Chapitre 2. La « division du travail physiologique »

1. Le problème du fondement de la valeur organique

C’est en 1826 qu’apparaissent semble-t-il les premières occurrences du mot et de l’idée de division du travail dans la littérature biologique. Un historien des sciences contemporain, Bernard Balan, signale leur présence dans un petit ouvrage de vulgarisation scientifique dû au physiologiste anglais Peter Roget : An introductory lecture on human and comparative Physiology 1 . Après avoir cherché une première fois à rendre compte des propriétés (coordination, subordination à la volonté) de l’activité motrice par une comparaison de l’organisme à une fabrique, l’auteur aborde l’étude de la digestion. C’est alors qu’il introduit le principle of the division of labour en guise d’explication analogique : la complication progressive des fonctions chimiques de l’appareil digestif à mesure qu’on remonte la série animale s’expliquerait, somme toute, pour des raisons comparables à celles qui poussent toujours plus loin la division du travail dans les laboratoires chimiques modernes : l’augmentation du rendement fonctionnel ou de l’efficacité productive des différentes parties :

‘« The system of organs which perform these functions may be compared to a chemical laboratory, where a variety of complex operations are going on at the same time. In the lowest orders of the animal creation, these functions are conducted in the simplest manner, and by the smaller number of organs. We may compare the separatory system, in this case, to a manufactory on a frugal case, conducted by ruder methods and by the smallest possible number of workmen. In proportion as we ascend in the scale of animal, we find the processes extending in number and in refinement. The principle of the division of labour is introduced : the tasks before assigned to one and the same organ, being now apportioned among different sets of organs, the quality of the work is in the same proportion improved. In the higher class of animals, the separation of offices becomes still complete, and the products of one set of organs are passed on to the next in regular succession. The following is a sketch of this elaborate system of operations, when arrived at its state of greatest perfection. 293  »’

L’opuscule de Roget n’a eu, à ce qu’il semble, aucun écho dans la littérature scientifique de l’époque. Aussi n’offre-t-il guère qu’un intérêt historique. Tel n’est pas le cas des textes d’Henri Milne-Edwards, parus à peu près simultanément. C’est manifestement sans que l’idée lui ait été soufflée et en suivant ses propres voies que le jeune zoologiste français, dans deux articles de 1826-1827 du Dictionnaire classique d’histoire naturelle 294 , est amené à employer le concept (et l’expression qui lui est indissolublement liée depuis Adam Smith) de division du travail. Ce premier usage ne sera pas sans suite chez Milne-Edwards : l’auteur n’aura de cesse dans ses écrits ultérieurs de réemployer la notion et d’en justifier l’utilisation – en même temps qu’il contribuera de manière décisive, nous le verrons, à sa révision. Milne-Edwards sera suivi dans cette voie par beaucoup d’autres et non des moindres, zoologistes et embryologistes notamment, qui adopteront à leur tour le « principe », la « loi » – pour reprendre les qualificatifs alors en usage et qui disent quelque chose sur le rang logique auquel certains la situe – de la division du travail. Aussi bien, quelque quarante cinq ans après la parution des articles de 1827, la notion fait suffisamment autorité pour qu’un auteur aussi soupçonneux que Darwin à l’égard des idées reçues, aussi rétif à l’usage des raisonnements téléologiques et des notions spéculatives en histoire naturelle, puisse affirmer sans crainte, semble-t-il, d’être démenti, qu’« aucun naturaliste [no naturalist] ne met en doute les avantages [advantage] de ce qu’on a appelé la division physiologique du travail [physiological division of labour] 295  » ; que, par exemple, « aucun physiologiste ne met en doute qu’un estomac fait pour digérer des matières végétales seules, ou des matières animales seules, tire de ces substances la plus grande somme de nourriture 296  » ; que, plus généralement, « tous les physiologistes […] admettent que la spécialisation des organes [specialisation of organs] est un avantage pour l’individu, en ce sens que, dans cet état, les organes accomplissent mieux leurs fonctions [perform their functions better] 297  ». Et Darwin de déclarer qu’en dépit du fait que « les naturalistes n’ont pas encore défini, d’une façon satisfaisante pour tous, ce que l’on doit entendre par ‘‘un progrès de l’organisation’’ [advance in organisation] », « le critérium de von Baer semble généralement applicable et le meilleur, savoir l’étendue de la différenciation des parties [amount of differentiation of the parts] du même être et la spécialisation de ces parties pour différentes fonctions [specialisation for different functions], ou comme le dirait Milne-Edwards, le perfectionnement de la division du travail physiologique [the completeness of the division of physiological labour] 298  ». Déclaration qui tient à la fois du constat objectif et de la prise de position personnelle chez Darwin 299 .

