3. Dramatisation et vulgarisation

Le thème dramaturgique des « inconvénients » de la division du travail

La parution de la Richesse des nations, rééditée quatre fois du vivant de Smith, traduite dans la plupart des grandes langues d’Europe (en France dès 1779) avant l’achèvement du siècle 275 , ouvre l’ère de la vulgarisation du terme et du concept (l’idée d’un lien de causalité entre le phénomène de la division du travail et la richesse globale, via l’augmentation de la puissance productive du travail) de division du travail, dont l’usage va s’étendre rapidement au-delà du cercle relativement étroit des théoriciens de l’économie politique, parmi les philosophes, les historiens, les littérateurs qui s’intéressent de près ou de loin aux questions sociales et économiques. On en veut pour preuve certains passages des Eléments d’idéologie, d’Antoine-Louis Destutt de Tracy (1754-1836) 276 , d’une œuvre de jeunesse d’Auguste Comte 277 , ou bien encore de l’opuscule paru en 1801 d’un essayiste français, Pierre-Edouard Lemontey (1762-1826), dont un chapitre est consacré à l’ « influence morale de la division du travail ». Il s’agit en l’espèce d’une sorte de dramatisation littéraire des effets pernicieux, déjà relevés par Ferguson et par Smith, de la division du travail manufacturière sur la psychologie ouvrière, non d’une analyse économique proprement dite. Certaines expressions de Lemontey, reprises par Jean-Baptiste Say (et qui lui sont souvent attribuées à tort) dans son Traité, sont restées célèbres. Ainsi la fameuse formule : « C’est un triste témoignage à se rendre que de n’avoir jamais levé qu’une soupape, ou de n’avoir jamais fait que la dix-huitième partie d’une épingle 278  ». Mais la valeur du chapitre ne tient pas seulement à ses qualités littéraires, à ses aphorismes bien frappés sur les effets funestes de la division du travail ; il possède aussi quelque originalité théorique. S’agissant de la question qui nous préoccupe, le mérite principal de Lemontey réside en effet dans le fait d’avoir introduit un thème qui connaîtra une destinée singulière et extraordinaire : celui de la dépendance. Contrairement à l’artisan traditionnel, à l’homme « qui porte dans ses bras tout un métier », l’ouvrier des manufactures, écrit-il :

‘« …tient de la nature des machines au milieu desquelles il vit ; il ne saurait se dissimuler qu’il n’est en lui-même qu’un accessoire, et que, séparée d’elles, il n’a plus ni capacité, ni moyens d’existence. [...] Comme son travail est d’une extrême simplicité, et qu’il peut être remplacé par le premier venu ; comme lui-même ne saurait, sans un hasard inespéré, retrouver ailleurs la place qu’il aurait perdue, il reste vis-à-vis du maître de l’atelier dans une dépendance aussi absolue que décourageante. 279  »’

Ce thème (ou cette idée) de la dépendance de l’ouvrier à l’égard du maître dans le système de production manufacturière sera repris et exprimé quasiment dans les mêmes termes par Jean-Baptiste Say 280 , puis par Jean-Charles-Léonard de Sismondi 281 , Adolphe-Jérôme Blanqui 282 (1798-1854), Alexis de Tocqueville 283 et bien d’autres. Certes cette dépendance est encore pensée comme caractéristique de la situation de l’ouvrier salarié travaillant dans les fabriques, par opposition à celle des travailleurs d’autrefois ou d’autres lieux, non comme un trait commun à tous les agents des sociétés où le travail est divisé d’une façon ou d’une autre. C’est un effet spécifique de la division du travail manufacturière, non de la division du travail en général. En outre il n’est alors question que de dépendance unilatérale (de l’ouvrier à l’égard de son maître), non de dépendance mutuelle (ou interdépendance) entre tous les travailleurs. Le concept de dépendance implique l’idée d’une relation à un seul sens et s’oppose sous ce rapport à celui d’interdépendance qui recouvre celle d’une relation à double sens. Enfin cette dépendance est jugée néfaste sur le plan moral ; elle participe des inconvénients et non des avantages de la division du travail ; elle a indéniablement chez nos auteurs une signification axiologique négative. Bref, on est loin de l’interdépendance produite par la division du travail social, expression objective de la solidarité existant entre les membres de la société, faisant des travailleurs les parties d’un même tout, à la façon dont la concevront les sociologues à la fin du 19e siècle. Au vrai, nous verrons plus tard que le détour par la biologie qu’empruntera ultérieurement l’histoire de la notion de division du travail est nécessaire pour que s’opèrent cette transformation du concept (de la dépendance à l’interdépendance), l’extension radicale de son champ d’application (de la manufacture à toutes les formes d’activités, économiques aussi bien que politiques, intellectuelles et administratives, qui concourent au fonctionnement de la société), et l’inversion de sa signification axiologique.

Notes
275.

Cf. J. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, op. cit., t. 1, Partie II, chap. 3, p. 274.

276.

