Le néologisme de Bernard Mandeville

L’expression « division du travail » (division of labour), sous sa forme verbale sinon substantive, n’a été semble-t-il en effet inventée que quelques décades plus tard, vraisemblablement par Bernard Mandeville (1670-1753), médecin philosophe hollandais installé à Londres, qui la formule au moins à deux reprises dans la seconde partie (parue en 1729) de La Fable des Abeilles. D’abord au cours d’un bref éloge des produits issus de l’industrie navale, où l’auteur nous fournit l’explication de l’apparent prodige que constitue la fabrication d’un grand vaisseau de guerre par des ouvriers pourtant dénués de tout génie : « Cette tâche, fait dire Mandeville à Cléomène dans le dialogue qu’elle tient avec Horatio, serait impossible si elle n’était divisée et subdivisée en une grande variété de travaux différents [divided and subdivided into a great variety of different labours] 1  ». Ensuite dans le cadre d’une généralisation à la société tout entière des enseignements tirés de l’examen des phénomènes industriels : « Nulle société d’hommes, dit Cléomène, une fois qu’ils jouiront de la tranquillité [...] ne restera longtemps sans apprendre à diviser et à subdiviser leur travail [to divide and subdivide their labour] 2  ». Et Horatio d’approuver en prenant un exemple : « La vérité de ce que vous dites n’est nulle part plus évidente que dans l’horlogerie, qui est arrivée à un degré de perfection plus élevé que ce n’aurait été le cas, si tout le travail était resté l’affaire d’une seule personne. Je suis convaincu que l’abondance même de pendules et de montres dont nous jouissons, aussi bien que la précision et la beauté qu’on arrive à leur donner, sont principalement dues à la division que l’on a faite de cet art en de nombreuses branches 3  ».

Mais la contribution de Mandeville ne s’arrête pas au fait d’avoir associé au concept l’expression canonique passée à la postérité et que l’usage consacrera d’ailleurs seulement bien plus tard – puisque aussi bien parmi les auteurs relevés par les historiens qui utiliseront ultérieurement le concept il n’en aucun jusqu’à Smith qui lui appliquera le néologisme, et qu’il faut donc attendre la parution de la Richesse des nations pour voir l’expression réapparaître sous la plume d’un « économiste ». Plus encore que ses analyses de la division du travail, sommaires comparativement à celles de ses prédécesseurs (il ne cherche pas à préciser les modalités par lesquelles la division du travail agit sur la productivité), plus encore qu’une formule qui, sans sa réactualisation par Smith (qui la lui emprunte sans reconnaître d’ailleurs sa dette à cet égard) serait probablement restée dans l’oubli, ce qui justifie le rôle décisif accordé à Bernard Mandeville dans l’histoire de la notion de division du travail c’est d’avoir envisagé l’institution dans une perspective toute nouvelle, véritablement sociétale, irréductible (bien que non incompatible) à la perspective capitaliste du profit ; c’est d’avoir, pour parler en termes concrets, étendu les effets économiques positifs de la division du travail, au-delà des seuls bénéfices pécuniaires de l’entrepreneur, à la société tout entière. A en croire Mandeville en effet :

‘« Plus grande est la variété des métiers et des manufactures [Variety of Trades and Manufactures], plus ils sont actifs, et plus ils sont divisés [divided] en un grand nombre de branches ; plus un grand nombre d’hommes peut se rassembler en une société, sans qu’ils s’empêchent mutuellement, et plus aisément ils peuvent former un peuple riche, puissant et florissant [a Rich, Potent and Flourishing People]. 230  »’

