Division du travail versus séparation des travaux

Mais revenons une dernière fois aux raisons avancées pour défendre la thèse d’une historicité « longue » de la division du travail. A l’origine du crédit accordé à l’idée selon laquelle la pensée antique ne serait pas demeurée étrangère à l’idée de la division du travail au sens où nous l’entendons aujourd’hui, l’on trouve deux sources littéraires souvent citées, mais dont l’interprétation « moderniste » traditionnelle a été contestée par un certain nombre d’historiens contemporains, plus soucieux que leurs aînés d’éviter les pièges de l’illusion rétrospective dans un domaine – l’histoire des idées et des institutions économiques – qui en est particulièrement victime. Il vaut la peine de les reproduire dans leur longueur. L’une est tirée de la Cyropédie de Xénophon ; l’auteur y expose les raisons qui selon lui expliquent la supériorité qualitative des repas servis à la cour du roi de Perse.

‘« Tout comme les différents métiers sont le plus développés dans les grandes cités, de même la nourriture au palais [du Grand Roi]y est préparée de façon très supérieure. Dans les petites cités, le même artisan fabrique des lits, des portes, des armoires et des tables, souvent même il fait aussi le maçon ; encore est-il content s’il peut trouver assez d’employeurs pour lui permettre de subsister. Or il est impossible à un seul homme d’être également apte à tant de métiers. Dans les grandes cités, en revanche, comme la demande pour chaque métier est importante, un seul d’entre eux, et souvent même une fraction de métier, suffit à nourrir son homme ; ainsi, l’un fera les chaussures pour hommes, et l’autre les souliers pour femmes, il y a même des endroits où un homme gagne sa vie seulement en cousant des chaussures, un autre en les coupant, un autre seulement en cousant les semelles, pendant qu’un autre ne fait rien de tout cela mais assemble les différentes parties. Par nécessité, c’est celui qui accomplit une tâche très spécialisée qui l’accomplira le mieux. 207  »’

Le deuxième texte est tiré de la République de Platon ; il s’agit d’un dialogue où Socrate expose à Glaucon quelles transformations doit subir une cité dont les sujets refusent de s’en tenir à la sobriété des conditions de vie matérielles caractéristiques de la cité politique saine et exigent, comme c’est le cas malheureusement selon Platon dans l’Athènes démocratique de son temps, une existence matérielle plus luxueuse, apte à satisfaire à des exigences qui vont bien au-delà des besoins de stricte nécessité :

‘« Alors, dit Socrate, il faut agrandir la cité ; car la première, la cité saine, n’est plus apte à remplir ces besoins ; il faut désormais l’amplifier et la remplir d’une foule de gens qui ne sont pas présents dans les cités pour remplir des fonctions nécessaires : chasseurs de toute espèce et imitateurs travaillant sur les figures et les couleurs ou s’appliquant à la musique (c’est-à-dire les poètes et leurs accompagnateurs, rhapsodes, acteurs, danseurs, entrepreneurs de théâtres), ajoutons les fabricants d’articles de toutes sortes et particulièrement de toilette féminine. On aura besoin aussi d’un plus grand nombre de serviteurs. Ne crois-tu pas aussi qu’il nous faudra des pédagogues, des nourrices, des gouvernantes, des soubrettes, des coiffeurs, et encore des cuisiniers et des bouchers ? Ajoutons-y encore des porchers ; rien de tout cela n’était présent dans notre première cité ; on n’en avait pas besoin ; mais dans celle-ci il faudra les y ajouter. Il nous faudra encore des bestiaux de toute sorte pour qui aura besoin d’en manger. [...] Dans ces conditions et avec ce régime, les médecins nous seront beaucoup plus nécessaires qu’auparavant. N’est-ce pas ? – Beaucoup, plus. 208  »’

Contrairement à ce qui a été souvent avancé et qui est passé dans la vulgate de l’histoire des idées économiques, ces textes n’autorisent aucunement à justifier l’idée que les Grecs possédaient la notion économique moderne de division du travail. Une lecture rigoureuse de ces textes – il en va de même pour d’autres, moins célèbres – ne permet pas d’inférer une telle idée. On recensera les arguments décisifs qu’ont fait valoir à l’encontre de cette interprétation des historiens de l’Antiquité réputés, comme Moses Finley, Jean-Pierre Vernant, Edouard Will, Pierre Vidal-Naquet, Claude Mossé, qui ont contribué au renouvellement de l’historiographie des idées et des institutions économiques de l’antiquité.

