1827 : année zéro

Si l’on met de côté l’opuscule de Roget, resté sans suite, c’est donc aux deux articles « Nerfs » et « Organisation » rédigés par Milne-Edwards pour le Dictionnaire classique d’histoire naturelle qu’il faut remonter pour voir la première importation conséquente et raisonnée dans le champ de l’histoire naturelle du concept de division du travail. Dans l’article « Nerfs », la notion de division du travail est introduite dans le cadre d’une généralisation finale de l’enseignement tiré de l’étude comparative du système nerveux, sous le rapport anatomique et physiologique, à l’ensemble des parties du corps animal. Cet enseignement c’est l’existence d’un parallélisme entre les phénomènes que Milne-Edwards nomme complication anatomique et localisation fonctionnelle, qui augmentent ou diminuent de façon concomitante à mesure qu’on remonte ou qu’on descend la série animale. Dans l’article « Organisation », la notion de division du travail advient au terme d’une réflexion sur les raisons de la disparition progressive, quand on passe des êtres vivants inférieurs aux supérieurs, de ces singulières propriétés, parfaitement mises en évidence par les célèbres expériences d’Abraham Trembley sur les hydres d’eau douce, qu’ont les animaux inférieurs de pouvoir se mutiler et se diviser en plusieurs parties sans nuire à la viabilité du tout ou à celle des parties ainsi séparées. Disparition que Milne-Edwards explique justement en dernière analyse par les progrès de la localisation des fonctions, concomitants à ceux de la différenciation organique, à mesure qu’on s’élève dans l’échelle animale. Soient des contextes sémantiques très proches, sinon exactement équivalents. Nous citons ci-dessous les deux passages en question :

‘« Ce que nous venons de voir pour le système nerveux [i e : que « toutes les parties concourent d’une manière différente à la production des phénomènes dont l’ensemble était d’abord produit dans chacune d’elles »] a également lieu dans toutes les autres parties de l’économie animale. C’est d’abord le même organe qui sent, qui se meut, qui respire, qui absorbe du dehors les substances alimentaires, et qui assure la conservation de l’espèce ; mais peu à peu ces diverses fonctions ont chacune des instruments qui leur sont propres ; et les divers actes dont elles se composent s’exécutent dans un organe distinct. La nature, toujours économe dans les moyens qu’elle emploie pour arriver à un but quelconque, a donc suivi dans le perfectionnement des êtres le principe si bien développé par les économistes modernes, et c’est dans ces œuvres aussi bien que dans les productions de l’art que l’on voit les avantages immenses qui résultent de la division du travail 1  ». ’ ‘« Le corps de ces animaux [i. e. : les polypes d’eau douce] peut être comparé à un atelier où chaque ouvrier serait employé à l’exécution de travaux semblables, et où, par conséquent, leur nombre influerait sur la somme, mais non sur la nature du résultat. Aussi l’expérience a-t-elle démontrée qu’en divisant un de ces êtres, on ne change pas sa manière d’agir ; chaque fragment continue de vivre comme auparavant, et peut former un nouvel animal. [...] Mais par cela seul que tous les phénomènes dont se compose la vie de ces polypes se produisent également dans chacune des particules de l’animal, il était à présumer que ces mêmes phénomènes devaient être en petit nombre, d’un ordre peu élevé [...]. Lorsque au contraire, la vie commence à se manifester par des phénomènes plus compliqués, et que le résultat final produit par le jeu des différentes parties devient plus parfait, certains organes offrent un mode de structure particulier et cessent alors d’agir à la manière du tout. La vie de l’individu, au lieu d’être la somme d’activités identiques issues d’un nombre plus ou moins grand d’éléments de même nature, résulte de l’ensemble d’actes essentiellement différents et produits par des organes distincts. Les diverses parties de l’économie animale concourent toutes au même but, mais chacune d’une manière qui lui est propre, et plus les facultés de l’être sont nombreuses et développées, plus la diversité de structure et la division du travail, qui en est la suite, sont poussées loin. 301  »’