« Quand plusieurs hommes travaillent réciproquement les uns pour les autres, chacun peut se livrer exclusivement à l’occupation pour laquelle il a le plus d’avantages, soit par ses dispositions naturelles, soit par le hasard des circonstances ; et ainsi il y réussira mieux. Le chasseur, le pêcheur, le pasteur, le laboureur, l’artisan, ne faisant chacun qu’une chose, deviendront plus habiles, perdront moins de temps et auront plus de succès. C’est là ce que l’on appelle la division du travail, qui, dans les sociétés civilisées, est quelquefois portée à un point inconcevable, et toujours avec avantage. » (A. L. Destutt de Tracy, Eléments d’idéologie, Partie IV, chap. 1 : « De la Société », Paris, Courcier, 1815, p. 159, souligné par l’auteur)

277.

« Si la division du travail […] est la cause générale du perfectionnement humain et du développement de l’état social, elle présente, considérée sous un autre [angle] une tendance continue à la détérioration, à la dissolution, qui finirait par arrêter tout progrès, si elle n’était incessamment combattue par une action toujours croissante de gouvernement, et surtout de gouvernement spirituel. Il résulte, en effet, nécessairement de cette spécialisation constamment progressive que chaque individu et chaque peuple se trouve habituellement placé à un point de vue de plus en plus borné, et animé d’intérêts de plus en plus particuliers. Si donc, d’une part, l’esprit s’aiguise, de l’autre, il s’amincit ; et, de même, ce que la sociabilité gagne en étendue, elle le perd en énergie. » (A. Comte : « Considérations sur le pouvoir spirituel » (1826), in A. Comte, Système de politique positive, Paris, Carilian-Goeury, 1929, 4 vol., t. 4, 1929, Appendice général, Partie V, p. 198)

278.

P. E. Lemontey, Raison, folie, petit cours de morale mis à la portée des vieux enfants, Paris, Déterville, 1801 : « Influence morale de la division du travail », p. 202. On pourrait citer bien d’autres extraits de la même teneur. Exemples : « Plus la division du travail sera parfaite, et l’application des machines étendue, plus l’intelligence de l’ouvrier se resserrera. Une minute, une seconde, consommeront tout son savoir ; et la minute, la seconde suivante, verront répéter la même chose. » (Ibid., p. 200) – « L’être dont l’économie des arts a réduit l’existence à un seul geste paraît descendu à la classe équivoque de ces polypes où l’on n’aperçoit point de tête, et qui ne semble vivre que par leurs bras » (Ibid., p. 201). « Si ce fameux principe [de la division du travail] atteint le développement où la cupidité ne cessera de le pousser, il formera une race d’hommes lâche, dégradée, impuissante à rien entreprendre pour la défense de la patrie, et voisine d’excès d’autant plus funeste qu’elle s’y jettera avec la sécurité de l’innocence, et la profonde incapacité de discerner l’absurde et l’injuste » (Ibid., p. 205), etc.

279.

Ibid., pp. 202-03.

280.

« Dans la classe des ouvriers, cette incapacité pour plus d’un emploi rend plus dure, plus fastidieuse et moins lucrative la condition des travailleurs. [...] L’ouvrier qui porte dans ses bras tout un métier peut aller partout exercer son industrie, et trouver des moyens de subsister ; l’autre n’est qu’un accessoire qui, séparé de ses confrères, n’a plus ni capacité, ni indépendance, et qui se trouve forcé d’accepter la loi qu’on juge à propos de lui imposer. » (J. B. Say, Traité d’économie politique (1803), op. cit., t. 1, L. I, chap. 8, p. 77, souligné par nous)

281.

« La division du travail avait fait naître la distinction des conditions. A chaque génération nouvelle, plusieurs individus entraient dans le monde sans autre revenu que leur travail ; ils étaient en conséquence obligés d’accepter l’espèce de travail qu’on leur offrait à faire. Mais celui qui s’était réduit à ne faire qu’une opération très simple dans une manufacture, s’était mis dans la dépendance de celui qui voudrait l’employer. Il ne produisait plus un ouvrage complet, mais seulement une partie d’ouvrage, pour laquelle il avait besoin du concours d’autres ouvriers, tout comme des matières premières, des outils, et du commerçant qui se chargeait de faire l’échange de la chose qu’il avait contribué à achever. » (J. C. L. de Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique, Paris, Delaunay, 1819, t. 1, L. II, chap. 4, p. 91)

282.

« L’ouvrier qui sait confectionner toutes les parties d’un produit, paraîtra, au premier abord, un être plus complet, et l’on a cru que celui qui ne savait, par exemple, faire que des têtes d’épingles, éprouverait plus de peine à se replacer, s’il venait une fois à quitter l’emploi où il a appris sa spécialité. » (A. J. Blanqui, Cours d’économie industrielle, Paris, Augé, 1837-38, t. 2, 4e leçon, p. 71)

283.

« Lorsqu’une ouvrier a consumé de cette manière une portion considérable de son existence, sa pensée est arrêtée pour jamais près de l’objet journalier de ses labeurs ; son corps a contracté certaines habitudes fixes dont il ne lui est plus permis de se départir. En un mot, il n’appartient plus à lui-même, mais à la profession qu’il a choisie. [...] Une théorie industrielle plus puissante que les mœurs et les lois l’a attachée à un métier et souvent à un lieu qu’il ne peut quitter. Elle lui a assignée dans la société une certaine place dont il ne peut sortir [...] A mesure que le principe de la division du travail reçoit une application plus complète, l’ouvrier devient plus faible, plus borné et plus dépendant. L’art fait des progrès, l’artisan rétrograde. » (A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1840), Paris, Laffont, 1986, Partie II chap. 20, p. 536-37)