Travail productif, productivité et division du travail

D’emblée donc, l’idée d’un lien de causalité est posée sur le plan des pratiques entre la division du travail, la productivité du travail, c’est-à-dire le rapport entre une quantité de richesses produites et la quantité de travail utilisée pour la produire, et la richesse. La division du travail a directement pour effet une augmentation de la productivité du travail, et indirectement, via cette augmentation de la productivité, une augmentation de la richesse. Sur le plan conceptuel, il faut cependant transformer la relation de causalité en relation de conditionnalité, et renverser le sens logique de la relation : la division du travail ainsi comprise implique la notion de productivité, non l’inverse. Après tout, l’on peut parfaitement penser l’idée de puissance productive du travail, abstraction faite de l’idée de division du travail, c’est-à-dire sans posséder ni même chercher la réponse à la question des causes de la productivité du travail. Cette notion de productivité du travail suppose à son tour l’idée que le travail regroupe des activités suffisamment homogènes pour être au moins comparables sous un certain rapport (sous le rapport de leur productivité justement), c’est-à-dire une notion unifiée, synthétique de travail. Ce que Marx appellera le travail abstrait 195 .

Productivité, travail (et non métiers ou travaux) : autant d’implications notionnelles qui interdisent donc de considérer l’expression division du travail, dans le sens du moins où l’emploie Adam Smith, comme un simple terme générique servant à nommer n’importe quel phénomène de différenciation professionnelle ou de décomposition des tâches, phénomène plus ou moins développé selon les arts et les sociétés. Ce n’est pas tant du point de vue de son objet, de son champ d’application, que du point de vue de son effet, en tant qu’instrument ou fonction, qu’il faut considérer la division du travail, si l’on veut être en mesure d’apprécier convenablement la dimension théorique, extra-descriptive, de la notion.

Si donc l’on cherche à Adam Smith des prédécesseurs dans l’usage de cette notion de division du travail – qui est précisément la notion économique moderne, nonobstant certains perfectionnements ultérieurs dont nous parlerons plus loin –, il doit être tenu compte de ces conditions restrictives. Il ne peut y avoir de réflexion sur la division du travail au sens où Smith l’entend et où les économistes après lui l’entendront, chez des auteurs qui ne disposent ni du concept de productivité, ni d’une notion unitaire de travail. Or tel semble bien être le cas des penseurs de l’Antiquité, n’en déplaise à certains historiens et économistes qui, prolongeant une tradition historiographique datant du 19e siècle, ont cru pouvoir leur attribuer la paternité du concept 196 . S’agissant de la productivité, Moses Finley, un des historiens de la Grèce antique qui a le plus fait pour promouvoir une historiographie critique, rompant avec les préjugés « modernistes », le dit avec une netteté éloquente : « La notion même de productivité est un des meilleurs exemples d’un concept moderne qu’on considère comme allant de soi, alors qu’on ne le rencontre pas (dans de tels contextes) dans toute l’Antiquité 197  ». Même constat d’absence s’agissant du travail : outre l’argument étymologique concernant le fait qu’ « il n’y avait pas de mot en grec pour exprimer la notion générale de travail 198  » – argument insuffisant par lui-même mais significatif d’un problème –, les historiens n’ont pas relevé dans la réflexion des Grecs sur les métiers « l’idée du travail comme grande fonction sociale, comme type d’activité humaine spécifique 199  ». Jean-Pierre Vernant est un des hellénistes qui a le plus insisté sur ce point 200  : « De la réflexion positive sur l’organisation des activités professionnelles dans la cité ne se dégage pas l’idée d’une grande fonction sociale et humaine unique, le travail, mais celle d’une pluralité de métiers différenciant les uns des autres ceux qui les pratiquent 201  ». « L’idée n’apparaît pas d’un processus productif d’ensemble dont la division permet d’obtenir du travail humain en général une plus grande masse de produits 202  », etc. En sorte que, appliquée aux réflexions des anciens sur les métiers, « la formule « division du travail » [...] est anachronique psychologiquement dans la mesure où elle implique une représentation du métier par rapport à la « production » en général 203  ». Comme beaucoup d’historiens l’ont relevé 204 , et Marx avant tout le monde 205 , Aristote, en affirmant l’existence d’une sorte d’égalité entre les produits du travail qui s’échangent sur le marché, est certainement le penseur de l’Antiquité qui a posé le problème du fondement de la valeur économique dans les termes les plus proches des termes modernes. Pourtant il semble bien qu’il ne soit jamais parvenu à se forger l’idée que la valeur puisse reposer sur quelque chose dont la notion s’apparenterait à celle, moderne, de travail productif. Lorsque, dans un passage de l’Ethique à Nicomaque, réfléchissant sur ce qui permet d’assurer la réciprocité proportionnelle dans les échanges de services entre personnes de la polis – dont les échanges commerciaux ne forment qu’une espèce particulière –, il se demande quelle est la commune mesure des biens échangés dans des proportions telles que l’égalité (égalité proportionnelle ou géométrique, et non égalité arithmétique) se trouve établie, il ne répond pas, à la manière des modernes, en invoquant le travail, mais le besoin. L’échange est équitable en fin de compte non à cause de l’égalité des quantités de travail incorporées dans les produits échangés, mais parce que, considérés dans leur ensemble, les besoins des hommes qu’ils sont destinés à satisfaire sont fondamentalement identiques, qualitativement et quantitativement :

