La triple correspondance des séries d’Henri Milne-Edwards

Il y a donc correspondance entre les termes de trois échelles ou séries, ascendantes ou descendantes selon le terme que l’on prend pour point de départ : l’échelle animale (la série hiérarchique des formes adultes), l’échelle de complication anatomique, et l’échelle de localisation fonctionnelle. Au vrai, l’idée d’une correspondance entre le rang zoologique d’un organisme (animal) et le niveau de complication de sa structure n’est point à cette époque chose nouvelle. Il serait hors de propos ici d’en retracer l’histoire, de remonter jusqu’à ses origines (antiques) et d’en suivre les diverses péripéties et les périodiques réactualisations depuis le début du 18e siècle 309 . Contentons-nous de souligner le fait qu’il s’agit d’une idée qui sonne un air familier à l’oreille des naturalistes, des zoologistes notamment (qu’ils la partagent ou non), entretenue par toute une littérature scientifique et philosophique, dans ces premières décades du 19e siècle. Depuis quelque trente ans, elle a trouvé un défenseur et un vulgarisateur obstiné dans la personne de Lamarck 310 . Au moment où Milne-Edwards écrit ces lignes, elle se trouve exposée et développée systématiquement dans les ouvrages d’une des étoiles montantes de la zoologie française : Henri Ducrotay de Blainville 311 , digne héritier sur ce point de Lamarck. Si le concept se trouve parfois formellement rejeté, la méthode corollaire qui consiste à hiérarchiser les espèces d’après leur degré de complexité organique est utilisée volens nolens de façon plus ou moins conséquente et explicite par pratiquement tous les zoologistes à la fin du 18e siècle et au début du 19e siècle, y compris par ceux qui n’admettent pas l’idée de la série unique et hiérarchique et/ou qui s’emploient à dresser des classifications d’après des principes contraires 312 . Ne serait-ce que par simple commodité d’expression ou d’exposition, donc en dépit des réserves qu’on peut émettre quant à sa validité intrinsèque.

De même, l’idée n’est pas non plus nouvelle d’une symétrie, d’un parallélisme des phénomènes anatomiques et physiologiques. Mais traditionnellement, ce parallélisme était conçu par les zoologistes comme une conséquence du postulat de la différenciation corrélative de l’organe et de la fonction : soit dans les termes d’une correspondance plus ou moins stricte, selon qu’on fait intervenir ou non d’autres variables, lesquelles n’ont de toute manière qu’une valeur secondaire, entre le niveau de complication anatomique atteint par l’organisme d’une part, et le nombre de fonctions dont il est pourvu d’autre part 313 . En vertu de ce principe en effet, les fonctions disparaissent progressivement des organismes à mesure qu’on descend la série et que s’effacent chez les animaux inférieurs les traits distinctifs des organes qui en étaient le siège chez les animaux supérieurs. Une simplification de l’organisation a pour corrélat nécessaire une diminution proportionnelle de la richesse fonctionnelle. C’est pourquoi, nonobstant la mention à l’occasion d’autres variables secondaires (comme la spécialisation des organes, que Milne-Edwards appelle la localisation des fonctions) 314 , et la difficulté de pousser, à l’instar de ce que fait Lamarck 315 , jusqu’à ses ultimes conséquences logiques l’application de ce principe, le nombre de fonctions constituait toujours la variable principale du terme physiologique de la correspondance établie entre les phénomènes concernant la structure et ceux concernant le fonctionnement de l’être vivant.

Notes
309.

Sur cette question, cf. les ouvrages classiques et toujours de référence d’Henri Daudin, Les méthodes de la classification et l’idée de série en botanique et en zoologie de Linné à Lamarck, Paris, Alcan, 1926 ; Les classes zoologiques et l’idée de série animale en France à l’époque de Lamarck et de Cuvier, Paris, Alcan, 1926, 2 vol.

310.

Cf. J. B. de Lamarck, Philosophie zoologique (1809), Paris, GF-Flammarion, 1994, partie I, chap. 5 et 6 notamment. L’idée d’une correspondance entre le niveau de complication de « l’organisation » et le rang occupé par l’organisme dans la série constitue un véritable leitmotiv dans la pensée de Lamarck, répété tout au long de l’ouvrage. Voici quelques occurrences : « En remontant l’échelle animale depuis les animaux les plus imparfaits, jusqu’aux plus parfaits, l’organisation se compose et même se complique graduellement, dans sa composition, d’une manière extrêmement remarquable. » (Ibid., Avertissement, p. 54) – « Il est donc vrai de dire qu’il existe pour chaque règne des corps vivants, une série unique et graduée dans la disposition des masses, conformément à la composition croissante de l’organisation [...] ; et que cette série, soit dans le règne animal, soit dans le règne végétal, doit offrir à son extrémité antérieure les corps vivants les plus simples et les moins organisés, et se terminer par les plus parfaits en organisation et en facultés. » (Ibid., chap. 5, pp. 136-37) – « Parmi les considérations qui intéressent la Philosophie zoologique, l’une des plus importantes est celle qui concerne la dégradation et la simplification que l’on observe dans l’organisation des animaux, en parcourant d’une extrémité à l’autre la chaîne animale, depuis les animaux plus parfaits jusqu’à ceux qui sont les plus simplement organisés. » (Ibid., chap. 6, p. 150) – « A l’une des extrémités de la série [...], on voit les animaux les plus parfaits à tous égards, et dont l’organisation est la plus composée ; tandis qu’à l’extrémité opposée de la même série se trouvent les plus imparfaits qu’il y ait dans la nature, ceux dont l’organisation est la plus simple, et qu’on soupçonne à peine doués de l’animalité. » (Ibid., p. 154)

311.