Au vrai, la notion n’a jamais rallié tous les suffrages ; sa validité demeure suspecte pour nombre d’auteurs qui la tiennent plutôt pour une métaphore et préfèrent s’abstenir de l’employer. Elle tombera d’ailleurs en désuétude après les années 1910, comme en témoigne sa disparition des index des traités et des manuels d’anatomo-physiologie et d’embryologie, délaissée par les nouvelles générations de biologistes et aussi parfois par ceux-là même qui en firent naguère sans réserve la promotion 300 . Il reste que dans les deux derniers tiers du 19e siècle, la notion de division du travail, sous les espèces de la division du travail physiologique, est devenue l’outil privilégié, sinon même pratiquement requis, auquel le savant a presque nécessairement recours, au moins implicitement, pour le traitement de deux problèmes fondamentaux de philosophie biologique : 1° celui du fondement de l’attribution du rang hiérarchique de l’espèce dans la série animale (ou végétale) ; 2° celui du fondement de l’attribution du caractère de totalité aux organismes complexes. Le premier problème, vieille question irrésolue de philosophie biologique, est posé nettement par Milne-Edwards et motive ses premières réflexions sur la division du travail physiologique. Le deuxième problème, non formulé à l’origine par l’auteur qui ne présume pas l’importance qu’il va revêtir au cours des futures décennies, va s’imposer progressivement jusqu’à devenir incontournable, à mesure que grandit chez les biologistes le sentiment de la nécessité d’assumer les conséquences critiques redoutables de la théorie cellulaire (la mise en cause de la réponse traditionnelle à la problématique du tout et de la partie) en matière de philosophie biologique.

Notes
1.

B. Balan : « Premières recherches sur l’origine et la formation du concept d’économie animale », pp. 289-91, Revue d’Histoire des Sciences, Paris, PUF, vol. 28, n° 4, oct. 1975, pp. 289-326. Cf. aussi du même auteur sur la notion de division du travail physiologique : L’ordre et le temps. L’anatomie comparée et l’histoire des vivants au 19 e siècle, Paris, Vrin, 1979, Part. III, chap. 1 : « L’individualité organique », pp. 281-303. – La littérature publiée sur le sujet est fort pauvre, et l’on peut regretter l’absence d’un véritable ouvrage de synthèse sur l’histoire de la notion. Outre ceux déjà cités, on pourra néanmoins consulter avec fruit quelques textes plus ou moins récents traitant sous certains aspects et de façon plus ou moins approfondie de la division du travail physiologique dans une perspective historique : E. Haeckel : « Über Arbeitstheilung in Natur und Menschenleben », Virchow und Holzendorff’s Sammlung gemeinverständlicher wissenschaftlicher Vorträge, Berlin, n° 78, 4e série, 1869-70, pp. 3-40 ; C. Bouglé, La démocratie devant la science. Etudes critiques sur l’hérédité, la concurrence et la différenciation (1904), Paris, Alcan, 1923, 3e éd., Livre II, pp. 111-186 ; G. Canguilhem : « Vie », Encyclopaedia Universalis, Paris, 1979, vol. 16, pp. 764-69 ; « Le problème des régulations dans l’organisme et dans la société » (1955), Ecrits sur la médecine, Paris, seuil, 2002, pp. 101-25 ; « La formation du concept de régulation biologique aux 18e et 19e siècles, Idéologie et rationalité…, op. cit., pp. 81-100 ; C. Limoges : « Milne-Edwards, Darwin, Durkheim and the Division of Labour : a Case Study in Reciprocal Conceptual Exchanges between the Social and Natural Sciences », in I. B. Cohen (dir.), The Natural Sciences and the Social Sciences, Dordrecht, Kluwer Academic, 1994, pp. 317-43 ; « Organization and the Division of Labour : Biological Metaphors at work in Alfred Marshall’s Principles of Economy, Natural Images inP. Mirowski (dir.), Economic Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, pp. 337-59 ; P. Tort : « Division du travail physiologique et division du travail social », in P. Tort (dir.), Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, Paris, PUF, 1996, 3 vol. t. 1, pp. 1221-37 ; J. Elwick : « The Question of Compound Individuality in Ninetieth Century Natural History », in J. F. Auger (dir), Une image kaléidoscopique de sciences et techniques, Montréal, CIRST, 2001, pp. 17-32 ; D. Guillo, Les figures de l’organisation. Sciences de la vie et sciences sociales au 19 e siècle, Paris, PUF, 2003, pp. 214-19 ; S. Schmitt, Histoire d’une question anatomique : la répétition des parties, Paris, éd. M. N. H. N, pp. 223-26.

