La « célèbre apothéose » d’Adam Smith

Les principaux éléments sont désormais donnés, qui composent le portrait analytique de la division du travail tel qu’il se trouve exposé dans les traités classiques d’économie politique au 19e siècle. On les trouve pour la première fois réunis dans le chapitre de l’Essai de Ferguson. Pourtant ce n’est pas ce texte que la postérité retiendra comme modèle d’analyse de la division du travail, mais les trois chapitres inauguraux des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations d’Adam Smith, parues presque dix ans plus tard. Smith, qui pourtant, si l’on en croit le jugement lapidaire (mais à notre avis juste) de Marx, « n’a pas établi une seule proposition nouvelle concernant la division du travail 1  ». Il convient donc de s’interroger sur les raisons à l’origine de la promotion singulière et extraordinaire de l’exposé de Smith sur la division du travail.

D’abord il est probable que le crédit considérable dont a joui rapidement l’ouvrage parmi ceux qui s’intéressaient aux questions de théorie économique pour ce qu’elle apportait de neuf sur d’autres points majeurs de doctrine (sur la théorie de la valeur, du salaire, de la monnaie, de la rente…) a rejailli en quelque sorte sur les analyses concernant la division du travail. Mais cet argument est tout à fait insuffisant et secondaire. L’une des raisons essentielles tient sans doute aux qualités intrinsèques de l’exposé de Smith, à ses qualités formelles ou didactiques, plus encore, à dire vrai, qu’à ses qualités proprement théoriques. Pour la première fois trois chapitres, portant respectivement sur les différents mécanismes par lesquels la division du travail agit sur la productivité du travail (accroissement d’habileté, diminution du temps perdu, stimulation des capacités d’invention des procédés permettant d’abréger ou de faciliter le travail), sur sa cause (le penchant humain à trafiquer, à échanger) et sur ses limites (l’étendue du marché) lui sont consacrés, en tête d’ouvrage – à quoi il faut ajouter les remarques de Smith contenues dans les livres V et II sur les méfaits psychologiques et physiques et sur les autres limites (la concentration du capital) de la division du travail dans son application spécifique à la manufacture 2 . Autrement dit Smith ne se contente pas de récapituler tout ce qui a été dit sur le sujet depuis Petty : il ordonne et classe systématiquement (sous les rubriques : « effets », « causes », « conditions ») les données et considérations éparses relatives à la division du travail – structure que reprendront beaucoup de traités ultérieurs ; il apporte même des informations inédites (quant aux « limites » du phénomène). Jamais l’on n’avait réservé à la notion un traitement d’une telle faveur. La terminologie employée – le concept est (re)baptisé « division du travail », terme, on l’a vu, forgé par Mandeville, mais auquel Smith donne cette fois une valeur générique, rendant par-là inutile l’usage des expressions anciennes non connotées par l’idée de productivité et qui tantôt désignait le genre, tantôt une espèce –, les exemples allégués et longuement développés par l’auteur de la fabrique d’épingles, de l’atelier du forgeron et de l’industrie lainière, ont contribué également à donner à l’exposé de Smith, sinon une grande originalité conceptuelle, du moins cette clarté didactique qui a tant impressionné des générations d’économistes. L’expression « division du travail » sera d’ailleurs rapidement consacrée par l’usage, au point d’apparaître encore aujourd’hui comme la signature indélébile du concept. L’exemple de la fabrique d’épingles, dont la façon est divisée en dix-huit opérations successives, que Smith tient probablement de sa lecture de l’article « Epingle » de l’Encyclopédie, rédigé par A. Deleyre 264 , deviendra lui aussi une sorte de paradigme ; on le voit repris dans pratiquement tous les traités et manuels d’économie politique du 19e siècle.

