Localisation versus multiplication des facultés

C’est ce principe qui est mis en cause par Milne-Edwards : les êtres morphologiquement les plus simples, les plus indifférenciés du règne animal (les polypes, les infusoires), affirme-t-il, possèdent déjà toutes les facultés générales dont sont dotés les animaux supérieurs : ils sont sensibles, se nourrissent, se reproduisent, et même se meuvent. A fortiori en-est-il de même pour les animaux plus complexes sur le plan anatomique, situés plus haut dans l’échelle. Autrement dit, il n’y a pas de disparition des facultés (au moins s’agissant des fonctions générales : sensibilité nutrition, reproduction, motilité 316 ), mais seulement – et c’est là toute la portée et l’intérêt des expériences de Trembley, confirmées par l’examen comparé des animaux sous le rapport anatomique et physiologique – diffusion, déconcentration, isolement de ces dernières, à mesure qu’on passe à des organismes de plus en plus amorphes. C’est la localisation, non la diversité des facultés qui constitue le critère de référence sur le plan physiologique, la variable physiologique réelle dont la valeur diminue ou augmente dans les mêmes proportions que la complication anatomique. Il y a bien un parallélisme anatomo-physiologique mais il n’est pas celui qu’on croit, puisque aussi bien il consiste moins dans une correspondance entre la complexité de structure et le nombre de fonctions qu’entre cette complexité et la localisation des fonctions. La complication d’un organisme varie en degré de façon concomitante à la concentration de ses fonctions, principalement sinon exclusivement. La sensibilité offre une illustration saisissante de ce parallélisme nouvelle version :

‘« Nous voyons d’abord que toutes les parties du corps des animaux [inférieurs] ont une structure homogène et jouissent de la sensibilité ainsi que du pouvoir de se contracter, et que la perte des unes n’entraîne pas l’anéantissement de ces facultés dans d’autres. Bientôt après, nous voyons la sensibilité et le pouvoir de déterminer des mouvements, se localiser et devenir l’apanage des nerfs. [...] A un degré plus avancé, une portion quelconque de cet organe acquiert un développement plus considérable que le reste, et son existence devient nécessaire à l’intégrité des fonctions auxquelles l’appareil en entier préside. Chez les animaux plus parfaits encore, la sensibilité générale est modifiée dans certains organes, et une portion de l’appareil nerveux est destinée spécialement à percevoir l’impression de telles ou telles natures. On voit ensuite les diverses fonctions du système nerveux se localiser encore davantage ; la sensibilité générale siège plus particulièrement dans un ordre de fibres médullaires ; le pouvoir de produire la contraction musculaire dans d’autres ; la faculté d’exciter l’action de ces diverses parties appartient exclusivement à certaines parties de l’appareil nerveux, celle de coordonner ces mouvements à d’autres. 1  »’

Qu’on ne se méprenne pas sur le sens des propos de Milne-Edwards. L’auteur ne conteste aucunement le principe général selon lequel toute fonction possède un siège anatomique, un substratum organique, mais le principe, sémantiquement plus riche, selon lequel chacune d’elle a pour siège un organe distinct (et par cela même localisé) sur le plan anatomique. Ce qui est en cause, c’est le droit d’inférer d’une identité de structure entre les différentes parties de l’organisme une uniformité de fonction. L’erreur en l’espèce s’explique par le fait qu’on a confondu la diversité qualitative des fonctions, laquelle se maintient jusqu’aux animaux inférieurs, avec leur concentration, variable selon l’espèce considérée. Cette distinction faite, il n’est plus contradictoire d’affirmer à la fois l’uniformité structurale et la diversité fonctionnelle des animaux inférieurs. Mais cette double affirmation prend désormais un sens tout différent : elle ne signifie plus que des organes morphologiquement identiques remplissent des fonctions différentes, mais qu’ils remplissent chacun l’ensemble des fonctions. La validité de cette idée a été établie décisivement selon Milne-Edwards par les expériences de Trembley. Il restait cependant à en mesurer toute la portée théorique, et notamment à assumer les conséquences de son incompatibilité logique avec l’ancienne doctrine du parallélisme anatomo-physiologique, à en reformuler le contenu de manière à ce qu’on ne puisse plus associer systématiquement une homogénéité de structure à une uniformité de fonction.

