Partie II. La totalité recomposée

Chapitre 1. Une notion d’économie politique

1. Les Anciens contre les Modernes

Le chapitre premier du livre I de la Richesse des Nations d’Adam Smith commence par la phrase qui suit : « Les plus grandes améliorations dans la puissance productive du travail [productive powers of labour], et la plus grande partie de l’habileté, de l’adresse, de l’intelligence [skill, dexterity and judgment] avec lequel il est dirigé ou appliqué, sont dues, à ce qu’il semble, à la division du travail [seem to have been the effects of the division of labour] 187  ». La même thèse – l’idée d’une relation de cause à effet entre division du travail et productivité du travail – est réaffirmée presque exactement dans les mêmes termes à de nombreuses reprises dans le cours de l’ouvrage. Ainsi par exemple quelques pages plus loin : « Dans chaque art, la division du travail, aussi loin qu’elle peut y être portée, amène un accroissement proportionnel dans la puissance productive du travail [occasions a proportionate increase of the productive powers of labour] 188  ». Dans l’ordre logique comme dans l’ordre d’exposition, la division du travail est bien présentée comme la première des « causes [causes] qui ont perfectionné les facultés productives du travail » – pour reprendre le titre du livre I. En augmentant la productivité (ou rendement 189 ) du travail, c’est-à-dire de ce qui constitue, avec le capital et les éléments naturels, un des principaux facteurs de production des « richesses » (ce dernier terme désignant, selon la définition classique qu’en a donné Smith, l’ensemble des biens « nécessaires, commodes ou agréables à la vie 190  », ayant une « valeur d’usage », quelque soit ce que les économistes à la suite de Smith 191 appellent leur « valeur d’échange », c’est-à-dire, selon la définition reprise notamment par David Ricardo 192 et dominante jusqu’à la fin du 19e siècle, la quantité de travail nécessaire à leur production 193 ), elle en accroît du même coup la quantité ; elle a pour résultat « cette grande multiplication dans les produits de tous les différents arts et métiers 194  ».

Notes
187.

A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations (1776), trad. Garnier, Paris, Flammarion, 1991, 2 vol., t. 1, Livre I, chap. 1 : « De la division du travail », p. 71 (souligné par nous).

188.

Ibid., p. 73 (souligné par nous).

189.

On prendra ici les deux vocables pour synonymes, conformément à l’usage courant, et nonobstant la distinction introduite par les économistes modernes entre les termes de productivité, qu’ils appliquent à un facteur déterminé de production, considéré isolément des autres facteurs avec lesquels il se trouve concrètement combiné pour produire une marchandise, et de rendement global (ou d’échelle), qu’ils appliquent à la combinaison des différents facteurs concourant à la production, au processus productif d’ensemble.

190.

« Un homme est riche ou pauvre, suivant les moyens qu’il a de se procurer les choses nécessaires, commodes ou agréables à la vie [the necessaries, conveniences and amusements of human life]. » (A. Smith, Recherches…, op. cit., L. I, chap. 5, p. 99)

191.

« Il faut observer que le mot valeur a deux significations différentes ; quelquefois il signifie l’utilité [utility] d’un objet particulier, et quelquefois il signifie la faculté que donne la possession de cet objet d’en acheter d’autres marchandises [the power of purchasing other goods which the possession of that object conveys]. On peut appeler l’une, Valeur en usage, et l’autre, Valeur en échange. – Des choses qui ont la plus grande valeur en usage n’ont souvent que peu ou point de valeur en échange ; et au contraire, celles qui ont la plus grande valeur en échange n’ont souvent que peu ou point de valeur en usage. » (Ibid., L. I, chap. 4, p. 96, souligné par l’auteur)

192.

D. Ricardo, Des principes de l’économie politique et de l’impôt (1817), trad. Soudan, Paris, Flammarion, 1991, chap. 1 : « De la valeur ».

193.

Il faut cependant signaler que cette théorie dite de la valeur-travail, selon laquelle le travail est la source exclusive de la valeur d’échange – la valeur d’une marchandise étant proportionnelle à la quantité de travail nécessaire à sa production –, théorie reprise notamment par Ricardo, James Mill, Marx, Bastiat et bien d’autres économistes de renom au 19e siècle, a été progressivement abandonnée par les économistes au début du 20e siècle et remplacée par la théorie, plus souple et compréhensive, de la valeur fondée sur l’utilité marginale des différents facteurs productifs, élaborée par les théoriciens marginalistes. Cf. sur ce point : J. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique (1954), trad. Casanova et al., Paris, Gallimard, 1983, t. 2, Part. 1II, chap. 6, 2 : « La Valeur », pp. 287-307.

194.

A. Smith, Recherches…, op. cit., p. 77.