Quant à la portée théorique (de la notion) et pratique (du phénomène), nul plus que Smith n’a donné autant d’importance à la division du travail – Marx le reconnaît, qui lui dénie pourtant, on l’a vu, toute réelle originalité. Pratiquement, elle est au principe même du progrès – entendu au sens matériel – des sociétés, puisqu’en faisant varier les paramètres (temps perdu, habileté, inventivité) sur lesquels dépend la productivité, elle accroît la quantité et la qualité des biens dont profitent en fin de compte, en les consommant directement ou en les échangeant avec des produits de l’extérieur, tous les nationaux, même si c’est de façon fort inégale. Autrement dit, et pour parler en ses termes, elle augmente « le revenu de la masse du peuple [the revenue of the great body of the people], [...] ces fonds [those funds] qui dans les différents âges et chez les différents peuples, ont fourni à leur consommation annuelle 265  ». Adam Smith lui donne même la primauté, dans l’ordre d’exposition comme dans l’ordre logique, devant la quantité absolue et relative de capital affecté à la production (dont dépend la proportion des travailleurs productifs et improductifs dans une nation), présidant à « l’opulence générale 266 » [universal opulence], à « l’abondance universelle 267  » [general plenty] des nations modernes industrielles, et qui font la différence entre une société barbare et une société civilisée. Ce lien primordial entre division du travail (comme phénomène) et progrès des sociétés est affirmé dans toute sa force dès les premières lignes de l’Introduction :

‘« Le travail annuel [annual labour] de chaque nation est le fonds [fund] qui lui fournit originellement tous les objets nécessaires et utiles à la vie qu’elle consomme annuellement, et qui consiste toujours, soit dans le produit immédiat de ce travail, soit dans ce qui s’achète, avec le produit en question, à d’autres nations. Donc, selon que ce produit, ou ce qu’on achète avec lui, comporte une proportion plus ou moins grande au nombre de ceux qui doivent le consommer, la nation sera plus ou moins bien fournie [the nation will be better or worse supplied] de tous les objets nécessaires ou utiles dont elle a besoin.’ ‘Or, dans toutes nations, deux circonstances [circumstances] différentes déterminent cette proportion. Premièrement, l’habileté, la dextérité et l’intelligence [skill, dexterity and judgment] qu’on y apporte généralement dans l’application du travail ; deuxièmement, la proportion qui s’y trouve entre le nombre de ceux qui sont occupés à un travail utile et le nombre de ceux qui ne le sont pas. Ainsi, quels que puissent être le sol, le climat et l’étendue du territoire d’une nation, nécessairement l’abondance ou la disette de son approvisionnement annuel, relativement à sa situation particulière, dépendra de ces deux circonstances.’ ‘L’abondance ou l’insuffisance de cet approvisionnement [supply] dépend [seems to depend] plus de la première de ces deux circonstances que de la seconde. Chez les nations sauvages [savage nations] qui vivent de la chasse et de la pêche, tout individu en état de travailler est plus ou moins occupé à un travail utile, et tâche de pourvoir, du mieux qu’il peut, à ses besoins et à ceux des individus de sa famille ou de sa tribu qui sont trop jeunes, trop vieux ou trop infirmes pour aller à la chasse ou à la pêche. Ces nations sont cependant dans un état de pauvreté suffisant [are so miserably poor]pour les réduire souvent [...] à la nécessité tantôt de détruire elle-même leurs enfants, leurs vieillards et leurs malades, tantôt de les abandonner aux horreurs de la faim ou à la dent des bêtes féroces. Au contraire, chez les nations civilisées et en progrès [civilized and thriving nations], quoiqu’il y ait un grand nombre de gens tout à fait oisifs et beaucoup d’entre eux qui consomment un produit de travail décuple et parfois centuple de ce que consomme la plus grande partie de travailleurs, cependant la somme du produit de travail de la société [the produce of the whole labour of the society] est si grande, que tout le monde y est souvent pourvu avec abondance, et que l’ouvrier, même de la classe la plus basse et la plus pauvre, s’il est sobre et laborieux, peut jouir, en choses propres aux besoins et aux aisances de la vie, d’une part bien plus grande que celle qu’aucun sauvage ne pourrait jamais se procurer. 268  »’