Cette tâche, il incombait à Milne-Edwards de la réaliser. Bien que le jeune zoologiste français ne soit pas le premier à introduire la variable qu’il nomme localisation des fonctions dans la problématique du parallélisme anatomo-physiologique, nul avant lui n’a distingué avec autant d’insistance les phénomènes de localisation et de multiplication des fonctions ; nul n’a cherché à substituer les premiers aux seconds dans le rôle de terme physiologique de référence correspondant à la complication anatomique ; nul surtout n’a songé à l’importance de cette distinction et de cette substitution conceptuelles pour le traitement du problème du fondement de l’attribution du rang organique. A la question donc de savoir en quoi consiste précisément l’originalité de Milne-Edwards, on répondra que c’est d’avoir : 1° reconnu l’intérêt du parallélisme anatomo-physiologique d’un point de vue de philosophie biologique (la question du fondement du rang organique des espèces) ; 2° posé les conditions nécessaires pour conférer au parallélisme sa pleine portée sous ce point de vue, à savoir : a) la distinction radicale entre localisation (ou concentration, ou circonscription) et augmentation du nombre (ou multiplication, ou diversification) des fonctions ; b) la reformulation du parallélisme dans les termes d’une correspondance entre complication anatomique et localisation des fonctions ; c) l’assimilation du phénomène de la localisation fonctionnelle à une division du travail au sens où l’entendent les économistes modernes, c’est-à-dire comme la cause d’un perfectionnement ou d’un progrès du tout. C’est à ce prix qu’on pourra sortir de l’aporie s’agissant de la question de savoir sur quel fondement repose la place attribuée à chaque espèce dans la série animale.

Voudrait-on en effet, comme de coutume, s’en tenir au seul critère morphologique de la complication anatomique pour apprécier le degré de perfection d’un organisme ? Mais le problème reste alors entier de savoir sur quelle démonstration rationnelle repose le choix de ce critère plutôt que d’un autre (par exemple le critère inverse de la simplicité structurale) dans l’évaluation du rang occupé par chaque espèce. A ne s’en tenir qu’à elle, pourquoi la complication anatomique serait-elle au fond synonyme de perfectionnement organique ? Quelle théorie permet d’établir que la synonymie en fait accordée l’est aussi de droit ? N’en déplaisent à ceux qui nient que les présupposés de leurs options méthodologiques posent quelques problèmes qu’on qualifiera d’ailleurs moins de scientifiques que de proprement philosophiques, la question n’est pas résolue de savoir comment éviter que le critère d’après lequel on détermine le rang zoologique d’une espèce (s’agissant d’une espèce animale) ait un caractère arbitraire. Il faut convenir que les zoologistes procèdent à cet égard en se fondant sur des considérations (la complexité organique en général, et du système nerveux en particulier) qui font moins l’objet de l’assentiment général pour leur valeur rationnelle que parce qu’il en découle une hiérarchisation des formes vivantes conforme au système de valeur anthropomorphique en vigueur, système dans lequel l’homme, considéré comme le couronnement, le « chef de la création 1  », se voit conférer la première place, au sommet de l’échelle des êtres organisés. En sorte que, le soupçon d’arbitraire qui pèse sur l’opération consistant à déterminer le rang d’un organisme dans la série d’après sa complexité anatomique – critère dont l’application aboutit à cautionner les valeurs morales régnantes mais auquel manque encore la preuve de sa validité – n’empêche guère les naturalistes d’en faire usage. Cela dit, le problème philosophique demeure : sur quel fondement rationnel faire reposer la hiérarchie des êtres vivants, dont ni le principe (l’idée que toute espèce à un rang déterminé, qu’elle est supérieure à telle espèce, inférieure à telle autre) ni le contenu (sur lequel tout le monde est à peu près d’accord, au moins quant au statut de l’homme au couronnement de la série, et à la place des principaux groupes zoologiques) ne doivent être mises en cause, sous peine de conséquences inacceptables sur le plan moral et théologique. Ce qui revient à se demander comment il est possible de justifier rationnellement l’usage du critère de la complexité anatomique. 

Notes
316.

On verra plus loin que Milne-Edwards limite la portée de son affirmation aux grandes fonctions : sensibilité, nutrition, reproduction, motilité. S’agissant des sous-facultés qui les composent (par exemple la digestion, la circulation, qui concourent à la nutrition), et plus encore pour les « actes physiologiques » (Milne-Edwards dixit) qui composent ces sous-facultés (par exemple la mastication, l’insalivation, la déglutition qui contribuent à la digestion), l’auteur convient non seulement qu’ils se localisent, mais qu’ils augmentent en nombre et se diversifient à mesure qu’on remonte la série. On retrouve donc ce paramètre au niveau des sous-fonctions ; seulement il n’est plus désormais la variable principale du terme physiologique du parallélisme ; ce rôle échoît désormais à la localisation des fonctions alias division du travail physiologique, dont la portée de l’application n’est pas limité au champ des sous-fonctions.

1.

H. Milne-Edwards : « Nerfs », op. cit., p. 533 (souligné par nous).

1.

H. Ducrotay de. Blainville, Sur les principes de la zooclassie…, op. cit., p. 45.