Premièrement ces textes appartiennent comme beaucoup d’autres « à ce corpus d’affirmations « économiques » rudimentaires dispersées dans les écrits des anciens 209  », non intégrées à une réflexion économique d’ensemble. Il s’agit tout au plus d’observations ou de descriptions incidentes d’un phénomène économique, surgissant au détour d’une réflexion qui ne portent pas sur des problèmes économiques en tant que tels, mais sur des questions morales et politiques. En aucun cas ils ne constituent ou ne s’insèrent dans une analyse économique réelle, pour autant du moins qu’on s’accorde avec Schumpeter « qu’en économie comme ailleurs, l’exposé de faits fondamentaux n’acquiert d’importance qu’en regard des superstructures que leur rôle est de supporter, et qu’en l’absence de ses superstructures, ce n’est plus qu’un lieu commun 210  ».

Deuxièmement, concernant le phénomène qu’ils décrivent et les applications qu’ils en imaginent, Platon comme Xénophon ont plus en vue la spécialisation des métiers que la division du travail proprement dit 211 , au sens où Marx parle de division du travail manufacturière 212 , c’est-à-dire de décomposition des tâches en opérations élémentaires au sein d’une même unité de production en temps et en lieu, de segmentation d’un seul et unique processus productif. Si l’on concède néanmoins que la spécialisation des métiers est une modalité particulière d’application de la division du travail, on reconnaîtra qu’elle n’en couvre pas tout le champ ; elle est vis-à-vis de cette dernière ce que l’espèce est au genre. La définition objective donnée par les auteurs grecs de l'antiquité est donc pour le moins restrictive par rapport à la définition moderne ; elle prend la partie pour le tout.

Troisièmement, s’agissant des résultats ou effets imputés à ce phénomène économique, les auteurs de l’antiquité insistent exclusivement sur la qualité, non sur la quantité de la production ; sur l’amélioration, et non sur l’augmentation du nombre de produits issus du travail 213 . Toutes les sources littéraires qui traitent de cette question convergent sur ce point : les Grecs ont bien une notion, ils n’en restent pas à une simple description, puisqu’on trouve émis par divers auteurs, en premier lieu Xénophon et Platon, la thèse d’un lien de causalité entre le phénomène de subdivision des tâches, de spécialisation des métiers (dont on a reproduit les deux descriptions les plus éloquentes), et un autre phénomène qui en serait l’effet. Mais le phénomène en l’espèce, ce n’est pas l’augmentation de la production, c’est exclusivement l’amélioration de la qualité des produits 214 . Ainsi que l’avait déjà justement observé Marx, « en opposition rigoureuse avec cette accentuation de la quantité et de la valeur d’échange, les écrivains de l’Antiquité s’en tiennent exclusivement à la qualité et à la valeur d’usage 215  ». Sous ce rapport (définition instrumentale ou fonctionnelle), la définition antique n’est pas seulement incomplète ou partielle par rapport à la définition économique moderne de la division du travail ; elle engage une autre notion.

