2. Histoire et préhistoire du concept économique

Les écrits mercantilistes

A la suite de Marx 1 , des philosophes et historiens des idées contemporains comme Jean-Pierre Séris et Paulette Carrive 2 ont retracé la préhistoire de la division du travail, exhumant les textes de ceux qui apparaissent, dans l’état actuel des connaissances, comme les tous premiers inventeurs et usagers de la notion, sinon de l’expression : William Petty (1623-1687) et Henry Martyn (mort en 1721) en premier lieu. Ces auteurs, tous deux anglais, ont partie liée, professionnellement parlant, avec le monde industriel et commercial. William Petty, que Marx admire (cf. « l’admirable Sir William Petty 3  ») pour avoir saisi de façon perspicace, un siècle avant Adam Smith et bien mieux que lui, « le caractère capitaliste de la division manufacturière du travail 4  », dont le génie s’est illustré aussi bien dans la théorie économique que dans des arts aussi disparates que la médecine et l’ingénierie navale, rédigea de 1671 à 1677 un ouvrage : Political Arithmetic, dans lequel on trouve, à la faveur d’une comparaison entre la construction des bateaux et la fabrication du drap, la première analyse digne de ce nom des « avantages économiques » de la non encore nommée division du travail (appelée encore division manufacturière), de ses effets sur les coûts de production – affirmation qui présuppose implicitement l’existence d’une relation de causalité entre division du travail et productivité du travail. « Le drap, dit-il, doit devenir moins cher quand une personne carde la laine, une autre file, une autre tisse, une autre étire, une autre apprête, une autre calandre et emballe, que lorsque toutes les opérations mentionnées sont maladroitement exécutées par la même main 221 . » Dans un ouvrage postérieur (mais publié antérieurement), Petty ira jusqu’à jusqu’à étendre ses conclusions (le rapport entre coûts de production et division du travail) à l’ensemble de la production industrielle manufacturière :

‘« Le profit obtenu des manufactures sera supérieur, à mesure de la grandeur et de la disposition de la manufacture elle-même. Car dans une cité aussi vaste, les manufactures se multiplieront, et chacune sera divisée en autant de parties que possible [will be divided into as many parts as possible], ce qui rend le travail [work] de chaque artisan simple et aisé [simple and easie]. Par exemple, dans la construction d’une montre, si un homme fabrique les rouages, un autre le ressort, un autre grave le cadran, et un autre réalise les boîtiers, alors la montre sera mieux faite et moins chère [will be better and cheaper] que si la totalité de l’ouvrage [work] incombait à un seul et même ouvrier. 222  »’

L’analyse des avantages économiques de la division du travail sera reprise et développée par Henry Martyn, haut fonctionnaire des douanes, publiciste et essayiste, qui connaît bien l’œuvre de Petty (il se recommande de l’auteur dans sa préface), dans son opuscule : Considérations on the East-India Trade (1701). Il s’agit d’une argumentation en faveur de la thèse, fort contestée, selon laquelle la libéralisation du commerce entre l’Angleterre et l’Inde, dont les produits textiles sont meilleur marché, doit être finalement favorable aux entrepreneurs anglais. « Si le commerce des Indes Orientales, dit-il, est cause que l’on produit autant à moindre coût, avec moins de travail, il peut, sans diminution d’aucun salaire individuel, abaisser les frais des manufactures 223 . » Par quels moyens ? En stimulant l’invention des machines et la mécanisation de la production dans les manufactures anglaises, ce qui permet de réduire la main d’œuvre, d’une part. En poussant à décomposer et à simplifier les tâches dans les manufactures, ce qui permet d’augmenter la productivité du travail, d’autre part. Car « le commerce des Indes Orientales aura certainement pour effet d’introduire [...] plus d’ordre et plus de régularité dans nos manufactures 224 . » Ces deux facteurs concourent donc à réduire le coût global de production : « Si par l’invention d’une machine, ou par un ordre et une régularité du travail plus grand, le même ouvrage peut être accompli par les deux-tiers des mains ou dans les deux tiers du temps initial, le travail sera moindre et le prix aussi, quoique les salaires soient aussi élevés qu’auparavant 225  ». C’est dans le cadre de l’analyse de ce deuxième facteur de réduction des prix de revient que viennent prendre place les considérations de Martyn sur ce que les économistes de l’époque classique appelleront les « avantages » de la division du travail :