Sur le plan théorique, il appartenait aussi à Adam Smith , comme le souligne Elie Halévy, « d’y voir une démonstration du théorème de l’identité naturelle des intérêts, d’en mettre en évidence le lien logique avec le principe de l’utilité 269  ». Sans doute Mandeville, Ferguson avaient-ils déjà conçu la notion d’un lien entre la poursuite des intérêts égoïstes et la richesse collective, via le haut degré de perfectionnement atteint par l’industrie sous le rapport de la division du travail. Mais Mandeville en restait à des généralités sur le goût du luxe, omettant de préciser, de distinguer, parmi les diverses passions de même genre ou de même origine qui agitent le cœur humain, le penchant secondaire ou spécifique d’où l’on pourrait déduire analytiquement la division du travail. La relation entre le haut degré de perfection de l’industrie et les vices privés n’étaient ce faisant pas complètement intelligible ; il manquait un intermédiaire essentiel qui fasse le lien entre le penchant générique ou primaire (l’égoïsme) dont il n’est qu’une espèce ou l’effet, et le phénomène (la division du travail) qui n’en est que le produit indirect, via justement cet instinct spécifique que Smith nommera plus tard la « disposition à trafiquer, à échanger 270  » [disposition to truck, barter and exchange]. Sans doute Ferguson avait-il pour sa part déjà identifié, parmi les penchants égoïstes de l’homme, « l’espérance d’échanger », « le sentiment de l’utilité » comme un des ressorts psychologiques spécifiques de la division du travail 271 . Mais c’est à Smith que l’on doit d’avoir tiré toute la signification du rapport de causalité entre cette faculté et la division du travail : savoir que la théorie de la division du travail (l’idée d’un lien de causalité entre division du travail et progrès matériel des sociétés) constitue une pièce essentielle de la démonstration de la thèse fondamentale du libéralisme économique de l’identité naturelle des intérêts. « Cette division du travail, dit-il, de laquelle découlent tant d’avantages [so many advantages are derived], ne doit pas être regardée dans son origine comme l’effet d’une sagesse humaine qui ait prévu et qui ait eu pour but cette opulence générale [general opulence] qui en est le résultat ; elle est la conséquence nécessaire [necessary consequence], quoique lente et graduelle, d’un certain penchant naturel à tous les hommes [certain propensity in human nature]qui ne se proposent pas des vues d’utilité aussi étendues : c’est le penchant qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d’une chose pour une autre 272  ». Tous les éléments de la démonstration sont ici présents sur laquelle se fonde la thèse du libéralisme industriel et commercial – thèse selon laquelle, pour reprendre les termes d’Elie Halévy, « le bien général n’est pas l’objet conscient, mais le produit en quelque sorte automatique des volontés particulières 273  » : 1) le lien causal entre la division du travail (comme phénomène) et le progrès ou « l’opulence générale » (théorie de la division du travail) ; 2) le lien causal entre le penchant à l’échange et sa « conséquence nécessaire », le phénomène de la division du travail ; 3) l’appartenance du penchant à l’échange au genre des passions égoïstes (il n’y a ni prudence et « sagesse », ni « vues étendues » et finalités altruistes dans cette attitude) dans la perspective anti-intellectualiste et anti-vertuiste déjà développée par Mandeville et Ferguson. Le rôle décisif et le statut logique assignés à la théorie de la division du travail dans l’argumentation de la thèse sont clairement indiqués par Smith. Cette clarification des enjeux et de la place stratégique tenu par la théorie de la division du travail dans l’édifice général, quand même elle n’en perfectionne pas à proprement parler le contenu et n’ajoute rien à ses déterminations traditionnelles, a de toute évidence contribué à consacrer la « célèbre apothéose » (dixit Max Weber 274 ) d’Adam Smith au rang de texte fondamental sur la division du travail pour des générations d’économistes libéraux qui voyaient là avec raison une des pièces maîtresses du dispositif théorique mis en place pour justifier la politique du « laissez-faire ».

Tout ceci explique sans doute pourquoi l’analyse de Smith a marqué les esprits plus qu’aucune autre sur la division du travail, à un point qui est sans rapport avec son originalité théorique intrinsèque. En dépit de l’existence de sources plus anciennes qui eussent pu sous la plupart des rapports (quant aux modes d’action de la division du travail sur la productivité, quant à ses effets négatifs sur le moral et le physique, quant à sa portée civilisatrice) aussi bien faire l’affaire, ceux qui par la suite entreprendront d’exposer la théorie de la division du travail sans se soucier principalement d’en faire l’histoire ne cesseront de célébrer ou de faire prioritairement référence aux pages de la Richesse des nations.