Il existe une relation de causalité entre la division du travail et le bien-être matériel collectif. Sur quel fondement repose une telle assertion, dont l’évidence actuelle ne doit pas nous induire en erreur ? Il nous faut remonter ici à la thèse principale que défend Mandeville dans La Fable des abeilles. Cette thèse, qui fit scandale à l’époque, pour des raisons qui tiennent peut-être moins à l’idée elle-même qu’à l’usage délibérément provocateur par Mandeville de la terminologie morale dans sa formulation, est la suivante : il est des institutions (qu’il s’agisse d’art industriels, ou d’arts « sociaux » comme les bonnes manières), dont chacun s’accorde à reconnaître que le haut degré de perfection qu’elles ont atteint dans nos sociétés profite d’une manière ou d’une autre à tous ses membres et constitue de ce fait un véritable « bienfait public ». Cependant ces « public benefits » ne résultent ni de l’application d’un plan prémédité par quelque génie, dieu ou homme, homme de science ou homme politique, ni de l’action d’individus agissant vertueusement, conformément aux valeurs morales, à quelque principe altruiste – moyens à cet égard contre-productifs selon Mandeville –, mais, paradoxalement, de la poursuite par les individus de leurs seuls intérêts particuliers, d’une conduite entièrement tournée vers la satisfaction des besoins et des passions égoïstes (private vices), penchants les plus fondamentaux de l’âme humaine, tels que l’orgueil et le goût du luxe. « Ce ne sont, dit Mandeville dans un autre essai paru en 1723, ni les qualités amicales et les tendres affections qui sont naturelles à l’homme, ni les réelles vertus qu’il est capable d’acquérir par la raison et l’abnégation de soi qui sont le fondement de la société, mais c’est ce que nous appelons le mal du monde, moral aussi bien que physique, qui est le grand principe qui fait de nous des créatures sociables, la base solide, l’âme et le support de tous les métiers et professions sans exception, que c’est là qu’il faut chercher la véritable origine de tous les arts et de toutes les sciences, et que, à l’instant où le mal cesserait, il faudrait que la société soit perdue sinon totalement dissoute 231  ». « Ce qui fait [de l’homme] un animal sociable, ce n’est pas son désir d’être en compagnie, sa bonté, sa pitié, son amabilité et autres grâces et ornements extérieurs, [...] ce sont ses qualités les plus ignobles et les plus abominables qui constituent les talents les plus indispensables pour pouvoir vivre dans les sociétés les plus étendues et, selon le monde, les plus heureuses et les plus prospères 232  », etc. – Ces passions, ces instincts demeurant inassouvis tant que les hommes cherchent à les satisfaire directement, soit en raison de leur impuissance face à la nature, soit parce qu’ils s’empêchent mutuellement, ces derniers sont conduits à employer des détours pour apaiser leurs appétits. Le perfectionnement des arts (au sens large) notamment participe de ces stratagèmes développés spontanément et progressivement par les hommes pour surmonter les obstacles qu’oppose une nature avare et intraitable, ou qu’ils s’opposent mutuellement, à la réalisation de leurs désirs égoïstes. Ainsi les bonnes manières, qui mettent fin aux offenses mutuelles, préservant ainsi l’amour propre de chacun. Ainsi, surtout, le haut degré de division du travail, qui permet de multiplier et de raffiner les biens et les richesses, et de satisfaire ce faisant au penchant universel pour le luxe.