Cf. par exemple son Cours de physiologie générale et comparée (Paris, Baillière, 1829-33, 3 vol.), où Blainville nous annonce dès les premières lignes de l’ouvrage « que la place d’un animal dans la série indique d’une manière presque rigoureuse le degré de complication » (Ibid., t. 1, Introduction, p. 3) : principe qu’il prend à cœur d’appliquer ensuite systématiquement à l’étude des différentes parties du corps animal. Par exemple s’agissant du tissu osseux, « on peut établir, en thèse générale, que plus l’animal est élevé dans la série, et plus les diverses parties constitutives du tissu osseux sont distinctes et tranchées. » (Ibid., t. 2, p. 230) – Blainville n’aura de cesse de soutenir le principe d’une correspondance entre complexité de structure et perfection organique. Ainsi en 1847, dans cette définition de la série : « Nous définissons la série animale l’ordre dans lequel l’organisation considérée d’une manière abstraite , c’est-à-dire l’organisme (pour employer une expression convenue), s’accroît, se complique dans sa forme générale, dans ses tissus ou éléments anatomiques, et surtout dans ses actes sur le monde extérieur, et passe ainsi, par degrés plus ou moins inégaux, plus ou moins serrés, et sous un certain nombre de types distincts, de l’animal le plus rapproché des plantes, à celui qui en est le plus éloigné, par conséquent le plus voisin de l’homme. » (H. D. de Blainville, Sur les principes de la zooclassie, ou de la Classification des animaux, Paris, Fain et Thunot, 1847, p. 11) – Sur cette réactualisation du vieux schème de la série animale hiérarchique chez Blainville, cf. J. Lessertisseur, F. K. Jouffroy : « L’idée de série chez Blainville », Revue d’Histoire des Sciences, vol. 32, 1979, pp. 25-42 ; T. A. Appel : « Henri de Blainville and the animal series : a nineteenth-century chain of being », Journal of the History of Biology, vol, 13, 1980, pp. 291-319.

312.

H. Daudin notamment a montré l’influence et l’attrait exercés par le schème de la série unique, linéaire et hiérarchique sur les naturalistes jusqu’à l’avènement du darwinisme. En dépit des critiques incessantes dont il fut dès le départ (disons depuis Aristote) l’objet, et alors même qu’il s’est avéré être historiquement un obstacle aux progrès de la classification, persiste jusque tard dans le 19e siècle ce modèle sériaire. D’où la tension qui agite les débats des morphologistes, prisonniers qu’ils sont de ce « jeu de deux idées très distinctes et souvent antagonistes : – idée d’une classification « systématique » ou « méthodique » qui, procédant d’après des caractères déterminés, distribue un ensemble d’êtres donnés en fractions de plus en plus petites, toujours subordonnées, définies et circonscrites d’après des règles strictes ; – idée d’une série « naturelle » qui relie les uns aux autres tous ces êtres par une suite continue de « rapports » indissolubles. » (H. Daudin, Les méthodes de la classification…, op. cit., Avant-propos, II)

313.

Cette conception est exposée de la façon la plus nette qui soit par Lamarck : « Cette pensée, d’ailleurs, acquit à mes yeux le plus grand degré d’évidence, lorsque je reconnus que la plus simple de toutes les organisations n’offrait aucun organe spécial quelconque ; que le corps qui la possédait n’avait effectivement aucune faculté particulière, mais seulement celles qui sont le propre de tout corps vivant ; et qu’à mesure que la nature parvint à créer, l’un après l’autre, les différents organes spéciaux, et à composer ainsi de plus en plus l’organisation animale ; les animaux, selon le degré de composition de leur organisation, en obtinrent différentes facultés particulières, lesquelles, dans les plus parfaits d’entre eux, sont nombreuses et fort éminentes. » (J. B. de Lamarck, Philosophie zoologique, op. cit., Avertissement, p. 54) – « Parmi les différents objets que je me propose d’exposer dans cet ouvrage, j’essayerai de faire voir [...] qu’en composant et compliquant de plus en plus l’organisation animale, la nature a créé progressivement les différents organes spéciaux, ainsi que les facultés dont les animaux jouissent. » (Ibid., Discours préliminaire, p. 69) – « On remarque que, sauf, les anomalies dont nous déterminerons la cause, il règne, d’une extrémité à l’autre de cette chaîne, une dégradation frappante dans l’organisation des animaux qui la composent, et une diminution proportionnée dans le nombre des facultés de ces animaux. » (Ibid., chap. 6, p. 151) – « Si nous parcourions la série générale des animaux, en remontant des plus imparfaits jusqu’aux plus parfaits d’entre eux, au lieu d’une dégradation dans l’organisation, nous trouverions une composition croissante, et nous verrions successivement les facultés animales augmenter en nombre et en perfectionnement. » (Ibid., p. 156), etc. (passages soulignés par nous)

314.

Ainsi que le fait Blainville par exemple à propos du tissu cellulaire, « d’autant plus distinct, dit-il, [...] que les organes sont plus nettement séparés dans l’organisme, qu’ils sont plus spécialisés, et, par conséquent, que l’être est plus élevé dans la série. » (H. D. de Blainville, Cours de Physiologie…, op. cit., t. 1, p. 53)

315.

Dans la Philosophie zoologique (partie II, chap. 4), Lamarck pousse en effet le raisonnement jusqu’à dénier toute sensibilité non seulement aux infusoires et aux polypes, mais aussi aux vers et aux radiaires, du fait de l’absence chez ces animaux d’un système nerveux suffisamment différencié.