‘« Prenons, par exemple, un architecte A, un cordonnier B, une maison C, une chaussure D ; il faut que l’architecte reçoive du cordonnier le travail de celui-ci et qu’il lui donne en échange le sien. Si donc, premièrement, est réalisé cette égalité proportionnelle, si, deuxièmement, la réciprocité existe, les choses se passeront comme nous venons de le dire. Faute de quoi l’égalité sera détruite et ces rapports n’existent plus. Car rien n’empêche l’œuvre de l’un de l’emporter sur l’œuvre de l’autre. [...] Il faut donc, en maintenant le rapport entre l’architecte et le cordonnier, un nombre proportionnel de chaussures pour équivaloir à une maison ou à l’alimentation d’une personne, faute de quoi il n’y aura ni échange ni communauté de rapports. Ce rapport ne serait pas réalisé s’il n’existait un moyen d’établir l’égalité entre des choses dissemblables. Il est donc nécessaire de se référer pour tout à une mesure commune, comme nous l’avons dit plus haut. Et cette mesure, c’est précisément le besoin que nous avons les uns des autres, lequel sauvegarde la vie sociale ; car, sans le besoin et sans besoins semblables, il n’y aurait pas d’échanges, ou les échanges seraient différents. [...] Notons qu’en soi il est impossible, pour des objets différents, de les rendre commensurables entre eux, mais, à raison du besoin qu’on en a, on y parvient d’une manière satisfaisante. 1  »’

En postulant l’équivalence des produits du travail échangés, Aristote a bien en quelque sorte « pressenti la valeur sociale du travail », pour reprendre une formule d’Edouard Will ; mais, comme l’ajoute cet auteur, il ne pouvait l’utiliser à la façon des économistes du 18e et 19e siècles, et s’il a dû se rabattre finalement sur la notion de besoin, c’est « parce que dans l’économie sociale de la cité classique, communauté de consommateurs, la notion de travail productif n’avait pas la portée universelle qu’elle a dans la civilisation occidentale moderne 206  ».

En dépit donc des lieux communs légués par une tradition historiographique périmée mais souvent considérée encore aujourd’hui avec trop de complaisance, il semble bien qu’il faille considérer la division du travail comme une idée proprement moderne, faute des conditions intellectuelles qui eussent permis d’en élaborer la notion à l’époque de l’Antiquité.

Notes
195.

« Tandis que le travail créateur de valeurs d’échange, est du travail général, abstrait et égal, le travail créateur de valeurs d’usage est en revanche du travail concret et particulier qui, suivant la forme et la matière, se divise en une variété infinie de types de travail. » (K. Marx, Critique de l’économie politique, 1859, trad. Rubel et Evrard, in Marx, Œuvres I, Paris, Gallimard, bibl. La Pléiade, 1965, pp. 267-452, p. 287, souligné par l’auteur)

196.

On trouvera notamment dans les études de Moses Finley et d’Edouard Will infra citées les références, commentaires et citations des travaux d’historiens réputés de l’économie antique (K. J. Beloch, G. Cambiano, A. W. Gomme, W. F. R. Hardie, E. Meyer, R. von Pöhlmann, A Rehm, M. I. Rostovtzeff, F. W. Walbank, E. Ziebarth, etc.), qui n’ont pas manqué de pêcher par modernisme et de faire en l’espèce cet anachronisme. Pour nous en tenir au champ de l’historiographie de langue française, citons Gustave Glotz, pour qui « le génie d’un Platon allait pour la première fois donner aux sciences économiques une théorie de la division du travail. » (Le travail dans la Grèce ancienne, Paris, Alcan, 1920, p. 266) – Ou encore Paul Guiraud qui donne de l’activité économique des cités grecques de l’Antiquité une description qui ne déparerait pas dans un tableau de l’économie anglaise de la seconde moitié du 18e siècle : « La division du travail ne s’arrête pas là. On ne tarda pas à s’apercevoir que plus un individu se spécialisait, plus il devenait expert dans son métier. Or l’habileté technique était une qualité de plus en plus indispensable à l’ouvrier grec. Il avait à compter avec les progrès du goût et l’amour croissant du bien-être ; il lui fallait en outre lutter contre la concurrence tant étrangère qu’indigène. […] Tout industriel qui s’endormait dans la routine perdait promptement ses débouchés. Le seul moyen de conserver et d’étendre sa clientèle, c’était de produire vite et bien. Mais on ne pouvait, croyait-on, produire vite et bien qu’à la condition d’affecter chaque ouvrier à un emploi unique et de rétrécir le plus possible son champ d’activité. » (La main-d’œuvre industrielle dans l’Ancienne Grèce, Paris, Alcan, 1900, p. 52)

