Banalisation de la notion dans la littérature économique du 19e siècle

Les grands traités d’économie de Jean-Baptiste Say (1767-1832), de David Ricardo (1772-1823), de Jean-Charles-Léonard Sismondi (1773-1842), de Robert Malthus (1766-1834), de James Mill (1773-1836) 1 – sans doute les plus célèbres et les plus cités des traités d’économie politique de cette époque – paraissent pendant le demi-siècle séparant la publication de la Richesse des nations (1776) des premières occurrences du concept de division du travail dans les travaux des naturalistes (1826). Ils ont assurément contribué à la popularisation de la notion, à la faire connaître parmi le public cultivé ; mais ils ne témoignent en l’espèce d’aucune originalité par rapport à l’exposé de Smith de 1776. Say, dont le Traité d’économie politique (1803), traduit dès 1821 en anglais, connut quatre rééditions du vivant de l’auteur, consacre un chapitre de son ouvrage à la division du travail, intitulé significativement : « Des avantages, des inconvénients et des bornes qui se rencontrent dans la séparation des travaux » 284 . Si ces pages figurent parmi les plus remarquables de cette époque sur la notion de division du travail, c’est cependant moins pour leur nouveauté (Say adjoint seulement aux inconvénients relevés par Smith le thème de la dépendance de l’ouvrier des fabriques, qu’il tient vraisemblablement de Lemontey 285 ) que pour leur valeur didactique : la méthode d’exposition choisie par Say (avantages, désavantages, limites) est un modèle de clarté et fera école chez les économistes ; son fameux exemple de l’industrie des cartes à jouer, dont la fabrication se décompose en soixante-dix opérations successives, compte, au côté de la manufacture d’épingles de Smith, parmi les illustrations les plus saisissantes et à juste titre les plus célèbres de division du travail. Les Nouveaux principes d’économie politique (1819) de Sismondi, qui constituent la première critique « interne » des conceptions libérales défendues par les théoriciens de l’économie politique classique, insistent particulièrement sur les méfaits moraux et physiques de la division du travail manufacturière 286 , mais sans ajouter d’arguments supplémentaires à ceux déjà mobilisés par Ferguson et par Smith, et se bornent pour le reste à répéter ce qu’a dit Smith (les fameuses trois « circonstances » : l’accroissement d’habileté, l’épargne de temps perdu entre chaque tâche, l’invention des outils et machines qui abrègent ou facilitent le travail ; les limites de la division du travail : étendue du marché et accumulation préalable de capital) 287 . Les autres traités mentionnent plus ou moins incidemment telles ou telles formes, avantages, inconvénients, limites de la division du travail, en tenant simplement pour acquise la notion essentielle (le lien causal entre le phénomène de la division du travail et la richesse globale, via l’augmentation de la productivité), sans proposer d’analyse systématique de ces différents aspects et sans faire du principe de la division du travail l’objet ou le thème spécifique d’une réflexion. Ainsi c’est au détour d’une réflexion sur les causes de la hausse de la rente foncière que Malthus est amené à parler de la division du travail : en diminuant le coût de revient des biens manufacturés, elle contribue à augmenter la demande globale, ce qui aboutit à un renchérissement relatif du prix des denrées agricoles et, in fine, à une élévation de la rente 288 . James Mill de son côté signale cursivement certaines des modalités (vitesse, habileté) par lesquelles la division du travail agit sur la productivité, ainsi qu’une de ses conditions limitatives (l’échelle du marché), dans un bref chapitre consacré à la production 289 . Enfin Ricardo, dans un passage célèbre des Principes, s’appesantit sur une des applications déjà relevées par Smith de la division du travail territoriale : la division internationale du travail ; mais uniquement parce qu’il estime pouvoir la fonder sur sa théorie dites des coûts comparatifs 290 (théorie selon laquelle l’échange de marchandises entre nations qui se sont spécialisées dans des productions différentes est profitable à toutes s’il a pour effet d’augmenter leur avantage relatif ou de diminuer leur désavantage relatif). Dans un autre chapitre, il emploie la notion comme un instrument d’analyse permettant de distinguer les concepts de valeur et de richesse, notant que la division du travail, comme l’invention de machines, l’amélioration des techniques ou la découverte de nouveaux marchés, est un facteur concourant à l’accroissement des richesses mais non à celui de leur valeur d’échange globale 291 . – Hormis la question de la dépendance soulignée plus haut, ce sont là des usages de l’expression division du travail qui renvoient à une acception qui n’a rien que de traditionnel, qui ne corrige ni n’enrichit nullement la notion telle qu’on la trouve exposée chez Smith. Mais les succès publics rencontrés par les ouvrages de leurs auteurs ont assurément contribué à faire passer la notion et son expression dans la circulation générale des idées.

Aussi ne doit-on pas s’étonner qu’à la fin des années 1820, au moment où se fait jour, chez certains biologistes, l’idée de recourir à la notion de division du travail afin de régler un certain nombre de problèmes relatifs à la méthodologie et à la philosophie de l’histoire naturelle restés insolubles, nul ne s’avise de citer ses sources économiques, de la rapporter à la doctrine d’un auteur en particulier. Il n’y a guère là à soupçonner quelque dissimulation – inconcevable vu la notoriété de la notion, dont tout le monde pressent suffisamment, s’il ne la connaît pas à strictement parler, l’origine économique. Simplement il s’avère que dès les années 1820 le concept est suffisamment passé dans la littérature sociale et économique courante pour que Milne-Edwards, non plus qu’aucun autre naturaliste à notre connaissance qui à sa suite utilisera la notion, ne se sente dans l’obligation de citer quelque référence, de s’acquitter de quelque dette de reconnaissance envers un économiste dans la doctrine duquel il aurait puisé son inspiration. Tout se passe comme si la notion faisait suffisamment consensus chez les économistes, quant à sa validité et quant à son contenu, pour qu’un savant étranger à la discipline ne soit pas obligé d’en préciser la provenance au moment où il est tenu pourtant de justifier l’application originale qu’il en fait.