Quatrièmement et dernièrement, dans le texte de Xénophon du moins, « l’accent [...] est mis sur le bas niveau et le manque d’élasticité de la demande, sur la menace de surproduction. La demande se trouve dans une simple proportion arithmétique avec le nombre : plus grande est la cité, plus importante est la demande 216  ». Le terme même de « demande » est d’ailleurs trompeur, dans la mesure où il renvoie infailliblement pour nous à l’idée d’une variable dépendant du prix. Pour éviter tout contresens, il faut lui préférer le terme plus polyvalent de besoin, qui, dans l’une de ses acceptions du moins, suggère l’idée d’une finitude, d’une limite quant au nombre et à la nature de ces besoins. Si Platon se place dans l’hypothèse apparemment inverse d’une inflation de la « demande », le contexte du propos montre clairement qu’il la juge néfaste du point de vue moral. Surtout l’idée demeure que la demande n’est pas illimitée, puisque même dans le cas traité par Platon d’une cité qui répondrait à des demandes excédant le cadre des besoins matériels d’une vie « saine », la production est conçue comme destinée exclusivement au marché local, au marché de la cité. Autrement dit, la perspective n’est pas dégagée d’une industrie exportatrice. Conformément à l’idéal autarcique grec, Platon, non plus que Xénophon, n’envisage pas la possibilité de débouchés extérieurs pour les produits du travail, partant de lever ce qui constitue selon Smith le principal obstacle au développement de la division du travail – pour autant en effet que selon l’économiste de Glasgow, « la division du travail est limitée par l’étendue du marché 217  ». Pour preuve encore ce passage tiré des Revenus, du même Xénophon « Il n’en est pas des mineurs comme des ouvriers du cuivre. Le nombre de ceux-ci s’accroît-il, les ouvrages de cuivre tombent à vil prix et les ouvriers abandonnent leur métier. Il en est de même des ouvriers du fer. De même encore quand le blé et le vin sont en abondance, le prix de ces denrées baisse et la culture n’en rapporte plus rien ; aussi beaucoup abandonnent le travail de la terre et se tournent vers le commerce de gros et de détail ou vers l’usure. Au contraire, plus on découvre de minerai et plus l’argent est abondant, plus la mine attire de travailleurs 218 . » Comme le remarque Finley, ce propos n’a aucun sens si l’industrie n’est pas pensée comme destinée au seul marché local 219 . Mais s’il en est ainsi, comment un auteur postulant le caractère limité (en quantité) et rigide de la demande (besoins) et du marché (marché interne) peut-il louer comme il le fait les bienfaits résultant de la subdivision des métiers sans concevoir ce procédé autrement que selon l’acception moderne selon laquelle il s’agit d’un procédé destiné à augmenter, aussi et principalement, quantitativement la production ?

L’examen attentif des textes anciens les plus fameux relatifs à la division et à la complémentarité des métiers ne conduit donc pas à conclure que les Grecs de l’époque classique et hellénistique disposaient du concept de division du travail. Qu’une spécialisation des métiers existât à un certain degré (et à des degrés fort variables selon le secteur considéré) dans l’industrie et l’artisanat des cités grecques du temps d’Aristote et de Xénophon, c’est un fait d’évidence, étant donné ce qu’on sait de la complexité et du volume atteints par ces sociétés 220 . Qu’ils en aient conçu l’idée d’une division du travail au sens où l’entendent les économistes depuis le 18e siècle : rien n’est moins sûr. On loue la spécialisation des métiers dans une logique de service, d’adéquation de l’organe (les métiers) à sa fonction spécifique (la satisfaction de tel ou tel besoin de l’usager), en tant que moyen permettant d’améliorer la qualité des produits destinés à la consommation ; on ne loue pas la division du travail comme facteur de la puissance productive du travail et comme moyen permettant d’augmenter la production de richesses.

En fait, il faut attendre le 17e siècle pour voir clairement apparaître les idées, impliquées dans la notion de division du travail (l’idée d’une relation de causalité entre le mode d’organisation et le rendement du travail), que les tâches particulières et concrètes, si diverses soient-elles qualitativement, relèvent d’un même type synthétique d’activité, le travail, et que l’on peut les comparer du point de vue de la productivité de ce même travail. Point n’est besoin d’aller en amont si l’on cherche à retracer la préhistoire de ce qui décidément remplit bien les exigences d’un véritable concept.

Notes
207.

Xénophon, Cyropédie, livre VIII, 2, 5-6, pp. 100-01 de l’éd. « Les Belles Lettres », Paris, 1978, 3 vol. t. 3. Nous reprenons ici la traduction de M. Finley, in M. Finley, L’économie antique, trad. Higgs, Paris, Minuit, 1975, p. 181.

208.

Platon, République, Livre II, 2, 373 b-373 d (p. 920 de la trad. Robin, op. cit.), cité et trad. par M. Austin et P. Vidal-Naquet, Economies et sociétés en Grèce ancienne, Paris, A. Colin, 1972, p. 195.

209.

M. Finley : « Innovation technique et progrès économique dans le monde ancien » (1965), in M. Finley, Economie et société…, op. cit., p. 248.

210.

J. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, op. cit., t. 1, op. cit., p. 89.

211.

« On a souvent écrit que les philosophes de l’Antiquité avaient pressenti le principe de la division du travail social, tel qu’Adam Smith l’a exposé dans des pages célèbres de La richesse des Nations. En réalité, comme en témoignent les textes à peu près contemporains (env. 375 av. J. C.) de Platon et de Xénophon, l’accent est mis non sur le travail mais sur les métiers, non sur la possibilité d’augmenter la production mais sur celle d’en améliorer la qualité. » (M. Austin, P. Vidal-Naquet, Economies et sociétés en Grèce ancienne, op. cit., p. 194) – « Ce qui intéresse Xénophon, c’est manifestement la spécialisation des métiers, plutôt que la division du travail » (M. Finley : « Innovation technique…, op. cit., p. 248. Cf. aussi du même auteur : « Aristote et l’analyse économique », op. cit. p. 264-65.