197.

M. Finley : « Histoire ancienne et généralisation » (1963), in Mythes, mémoire, histoire, trad. Carlier, Paris, Flammarion, 1981, p. 137. On trouve des propos similaires dans Claude Mossé, Le travail en Grèce et à Rome, Paris, PUF, 1966, p. 126 : « Le travail productif, école de perfectionnement moral, demeure une idée étrangère à l’esprit antique. L’homme pauvre travaille par nécessité. L’homme riche laisse à d’autres le soin de travailler pour l’entretenir et lui procurer le luxe qu’il apprécie, la puissance à laquelle il aspire. »

198.

M. Finley : « La civilisation grecque était-elle fondée sur le travail des esclaves ? » (1959), in M. Finley, Economie et société en Grèce ancienne, trad. Carlier, Paris, La Découverte, 1984, p. 158. Même constat chez J. P. Vernant : « Le Grec ne connaît pas de terme correspondant à celui de « travail ». Un mot comme  s’applique à toutes les activités qui exigent un effort pénible, pas seulement aux tâches productrices socialement utiles. » (J. P. Vernant : « Travail et nature dans la Grèce ancienne » (1955), in J. P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, Maspero, 1965, 2 vol. t. 2, p. 16)

199.

J. P. Vernant : « Prométhée et la fonction technique » (1952), in J. P. Vernant, Mythe et pensée…, op. cit.., t. 2, p. 14.

200.

Cf. notamment J. P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, op. cit., t. 2, 4e partie, pp. 5-64 ; « La lutte des classes » (1965), in J.P. Vernant, P. Vidal-Naquet, Travail et esclavage en Grèce ancienne, Paris, éd. Complexe, 1988, pp. 59-79.

201.

J. P. Vernant : « Travail et nature dans la Grèce ancienne », op. cit., p. 29.

202.

J. P. Vernant : « Aspects psychologiques du travail dans la Grèce ancienne » (1956), inJ. P. Vernant, Mythe et pensée… , op. cit., p. 39.

203.

J. P Vernant, « Travail et nature… », op. cit., p. 30.

204.

Cf. notamment : E. Will : « De l’aspect éthique des origines grecques de la monnaie », Revue Historique, 1954, vol. 112, n° 2, pp. 209 ; « Réflexions et hypothèses sur les origines du monnayage », Revue numismatique, 1955, vol. 17, pp. 5-23 ; M. Finley : «Aristote et l’analyse économique » (1970), Economie et société…, op. cit., pp. 263-292.

205.

« Ce qui empêchait Aristote de lire dans la forme valeur des marchandises que tous les travaux sont exprimés ici comme travail humain indistinct et par conséquent égaux, c’est que la société grecque reposait sur le travail des esclaves et avait pour base naturelle l’inégalité des hommes et de leurs forces de travail. Le secret de l’expression de la valeur : l’égalité et l’équivalence de tous les travaux, parce que et en tant qu’ils sont du travail humain, ne peuvent être déchiffrés que lorsque l’idée de l’égalité humaine a déjà acquis la ténacité d’une préjugé populaire. [...] Ce qui montre le génie d’Aristote c’est qu’il a découvert dans l’expression de la valeur des marchandises un rapport d’égalité. L’état particulier de la société dans laquelle il vivait l’a seul empêché de trouver quel était le contenu réel de ce rapport. » (K. Marx, Le Capital, trad. Roy et Rubel, livre I, chap. 1, III, in K. Marx, Œuvres I, op. cit., p. 591, souligné par l’auteur)

1.

Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre V, chap. 8, 1133 a-b (pp. 240-45 de la trad. Tricot, Paris, Vrin, 1990). Nous reprenons ici la traduction d’ Edouard Will, in E. Will : « De l’aspect éthique… », op. cit., pp. 215-17.

206.

E. Will : « De l’aspect éthique… », op. cit., p. 219.