293.

P. Roget, An introductory lecture on human and comparative physiology, London, Rees, 1826, pp. 61-62 (souligné par nous).

294.

H. Milne-Edwards : « Nerfs » ; « Organisation », Dictionnaire classique d’Histoire Naturelle (Bory de Saint Vincent dir.), Rey et Gravier, respectivement t. 11, janv. 1827, pp. 529-34, et t. 12, août 1827, pp. 332-44. Mais d’après Milne-Edwards la date de publication du premier article est erronée : en fait, « il aurait été publié en 1826 avec la date de janvier 1827. » (H. Milne-Edwards, Leçons sur la physiologie et l’anatomie comparée de l’homme et des animaux, Paris, Masson, 1857-81, 14 vol., t. 13, 1879, p. 106, n.)

295.

C. Darwin, L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle (1859), trad. Barbier sur la 6e éd. (édition définitive de 1872, remaniée et enrichie sur ce point par rapport à l’édition de 1859), Paris, Bonnot, 2 vol., t. 1, chap. 4, p. 158.

296.

Ibid., p. 189

297.

Ibid., p. 205.

298.

Ibid., p. 204.

299.

Sur l’analogie faite par Darwin entre le principe, exposé et défendu dans ces pages, de divergence entre les habitants d’un même système écologique et le principe de Milne-Edwards de division du travail physiologique entre les parties d’un même organisme, cf. C. Limoges : « Darwin, Milne-Edwards et le principe de divergence », in Histoire des sciences naturelles et de la biologie (coll.), Actes du XIIe Congrès International d’Histoire des Sciences, Paris, Blanchard, 1971, pp. 111-15.

300.

Pour donner un exemple qui nous semble significatif : en 1937, l’embryologiste français Louis Roule fait paraître le 10e et dernier volume de sa grande monographie sur Les poissons et le monde vivant des eaux (Paris, Delagrave), tout entier consacré à « La philosophie biologique et l’économie générale du monde vivant » (titre du volume), sans que jamais mention n’y soit faite de l’expression ni du concept de division du travail physiologique. Cette absence est remarquable et en dit long sur la destinée de la notion quand on sait l’importance de tout premier plan que le même auteur avait accordé jadis à la « loi » de la division du travail physiologique. Qu’on en juge par ces extraits tirés de différents ouvrages : « La nature progresse en allant du simple au complexe, par une différenciation croissante, connexe à la division du travail physiologique : ce double principe de liaison et de progrès continus, base de toute l’histoire naturelle, dû à M. Milne-Edwards, s’affirme ainsi d’une manière irréfutable, et s’impose à l’esprit comme l’expression la plus élevée et la plus complète de la philosophie des sciences biologiques. » (L. Roule, L’embryologie comparée, Paris, Reinwald, 1894, Préface, VII) – « Une question des plus importantes se pose tout d’abord au sujet de l’évolution : la connaissance de la direction dans laquelle elle a procédé. [...] H. Milne-Edwards a résolu ce problème avec sa loi du perfectionnement par la division du travail physiologique ; grâce à lui, à cette loi qu’il a formulée le premier et démontrée avec la plus grande précision en ayant le sentiment fort net de toutes ses conséquences, la biologie moderne entière, avec ses tendances philosophiques se bornant en somme à constater que le complexe dérive du simple par une différenciation continue, a été fondée. » (L. Roule, L’embryologie générale, Paris, Schleicher, 1893, chap. 1X, §1, p. 283) – « La nature va du simple au complexe, grâce à une différenciation des formes toujours plus accentuées, liée à une division toujours plus grande du travail vital. Ce principe est vraiment la loi directrice, dans les sciences biologiques comme dans celles qui s’y rattachent ; il est le guide constant sans lequel on ne trouve que fausseté et erreur. Tous les naturalistes, tous les philosophes, dans la recherche de la vérité, doivent l’avoir présent à la mémoire, et ne point s’en départir. » (L. Roule, L’anatomie comparée des Animaux basée sur l’embryologie, Paris, Masson, Introduction, VII) – Ces dithyrambes tout à la gloire de Milne-Edwards datent, il est vrai, de quelques décennies plus tôt. Entre-temps, le cours logique de la notion de « valeur organique intrinsèque » a fortement chuté, à mesure – et ce n’est pas un hasard – que les idées darwiniennes gagnaient du crédit.