On a vu que le concept de division du travail qui va être importé dans le champ des sciences de la vie à la fin des années 1820 est nécessairement une version équivalente ou proche de la version smithienne, puisque la notion n’a pas significativement changé depuis cinquante ans. Finalement il importe peu que les naturalistes l’aient puisée dans l’œuvre de Smith ou bien dans celle de quelque autre auteur, économiste ou même non-économiste, plus contemporain, Cela dit, ce serait une erreur de dessiner l’avenir sur le modèle du passé, autrement dit de croire qu’il n’y a pas eu de progrès dans la réflexion économique ultérieure sur le sujet. Seulement ces perfectionnements, quelque en soit la nature et la portée, n’ont pas à entrer en ligne de compte dans notre propos, dans la mesure où ils ne sont pas la cause des remaniements successifs que subira la notion au sein de son nouveau milieu d’adoption qu’est la biologie. La suite du récit montrera que c’est bien plutôt le contraire qui a eu lieu : l’évolution des conceptions des économistes sur la division du travail dans la deuxième moitié du 19e siècle est pour une part l’effet et non la cause des changements affectant la notion de division du travail physiologique. Qu’on songe à l’évolutionnisme latent ou patent, réfléchi ou non, qui imprègne les tableaux historiques dressés par les économistes de cette époque, quelle que soit leur école, des progrès de la division du travail à travers les âges. Nous reviendrons sur cette question. Mais l’on présume déjà que, sur ce point comme sur tant d’autres, l’histoire des concepts n’obéit pas tout à fait à la même logique que l’histoire des disciplines académiques qui procède plutôt par spécifications et divisions réitérées 292 .

Notes
1.

J. B. Say, Traité d’économie politique (1803), op. cit. ; D. Ricardo, Des principes de l’économie politique et de l’impôt (1817), trad. Soudan, Paris, Flammarion, 1992 ; J. C. L. de Sismondi, Nouveaux principes d’économie politique, Paris, Delaunay, 1819, 2 vol. ; T. R. Malthus, Principes d’économie politique, considérés sous le rapport de leur application pratique (1820), trad. Monjean, Paris, Calmann-Lévy, 1969 ; J. Mill, Eléments d’économie politique (1821), trad. Parisot, Paris, Bossange frères, 1823.

284.

J.B. Say, Traité d’économie politique, op. cit., L. I, chap. 8, pp. 61-77.

285.

Cf. n. 2, p. 178.

286.

« Par cette division, l’homme a perdu en intelligence, en vigueur de corps, en santé, en gaîté, tout ce qu’il a gagné en pouvoir pour produire la richesse. » (J. C. L. de Sismondi, Nouveaux principes…, op. cit., p. 366) – « Plus de galons, plus d’épingles, plus de fils et de tissus de soie et de coton sont le fruit de cette grande division du travail ; mais à quel prix odieux ils ont été achetés, si c’est par le sacrifice moral de tant de milliers d’hommes ! » (Ibid., p. 367), etc.

287.

Ibid., L. II, chap. 2, pp. 71-75 ; L. IV, chap. 7, pp. 365-73.

288.

« Ce résultat [i. e. le renchérissement du prix des produits agricoles, cause d’une hausse de la rente] naît généralement de l’introduction de machines nouvelles et d’une division mieux entendue du travail dans les manufactures. Il arrive presque toujours dans ce cas, que non seulement la quantité de marchandises est considérablement augmentée, mais encore que la valeur de la totalité s’accroît, par l’énergie que communique aux demandes de l’étranger et de l’intérieur le bas prix de ces marchandises. » (T. R. Malthus, Principes d’économie politique, op. cit., L. I, chap. 3, p. 127)

289.

« Comme en général les hommes ne peuvent exécuter beaucoup d’opérations différentes avec la même vitesse et la même dextérité qu’ils parviennent, par habitude, à en exécuter un petit nombre, il est toujours avantageux de limiter autant que possible le nombre d’opérations confiées à chaque individu. Pour diviser le travail et distribuer les forces des hommes et des machines de la manière la plus avantageuse, il est nécessaire, dans une foule de cas, d’opérer sur une grande échelle, ou, en d’autres termes, de produire les richesses par grandes masses. » (J. Mill, Eléments d’économie politique, op. cit., chap. 1, pp. 9-10)

290.

Cf. D. Ricardo, Des principes de l’économie politique et de l’impôt, op. cit., chap. 7, pp. 153-60.

291.

« L’invention de machines, l’amélioration des techniques, une meilleure division du travail [a better division of labour], ou la découverte de nouveaux marchés permettant des échanges plus avantageux, pourront faire que, dans un état donné de la société, un million d’hommes produiront deux à trois fois plus de richesses, de « biens nécessaires, commodes et agréables à la vie » [of « necessaries, conveniences, and amusements »] que dans un autre, mais il n’ajouteront rien pourtant à la valeur. » (Ibid., chap. 20, pp. 289-90)

292.

Pour une analyse critique de la notion d’objet d’une discipline, appliquée à une discipline particulière (la science politique), cf. P. Favre : « Retour à la question de l’objet, ou faut-il disqualifier la notion de discipline ? », Politix, n° 29, 1995, pp. 141-57.