Qu’il s’agisse donc de l’anatomie et de la physiologie comparées des nerfs ou de celles de toute autre partie du corps animal, il ressort de ces analyses pour Milne-Edwards deux enseignements principaux, et ces enseignements se recoupent au point de concerner « l’organisation » en général. L’anatomie comparée d’une part nous instruit qu’il en est des « nerfs » comme des autres parties organiques, savoir que leur structure se complique progressivement à mesure que l’on remonte la série animale : « A mesure qu’on s’élève dans la série des êtres, la composition des organes devient plus complexe 302  ». « Lorsqu’on s’élève davantage dans la série des êtres, on voit l’organisation devenir de plus en plus compliquée 303  », etc. C’est ainsi par exemple qu’« à mesure que l’on s’élève dans l’échelle des êtres, on voit le système nerveux se compliquer davantage 304  ». – D’autre part l’examen comparé des fonctions (la physiologie comparée) montre de son côté que l’activité nerveuse (sensibilité et contractilité) suit la même « loi » que les autres fonctions physiologiques, savoir que ces facultés sont d’autant plus localisées dans une partie de corps de l’animal que celui-ci occupe un rang élevé dans la série. Il en va ainsi de la sensibilité et du mouvement par exemple : « Dans les animaux des classes inférieures, la faculté de transmettre les sensations, celle de les percevoir, celle de déterminer, sous l’influence de certains excitants, la contraction musculaire, le pouvoir de produire volontairement cette contraction, celui de coordonner les mouvements, etc., ne paraissent pas résider dans une partie du système nerveux plutôt que dans une autre ; mais chez les animaux les plus élevés dans la série des êtres, chacune de ses facultés tend à se localiser, et se perd plus ou moins complètement par la destruction de l’organe spécial qui en devient le siège 305  ». « Dans les êtres dont la structure est la plus simple, tels que les Polypes, toutes les parties du corps paraissent être sensibles et contractiles, à peu près au même degré. [...] Mais à mesure que les animaux se compliquent davantage, on voit la sensibilité et la contractilité se localiser pour ainsi dire de plus en plus et devenir l’apanage de certains organes ou appareils plus ou moins compliqués. Les muscles deviennent les instruments mécaniques du mouvement, et les nerfs acquièrent à eux-seuls la propriété de faire exécuter la contraction, et deviennent le siège de la sensibilité, ainsi que des facultés instinctives et intellectuelles 306  ». Il en va de même de l’odorat : « La faculté de percevoir [les particules odorantes] devient circonscrite dans une seule partie du corps, et suit par conséquent la même loi que toutes les autres fonctions ; car à mesure qu’on s’élève dans l’échelle des êtres, on la voit se localiser davantage 307  ».– L’anatomie et la physiologie comparées du système nerveux viennent donc confirmer la validité de deux lois déjà induites de la comparaison d’autres faits morphologiques et fonctionnelles : les lois de la complication anatomique et de la localisation physiologique progressives, que Milne-Edwards résume et articule ainsi : « Plus l’animal est élevé dans l’échelle des êtres, plus les parties qui le composent deviennent dissemblables, et plus ses diverses fonctions se localisent 308  ».

Notes
1.

H. Milne-Edwards : « Nerfs », op. cit., p. 534.

301.

H. Milne-Edwards : « Organisation », op. cit., pp. 340-41.

302.

Ibid., p. 335.

303.

Ibid., p. 342.

304.

H. Milne-Edwards : « Nerfs », op. cit., p. 529.

305.

H. Milne-Edwards : « Organisation », op. cit., p. 343.

306.

H. Milne-Edwards : « Nerfs », op. cit., p. 529.

307.

H. Milne-Edwards : « Odorat », in Dictionnaire classique d’Histoire Naturelle, op. cit., t. 12, p. 69.

308.

H. Milne-Edwards : « Nerfs », op. cit., p. 533 (souligné par nous).