède toujours directement de l’association de cellules et n’a que faire des formations intermédiaires ; comme celui qui confond la série des individualités primitives dites morphologiques, qui peuvent vivre aussi bienà l’état libre qu’associées et sont à l’origine de tous les groupements (plastides, mérides, zoïdes et dèmes), et la série des individualités acquises dites physiologiques, qui résultent d’une différenciation interne des organismes (organes et tissus, appareils et systèmes). Au lieu de quoi Perrier prône un associationnisme indirect et affranchi des normes anatomiques. – Associationnisme indirect d’abord : la plupart des animaux (et des végétaux) résultent sur le plan phylogénétique directement non de la réunion de cellules, mais de celle d’unités morphologiques intermédiaires (les mérides) qui sont, quant à elles, effectivement le produit de l’association de plastides (ou cellules). Il arrive même que certains organismes (les dèmes) procèdent d’un groupement de ces associations d’associations. Par exemple les siphonophores, les coralliaires, qui regroupent des colonies d’hydres. Dans leur grande généralité cependant, les métazoaires sont des associations à la deuxième puissance, plus rarement à la première ou à la troisième puissance 185 . – Associationnisme non référé aux catégories anatomiques traditionnelles ensuite : les individualités intermédiaires (mérides) composant les zoïdes ne correspondent que fort rarement à des organes ou à des tissus de l’organisme. Si un méride peut à l’occasion prendre un rôle physiologique spécifique, autrement dit devenir un organe, l’inverse n’est jamais vrai : il n’est point de tissu ou de système, d’organe ou d’appareil auxquels correspondraient présentement dans la nature des formations homologues vivant à l’état libre et dont les lointains ascendants se seraient parfois associés avec d’autres pour former un zoïde 186 . Par exemple les mérides dont les ancêtres sont restés groupés pour former le vertébré, et dont les équivalents morphologiques (appelés « trochosphères » par Perrier) existent encore à l’état libre, ne se confondent pas pour Perrier avec ses instruments physiologiques que sont les organes et les appareils (cœur, foie, etc.), mais avec ses « segments vertébraux » – ce qui est tout autre chose. Il faut donc sortir des découpages anatomiques classiques si l’on veut pouvoir retracer les filiations en respectant le paradigme associationniste.

Ces nuances, ces distinctions une fois posées, il est possible d’après Perrier d’affirmer de tout organisme qu’il s’est formé par voie d’association d’individus préexistants, partant d’étendre à l’ensemble des êtres vivants la théorie coloniale ou polyzoïque selon laquelle les organismes actuels sont des anciennes colonies, puisque ce mode spécifique de formation constitue précisément le caractère auquel on reconnaît une colonie. Entre la colonie et l’organisme qui en dérive généalogiquement, il n’y a de différence que relativement au degré de fusion ou de coalescence des individus qui les composent.

La première condition de notre problématique – l’individualité des parties du tout – est donc respectée jusque dans son application à la phylogenèse. Mais qu’en est-il de la seconde ? En fait de totalité, qu’avons-nous désormais ? Un organisme dont la constitution est dite réellement et non métaphoriquement de nature coloniale. La question ne peut manquer dès lors de se poser de savoir si un tel concept d’organisme est compatible avec une notion un tant soit peu rigoureuse de la totalité. Ne risque-t-on pas dans ces conditions de faire perdre toute consistance à l’idée de tout ? Comment affirmer la nature coloniale de l’organisme sans le réduire à une simple somme de parties, à un total, à un tout nominal dans lequel l’ordre des parties serait indifférent, pour reprendre encore une fois les termes de la définition d’Aristote ? Peut-on dire de l’organisme qu’il est une colonie et en même temps un tout substantiel dans lequel la position des parties par définition « tient à l’essence » ? En d’autres termes : comment parvenir à sortir du dilemme posé par Delage : individu réel ou colonie, personne non décomposable ou agrégat, et envisager les colonies animales (et végétales) que constituent les organismes pluricellulaires comme des touts au sens fort du terme ? Le détour par l’œuvre de Perrier nous a semblé intéressant dans la mesure où elle oblige à poser le problème dans toute son acuité, à voir en face la difficulté. Une pensée moins conséquente, moins systématique sur le sujet pourrait laisser suggérer qu’il existe une échappatoire, un biais permettant de contourner la question. Un associationnisme radical comme celui professé par Perrier, qui pousse jusqu’au paroxysme les exigences de son concept, présente pour nous l’avantage paradoxal de ne ménager aucune solution de repli, d’interdire toute facilité, toute pusillanimité intellectuelle, face au problème que relance l’idée de l’individualité des éléments anatomiques. On ne peut pas ne pas prendre la mesure du défi posé par la question de savoir comment concevoir un tout dans lequel les parties sont des individus dans le cadre d’un associationnisme assumant pleinement son concept (l’idée d’une constitution coloniale de l’être vivant), même si cette question, il est vrai, l’associationnisme ne l’a pas suscitée. Car ce contexte de tension entre les deux termes de la problématique – individualité des parties, réalité du tout –, déborde évidemment largement l’œuvre de Perrier. Il apparaît au moment de l’avènement de la théorie cellulaire, à mesure que s’affirme le sentiment qu’il est devenu impossible de maintenir le présupposé essentiel (l’instrumentalité des parties) du modèle technologique, au moyen duquel on répondait traditionnellement au problème du rapport entre le tout et la partie dans l’organisme. Perrier a su seulement mesurer mieux que beaucoup d’autres ce qu’il en coûtait de respecter le nouveau postulat de l’individualité des éléments anatomiques, une fois admise l’idée d’une évolution des espèces. Il en est résulté un associationnisme phylogénétique intransigeant et une conception coloniale des êtres vivants. Mais il n’a pas changé pour ainsi dire la donne problématique, et l’on n’a pas attendu la parution des Colonies animales pour chercher à remédier à une difficulté qui existait objectivement avant que ne s’impose la doctrine transformiste sous l’effet du darwinisme et que ne réapparaissent les thèses associationnistes en morphologie animale. La nouvelle configuration théorique était en fait dressée depuis les années 1850 au moins, qui obligeait les biologistes à se poser derechef le problème des rapports du tout et de la partie organiques et à partir à la conquête d’une nouvelle intelligibilité de l’organisation vivante. C’est dans le cadre relativement élargi de ce contexte théorique où resurgit la vieille question de philosophie biologique du tout et de la partie que les biologistes vont faire appel à la notion de division du travail.