‘« Un travail facile et aisé est plus vite appris, et les hommes y atteignent plus vite une habileté parfaite et expéditive [...]. Plus grande est la variété des artistes dans chaque manufacture, moins il est laissé à l’adresse singulière de chacun ; plus il y a d’ordre et de régularité dans chaque ouvrage, moins il faut de temps pour l’accomplir, moins il y faut de travail [the labour must be less], et moins le prix de celui-ci est élevé, les salaires demeurant identiques. 226  »’

Condensée sous la forme d’une formule, la réflexion peut se résumer ainsi en un principe :

‘« Plus une manufacture qui comporte beaucoup de variété est distribuée et confiée à différents artisans, mieux et plus rapidement la même tâche est exécutée, avec moins de perte de temps et de travail. 227  »’

Les exemples choisis par Martyn pour illustrer son propos sont puisés dans les mêmes domaines que ceux de Petty : l’industrie textile (la draperie), la construction navale, auxquels il adjoint l’horlogerie. Ils font l’objet d’un développement particulièrement remarquable. Ainsi de la fabrication du drap : « Une pièce de drap est l’œuvre de nombreux ouvriers : l’un carde et file, un autre dresse le métier, un autre tisse, un autre teint, un autre apprête le tissu [...]. Le tisserand est nécessairement plus adroit et expéditif, si le tissage est son emploi constant et son seul office 228  ». Ainsi de celle des montres : « Si la demande de montres s’accroît suffisamment pour que l’on trouve à employer constamment autant de personnes qu’il y a de parties dans une montre, si à chacune est assignée son travail propre et constant, si l’un n’a rien d’autre à faire que des boîtiers, l’autre des roues, l’autre des aiguilles, l’autre des écrous, et ainsi de suite ; et si pour finir, un dernier n’a pour emploi unique et constant que d’assembler ces diverses parties, cet homme est nécessairement plus adroit et expéditif dans cette opération qu’il ne saurait l’être s’il devait aussi s’adonner à la fabrication de ces parties 229  ». On est bien loin de la perspective a-productiviste traditionnelle, axée sur la seule satisfaction des besoins de l’usager, dans laquelle les anciens évaluaient la portée et l’intérêt de la multiplication des métiers et de la division des tâches. Dans tous ces passages au contraire l’idée est bien présente d’une relation de causalité entre ce qu’on n’appelle pas encore – mais les concepts y sont – la division du travail (on parle de « division des manufactures ») et la productivité, c’est-à-dire le rapport entre une quantité produite et la quantité de travail, elle-même mesurée en temps de travail, nécessaire à sa production (on parle d’un travail « plus ou moins expéditif »). Sont même précisées les différentes modalités de ce gain de productivité (augmentation de l’habileté, épargne de temps, simplification et uniformisation des tâches – celles-là même que reprendra Smith dans sa fameuse théorie des trois « circonstances » (ou avantages) de la division du travail.