Sous la forme ironique, presque bouffonne, qu’en donnait l’auteur, tournant en dérision les prétentions des moralistes à construire les sociétés sur la base des seules vertus, et que résumait lapidairement le sous-titre de l’ouvrage : vices privés, bénéfices publics, la théorie de Mandeville courait le risque d’être interprétée comme une proposition de subversion des valeurs traditionnelles, ce qu’elle n’était pas – mais c’est ainsi qu’elle fut effectivement comprise et pour ce motif qu’elle fut vilipendée par nombre de ses contemporains. Cependant son sort n’était pas scellé ; il allait bientôt connaître un de ces retournements dont l’histoire a le secret. En fait le sujet était beaucoup trop sérieux pour être traité avec désinvolture ou – ce qui revient au même – être laissée à un faiseur, aussi talentueux qu’il soit, de paradoxe. Les conséquences critiques et polémiques notamment qui découlaient de la thèse de Mandeville, l’anti-finalisme et l’anti-intellectualisme d’une part, l’anti-vertuisme de l’autre, allaient bientôt trouver un écho et un relais dans les dénonciations qui s’élèvent, de plus en plus nombreuses au cours du 18e siècle, contre l’usage des arguments téléologiques et rigoristes traditionnels en matière de philosophie morale et politique. Les exemples, les arguments, la méthode de raisonnement de Mandeville ne pouvaient pas dès lors manquer d’intéresser et d’être plus ou moins instrumentalisés par ceux qui cherchent à fourbir les armes d’une philosophie empiriste de la connaissance au 18e siècle, et de figurer à nouveau en bonne place dans les plaidoiries des avocats de la doctrine morale utilitariste à la fin du 18e et au début du 19e siècle. Mais c’est dans l’étude des phénomènes économiques que l’idée mère de Mandeville – sinon justement sa terminologie, que les auteurs ont tôt fait de critiquer et d’abandonner 233 – va révéler toutes ses vertus heuristiques et faire l’objet d’une exploitation sans mesure. Elle inspirera comme on sait les vues de Smith tout au long des pages de la Richesse des nations, au point que l’on a pu considérer l’ouvrage comme une application et une illustration systématiques au plan économique de la thèse défendue dans La Fable des abeilles et lui attribuer un rôle théorique central, au fondement du libéralisme de l’économie politique classique 234 . Mais l’idée, même incomplètement explicitée ou assumée dans toutes ses conséquences, fait déjà son chemin dans la littérature « économique » avant la parution de l’ouvrage de Smith. On en veut pour preuve des textes de Francis Hutcheson (1694-1747) (dont Smith fut d’ailleurs l’élève à l’université de Glasgow) et d’Adam Ferguson (1723-1816) sur la division du travail, parus plusieurs années avant que Smith ne commence la rédaction de la Richesse des nations. Avant d’en venir à ce dernier, il convient donc de s’arrêter quelques instants sur les travaux de ces deux philosophes. Leurs analyses de la division du travail constituent sans doute les propos les plus substantiels tenus à cette époque sur la question 235 . Or il ressort de ces analyses que leurs auteurs ont non seulement retenu l’essentiel de la notion moderne (la relation division du travail, productivité et quantité de richesse créée) et même précisé (pour l’un d’entre eux au moins) à certains égards le contenu, mais qu’ils ont parfaitement pris acte de la nouvelle perspective dégagée par Mandeville dans laquelle il convient d’évaluer la portée de la division du travail.

Notes
1.

B. Mandeville, La Fables des Abeilles, ou les vices privés font le bien public, II (1724), trad. Carrive, Paris, Vrin, 1991, 3e dialogue, p. 122.

2.

Ibid., 6e dialogue, p. 234.

3.

Ibid.

230.

B. Mandeville, La Fable des abeilles, I (1714), op. cit., p. 425 de l’éd. originale, cité et trad. par J. P. Séris, Qu’est-ce que la division du travail ?, op. cit., pp. 29-30.

231.

B. Mandeville, Recherche sur l’origine de la société, trad. Carrive, Paris, Actes Sud, 1998, p. 75.

232.

B. Mandeville, La Fable des Abeilles, I (1714), trad. Carrive, Paris, Vrin, 1998, Préface, p. 23.

233.

Elie Halévy résume ainsi les critiques d’ordre terminologique adressées par les économistes libéraux à Mandeville : « Pourquoi, si l’égoïsme est utile au public, et si d’autre part, on convient d’appeler vertueuses chez les individus les qualités utiles au public, persister à appeler l’égoïsme un vice ? [...] Si Mandeville avait commencé par réviser la terminologie courante, fondée sur les notions d’une morale erronée et confuse, il aurait découvert la thèse de l’identité des intérêts, travaillé au progrès de la science morale, au lieu de procéder en littérateur, faiseur de paradoxe. » (E. Halévy, La formation du radicalisme philosophique (1901), Paris, PUF, 1995, 3 vol., t. 1, p. 25)

234.