212.

Marx, Le Capital, Livre I, section 4, chap. 14 : « Division du travail et manufacture ».

213.

« La division des tâches n’est donc pas sentie comme une institution dont le but serait de donner au travail en général son maximum d’efficacité productive. Elle est une nécessité inscrite dans la nature de l’homme qui fait d’autant mieux une chose qu’il ne fait qu’elle. Aucun des textes qui célèbrent la division du travail ne l’envisage comme un moyen d’organiser la production pour obtenir plus avec la même quantité de travail : son mérite consiste à permettre aux divers talents individuels de s’exercer dans les activités qui leurs sont propres et de créer par-là des ouvrages aussi réussis qu’ils peuvent l’être. » (J. P. Vernant : « Travail et nature… », op. cit., p. 30) – « Comme Marx l’a noté, la division du travail, dans l’antiquité, est vue exclusivement en fonction de la valeur d’usage du produit fabriqué : elle vise à rendre chaque produit aussi parfait que possible, l’artisan faisant une chose d’autant mieux qu’il ne fait qu’elle. » (J. P. Vernant : « Aspects psychologiques du travail dans la Grèce ancienne », op. cit., p. 39) – « Les anciens discutent rarement de la division du travail, mais lorsqu’ils le font, ils s’intéressent exclusivement au savoir-faire de l’artisan, à la qualité. » (M. Finley, Economie et société…, op. cit., pp. 249 et 264)

214.

Il existe une exception, mais c’est la seule semble-t-il dans toutes les sources littéraires disponibles de l’Antiquité gréco-romaine. Elle se trouve chez Platon, qui, dans La République, Livre II, II, 1, 370 c, fait dire à Socrate : « On fait plus et mieux et plus aisément lorsque chacune ne fait qu’une chose, celle à laquelle il est propre, dans le temps voulu, sans s’occuper des autres » (souligné par nous). La référence à une augmentation de la quantité de produits est patente. Pierre Vidal-Naquet parle à ce propos d’une « intuition extraordinaire » de Platon ; mais il ajoute aussitôt qu’« il ne faut pas oublier que Platon, dans l’ensemble de son œuvre, raisonne comme le font les autres penseurs grecs ; c’est pourquoi je parle de division des métiers et non de division du travail. » (P. Vidal-Naquet : « Etude d’une ambiguïté : les artisans dans la cité platonicienne » (1979), in J. P. Vernant, P. Vidal-Naquet, Travail et esclavage en Grèce ancienne, op. cit., p. 150., n. 6)

215.

K. Marx, Le Capital, op. cit., Livre I, section 4, chap. 14, p. 909.

216.

M. Finley, L’économie antique, op. cit., p. 182.

217.

« Puisque c’est la faculté d’échanger qui donne lieu à la division du travail, l’accroissement de cette division [extent of this division] doit, par conséquent, toujours être limité par l’étendue de la faculté d’échanger, ou, en d’autres termes, par l’étendue du marché [extent of the market]. Si le marché est très petit, personne ne sera encouragé à s’adonner entièrement à une seule occupation, faute de pouvoir trouver à échanger tout le surplus du produit de son travail qui excèdera sa propre consommation, contre un pareil surplus du produit du travail d’autrui qu’il voudrait se procurer. » (A. Smith, Recherches sur les causes de la richesse des Nations, op. cit., Livre I, chap. 3, p. 84, souligné par l’auteur)

218.

Xénophon, Les Revenus, IV, 4-6, cit. et trad. par Claude Mossé : « L’homme et l’économie », in J. P. Vernant (dir.), L’Homme Grec, Paris, Seuil, 1993, p. 58. Pour un commentaire approfondi de ce passage atttestant « l’absence de mentalité économique économique (au sens moderne) des anciens Grecs », cf. P. Gauthier, Un commentaire historique des Poroï de Xénophon, Genève, Droz, 1976, pp. 118-131.

219.

M. Finley, L’économie antique, op. cit., p. 182.

220.

Cf. M. Finley, L’économie antique, op. cit., chap. 5, pp. 165-200 ; C. Mossé, Le travail en Grèce et à Rome, op. cit., Partie III, pp. 81-124.