C’est donc à la fin du 17e et au début du 18e siècle, soit un siècle avant son intronisation en grandes pompes par Adam Smith, dans des écrits d’auteurs moins préoccupés par des problèmes de théorie économique que de pratiques industrielles et commerciales, qu’apparaissent les premières occurrences du concept, non encore pleinement explicité (l’idée d’une relation entre division et productivité du travail reste souvent, quoique pas toujours, sous-entendue derrière l’affirmation d’une relation entre division du travail et coût de revient), ni thématisé (il ne fait pas l’objet d’un traitement analytique spécifique) de division du travail. Au demeurant Petty comme Martyn s’en tiennent fermement à la notion, restrictive par rapport à l’acception que lui donneront les économistes du 19e siècle, de ce que Marx appelle la division du travail manufacturière : le champ d’application de la division du travail est pensé comme limité essentiellement à ce type particulier, et à l’époque encore marginal, d’industries produisant à grande échelle des biens manufacturés (l’horlogerie, le textile), ce qui exclut l’artisanat local et l’agriculture ; la figure type du producteur dont il s’agit de diminuer le coût en divisant davantage le travail est l’ouvrier salarié, non le travailleur indépendant. Enfin et surtout la finalité des auteurs est parfaitement mercantile, au sens large et ordinaire du terme : l’analyse de la division du travail s’inscrit dans la perspective capitaliste du profit du capitaine d’industrie. L’objectif, en fin de compte, c’est de maximiser le profit de l’entrepreneur capitaliste, non de rendre la société dans son ensemble plus prospère, plus opulente ; la division du travail ne vaudrait pas une heure de peine analytique si elle n’offrait point quelque intérêt au propriétaire manufacturier. Comme dit Jean-Pierre Séris à leur propos, « les questions qui les intéressent : Comment vendre plus et moins cher ? Comment produire plus que les concurrents, et à moindres frais, se laissent ramener à la question : Comment s’enrichir ? La réponse à ces questions, c’est : « en divisant le travail » (plus que les concurrents, plus que présentement…) 1  ». – Mais si la poursuite de la richesse individuelle comme fin en soi n’est évidemment pas chose nouvelle, en théorie comme en pratique (qu’on songe aux condamnations morales célèbres de Platon et d’Aristote de la chrématistique 2 ), l’idée du moyen (du moins d’un des moyens) pour la réaliser est nouvelle : diviser les travaux pour augmenter au maximum le rendement du travail – à la mesure d’ailleurs de la nouveauté du phénomène que constitue à cette époque l’existence d’un capitalisme industriel manufacturier. Et cette idée n’est devenue concevable qu’une fois l’articulation faite entre le concept de travail et le concept de productivité. La comparaison des performances des industries manufacturières sous le rapport du rendement du travail montre le rôle fondamental joué par un certain nombre de variables (adresse, vitesse d’exécution), bien identifiées par Petty et Martyn, dépendant de ce qui n’est pas encore appelée division du travail mais division des manufactures (ou des branches des manufactures).

Notes
1.

Cf. K. Marx, Le Capital, op. cit., L. I, section 4, chap. 14 : « Division du travail et manufacture ».

2.

J. P. Séris, Qu’est-ce que la division du travail ?, Paris, Vrin, 1994 ; P. Carrive, La philosophie des passions chez Bernard Mandeville, Paris, Didier Erudition, 1983, 2 vol., t. 1, chap. 4, section 2 : « Les fondements de la richesse », pp. 474-503.

3.

K. Marx, Critique de l’économie politique (1859), section 1, chap. 1, A, in K. Marx, Œuvres I, op. cit., p. 305-06, n. 1 (l’expression figure en fait dans le Spectator du 26 novembre 1711, mais la note de Marx montre qu’elle est pleinement approuvée par son auteur).

4.

K. Marx, Le Capital, op. cit., L. I, section 4, chap. 14, p. 909.

221.

W. Petty, Political Arithmetic (1690), London, Clavel, 2 vol., t. 1, p. 260, cité et trad. par J.P. Séris, Qu’est-ce que la division du travail ?, op. cit., p. 18.

222.

W. Petty, Another Essay in Political Arithmetic (1683), London, Clavel, 2 vol., t. 2, p. 473, cité et trad. par J. P. Séris, Qu’est-ce que la division du travail ?, op. cit., p. 18-19.

223.

H. Martyn, Considerations upon the East India Trade (1701), London, p. 589, cité et trad. par J. P. Séris, Qu’est-ce que…, op. cit., p. 21.

224.

Ibid., p. 590, cité et trad. par J. P. Séris, Qu’est-ce que la division du travail ?, op. cit., p. 22.

225.

Ibid., cité et trad. par P. Carrive, La philosophie des passions…, op. cit., pp. 488-89.

226.

Ibid., p. 590, cité et trad. par J. P. Séris, Qu’est-ce que…, op. cit., p. 22-23.

227.

Ibid., p. 593, cité et trad. par J. P. Séris, Qu’est-ce que…, op. cit., p. 23.

228.

Ibid., cité et trad. par J. P. Séris, Qu’est-ce que…, op. cit., p. 23.

229.

Ibid., cité et trad. par J. P. Séris, Qu’est-ce que la division du travail ?, op. cit., pp. 23-24.

1.

J.P. Séris, Qu’est-ce que la division du travail ?, op. cit., p. 15. Même analyse chez P. Carrive, La philosophie des passions…, op. cit., pp. 490-91.

2.

Cf. Platon, République, op. cit., Livre VI, II, 488 a – 489 d, pp. 68-71; Aristote, Politique, op. cit., Livre I, chap. 8, 9 et 10, 1256 b – 1258 b, pp. 54-66 ; Ethique à Nicomaque, op. cit., Livre I, chap. 3, 1096 a, pp. 44-45.