Notes
1.

Parmi les tentatives visant à établir l’idée d’association comme un principe fondamental de morphologie générale, il faut citer, outre la Generelle Morphologie de Haeckel et les Colonies animales de Perrier, l’ouvrage de G. Cattaneo, Le colonie lineari et la morfologia dei Molluschi, Milano, Dumolard, 1882. Sur l’œuvre d’Edmond Perrier, on lira avec intérêt l’article de Claude Blanckaert : « Edmond Perrier et l’étiologie du « ‘‘polyzoïsme organique’’ », Revue de Synthèse, 3e série, vol. 95-96, 1979, pp. 353-76.

2.

Cette histoire reste à écrire. Nous nous en tiendrons ici à quelques indications bibliographiques et lexicographiques : A. Espinas : « Les études sociologiques en France : les colonies animales », Revue philosophique, n°6, juin 1882, pp. 564-607 (l’article est en fait un long compte-rendu de l’ouvrage de Perrier) ; E. Durkheim, De la division du travail social, Paris, Alcan, 1893. Dans ce dernier ouvrage, tenu généralement pour l’un des livres fondateurs de la sociologie moderne, Perrier est, avec 21 références, le troisième auteur le plus cité par Durkheim, après Herbert Spencer et Auguste Comte ; il arrive même en deuxième position après Spencer sous le rapport du nombre de textes cités (renseignements pris in M. Borlandi : « Durkheim, lecteur de Spencer », in P. Besnard(dir.), Division du travail et lien social, Paris, PUF, 1993, pp. 67-109.

175.

E. Perrier, Les colonies animales, op. cit., VIII-IX.

176.

Ibid., p. 81.

177.

Ibid., p. 144.

178.

Ibid., p. 157.

179.

Ibid., p. 402.

180.

Ibid., p. 702.

181.

Ibid., p. 724.

182.

Les arguments sont, il est vrai, plus difficiles à trouver s’agissant des vertébrés, par exemple, que des colonies d’hydres ou de polypes coralliaires. Mais même les vertébrés « n’échappent pas à la règle commune : eux aussi ont été au début de simples agrégations d’organismes nés les uns des autres et à peu près indépendants, mais qu’une longue existence commune a diversifiés d’abord, puis confondus » ; l’anatomie, la physiologie, l’embryogénie « s’accordent pour nous montrer dans les animaux Vertébrés une association de zoonites, une véritable colonie linéaire. » (Ibid., pp. 690-692)

183.

Ibid., p. 782.

2.

Sur la filiation qui relie la pensée morphologique du dernier tiers du 19e siècle aux doctrines de Moquin-Tandon et de Dugès, cf. O. Perru : « Zoonites et unités organiques : les origines d’une lecture spécifique du vivant chez Alfred Moquin-Tandon (1804-1863) et Antoine Dugès (1797-1838) », History and Philosophy of Life Sciences, vol. 22, 2000, pp. 249-72.

3.

A. Moquin-Tandon, Monographie de la famille des Hirudinées, Paris, Gabon, 1927.

4.

E. Perrier, Les colonies animales, op. cit., IX.

184.

A. de Quatrefages, Physiologie comparée. Métamorphoses de l’Homme et des Animaux, Paris, Baillière, 1862 ; H. Lacaze-Duthiers, Histoire Naturelle du Corail, Paris, Baillière, 1864 ; J. P. Durand de Gros, Les origines animales de l’Homme éclairées par la physiologie et l’anatomie comparatives, Paris, Baillière, 1871 ; E. Haeckel, Histoire de la création naturelle, op. cit. ; Le Règne des Protistes, trad. Soury, Paris, Reinwald, 1879.

185.

« Par la simple association de ces individus protoplasmiques que l’on peut désigner sous le nom de plastides, il se forme donc déjà des organismes parfois assez complexes et que nous désignerons [...] sous le nom de mérides. Mais ces individus, dont la taille est souvent limitée, s’associent également [...]. De même que les plastides associés naissent les uns des autres par voie de division, les mérides qui résultent de leur association et qui s’unissent pour former une colonie, naissent également les uns des autres, soit par division des individus préexistants, soit par une sorte de bourgeonnement qui s’opère à leur surface. » (E. Perrier, Les colonies animales, op. cit., p. 403)

186.

« Si l’on veut considérer les tissus et les organes comme des individus, il faut soigneusement distinguer ces deux sortes d’individus de ceux dont l’association directe concourt à la formation même des organismes et dont les analogues vivent encore ou ont vécu isolés les uns des autres. [...] Faute d’avoir suffisamment distingué la série physiologique de la série morphologique des individualités, les organes des mérides, les groupements secondaires qui se produisent dans un organisme déjà formé des groupements primitifs auxquels cet organisme doit son origine, on s’est condamné à ne tirer de l’idée féconde de la production des organismes par association qu’une partie des importantes conséquences qu’elle contient. » (Ibid., pp. 765-66)