Notes
1.

K. Marx, Le Capital, op. cit. p. 889 (n.). Il faut ajouter cependant que Marx reconnaît immédiatement après qu’ « à cause de l’importance qu’il [i. e. Smith] lui donna, il mérite d’être considéré comme l’économiste qui caractérise le mieux la période manufacturière ».

2.

Sur la dégradation physique et mental de l’ouvrier : « Dans les progrès que fait la division du travail [in the progress of the division of labour], l’occupation de la très majeure partie de ceux qui vivent de travail, c’est-à-dire de la masse du peuple, se borne à un très petit nombre d’opérations simples [few very simple operations], très souvent à une ou deux. Or l’intelligence de la plupart des hommes se forme nécessairement par leurs occupations ordinaires. Un homme qui passe toute sa vie à remplir un petit nombre d’opérations simples, dont les effets sont aussi peut-être toujours les mêmes, [...] perd donc naturellement l’habitude de déployer ou d’exercer ses facultés et devient, en général, aussi stupide et aussi ignorant qu’il soit possible à une créature humaine de le devenir [and generaly becomes as stupid and ignorant as it is possible for a human creature to become]. [...] L’uniformité de sa vie sédentaire […] affaiblit même l’activité de son corps, et le rend incapable de déployer sa force avec quelque vigueur et quelque constance, dans tout autre emploi que celui pour lequel il a été élevé. » (A. Smith, Recherches…, op. cit., L. V, chap. 1, p. 406) – Sur la nécessité d’une importante concentration de capital : « L’accumulation d’un capital est un préalable nécessaire [must be previous] à la division du travail, le travail ne peut recevoir de subdivisions ultérieures qu’en proportion de l’accumulation progressive des capitaux. [...] A mesure donc que la division du travail devient plus grande, il faut, pour qu’un même nombre d’ouvriers soit constamment occupé, qu’on accumule d’avance une égale provision de vivres, et une provision de matières et d’outils plus forte que celle qui aurait été nécessaire dans un état de choses moins avancé. » (Ibid., L. II, Introduction, p. 354)

264.

A. Deleyre : « Epingle », Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, (Diderot et d’Alembert dir.), 34 vol., Paris, Briasson et David, t. 5, 1755, pp. 804-08. Pour une analyse de l’article de Deleyre et de son influence sur Smith, cf. J. P. Séris, Qu’est-ce que la division du travail ?, op. cit., pp. 48-54.

265.

A. Smith, Recherches…, op. cit., t. 1, Introduction générale, p. 67.

266.

Ibid., L. I, chap. 1, p. 77.

267.

Ibid., p. 78.

268.

Ibid., pp. 65-66 (souligné par nous).

269.

E. Halévy, La formation du radicalisme philosophique, op. cit., t. 1, chap. 3, p. 115.

270.

A. Smith, Recherches…, op. cit., L. I, chap. 2, p. 84.

271.

« La durée de la paix et l’espérance d’échanger un bien pour un autre, transforment insensiblement le chasseur et le guerrier en artisan et en commerçant. Les hasards qui distribuent inégalement les moyens de subsistance, l’inclination, des circonstances favorables, décident les hommes à embrasser des occupations différentes, et le sentiment de l’utilité les conduit indéfiniment à subdiviser [subdivide] leurs professions. » (A. Ferguson, Essai sur l’histoire de la société civile, IV, I, 2, cité et trad. par J.P. Séris, Qu’est-ce que la division du travail ?, op. cit., p. 59)

272.

A. Smith, Recherches…, op. cit., L. I, chap. 2, p. 81.

273.

E. Halévy, La formation du radicalisme philosophique, op. cit., t. 1, III, p. 115.

274.

M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1893), trad. Chaville, Paris, Plon, 1967, chap. 2, p. 194. Notons que Marx, dans le Livre I du Capital (p. 663 in K. Marx, Œuvres, I, op. cit.) avait déjà utilisé ce terme d’apothéose pour qualifier l’exposé de Smith sur la division du travail.