Cf. E. Halévy, La formation du radicalisme philosophique, op. cit., t. 1, chap. 1, pp. 13-46, chap. 3, pp. 112-151 ; L. Dumont, Homo aequalis, op. cit., Part. 1, chap. 5, pp. 83-104.

235.

Il est d’usage de ranger David Hume (1711-1776) parmi les auteurs qui auraient traité antérieurement à Smith de la division du travail, au sens moderne du terme, dans un passage du Traité de la Nature humaine, Livre III, II, 2. Le texte allégué est cependant ambigu sur ce point, l’accent étant plutôt mis sur les effets qualitatifs (l’amélioration de la qualité des produits) que quantitatifs (l’augmentation de la productivité) de la séparation des métiers, à la façon traditionnelle. Qu’on en juge : « Lorsque chaque individu travaille séparément et seulement pour lui-même, sa force est trop réduite pour exécuter quelque ouvrage important ; employant son labeur à subvenir à tous ses divers besoins, il n’atteint jamais la perfection [never attains a perfection] dans un savoir-faire particulier [...]. Par la conjonction des forces, notre pouvoir est augmenté [our power is augmented]. Par la répartition des tâches, notre compétence s’accroît [our hability increases]. » (Hume, Traité…, op. cit., Livre III, p. 85) – Par contre il est incontestable que Jacques Turgot (1727-1781), dans ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1766), et Cesare Beccaria (1738-1794), dans son Cours d’économie politique (1869), pour s’en tenir à deux auteurs célèbres, ont traité cette question dans un sens résolument moderne, quoique de façon moins développée que Hutcheson et Ferguson, avant que ne paraisse l’ouvrage de Smith. A preuve les passages suivants : « Les denrées que la terre produit pour satisfaire aux différents besoins de l’homme [...] ont besoin de subir différents changements et d’être préparées par l’art. [...] Si le même homme qui fait produire à sa terre ces différentes choses, et qui les emploie à ses besoins, était obligé de leur faire subir toutes ces préparations intermédiaires, il est certain qu’il réussirait fort mal. La plus grande partie de ces préparations exigent des soins, une attention, une longue expérience, qui ne s’acquiert qu’en travaillant de suite et sur une très grande quantité de matière. Prenons pour exemple la préparation des cuirs : quel laboureur pourrait suivre tous les détails nécessaires pour cette opération qui dure plusieurs mois et quelquefois plusieurs années ? S’il le pouvait, le pourrait-il sur un seul cuir ? Quelle perte de temps, de place, de matières qui auraient pu servir en même temps ou successivement à tanner une grande quantité de cuir ! » (J. Turgot, Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, Paris, Calmann-Lévy, 1970, Part. 1II, pp. 124-25) – « Chacun sait, par sa propre expérience, qu’en appliquant ses mains et son esprit toujours au même genre d’ouvrages et de produits, il obtient des résultats plus faciles, plus abondants et meilleurs [egli più facili, più abondanti, e migliori ne trova i resultati] que si chacun terminait les choses dont il a besoin. C’est pour cette raison que ce ne sont pas les mêmes personnes qui font paître les brebis, qui cardent la laine, qui la tissent : [...] et c’est ainsi que s’enchaînent et se multiplient les arts, et que les hommes se séparent en diverses conditions pour l’utilité publique et particulière [per la comune e privata utilità]. » (C. Beccaria, Cours d’économie politique, cité et trad. par J. B. Say, Traité d’économie politique (1803), Paris, Renouard, 1814, 2e éd., 2 vol., t. 1, pp. 62-63, n. 1)