A la recherche du fondement du critère de perfectionnement organique

C’est dans le cadre de la résolution de cet épineux problème de philosophie biologique que se comprend le recours à la notion de division du travail. Milne-Edwards a saisi le premier qu’en assimilant la localisation des fonctions dans l’être vivant à un phénomène de division du travail, on se donnait enfin les moyens d’éliminer l’arbitraire qui entachait l’utilisation de la complication anatomique comme critère de perfectionnement organique. Parler sans métaphore de division du travail physiologique en effet, c’est admettre la théorie selon laquelle l’équivalent physiologique de la richesse ou de l’utilité qui sert de critère de la valeur organique augmente avec la localisation des fonctions dans l’organisme. Ce point essentiel mérite d’être éclairci à l’aide de quelques rappels.

On a vu dans le chapitre précédent que la notion économique classique de la division du travail composait un point de vue théorique (l’idée d’un rapport de cause à effet entre les phénomènes de division du travail et d’enrichissement collectif, via l’augmentation de la productivité qui signifie le rapport entre la quantité de travail et la quantité de richesses produites par ce travail) et un point de vue axiologique ou normatif (l’enrichissement étant considéré comme un bien au sens large, et les différentes modalités – gain de temps, d’habileté, d’inventivité, etc. – par lesquelles la division agit sur la productivité du travail comme les différentes espèces d’avantages de la division du travail). Ceci n’a rien que de très logique dans la mesure où il s’agit d’une notion d’économie politique et que l’économie politique propose par ailleurs une théorie de la valeur – qu’elle nomme valeur d’usage – fondée sur la notion d’utilité ou richesse. Est considérée comme richesse, et à ce titre comme ayant une valeur, toute chose « nécessaire, commode ou agréable à la vie », pour reprendre la formule canonique de Smith. Outre le fait historique que la question est loin d’être tranchée à l’époque où Milne-Edwards rédige ses articles pour le Dictionnaire, les considérations et arguments avancés pour ou contre la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange, distinction débattue par les économistes depuis la polémique qui s’éleva entre Say et Ricardo à ce sujet 1 , n’ont pas à entrer en ligne de compte à ce niveau de généralité. Dès lors qu’on s’accorde à dire, ce que tout économiste reconnaîtra sans peine, d’une part que la division du travail est un facteur d’augmentation de la richesse, et d’autre part que la richesse est bien, à certains égards ou dans un certain sens, une valeur, elles n’affectent ni la validité de notre argumentation, ni la thèse que nous défendons. Savoir que l’importation en biologie du concept de division du travail est une pièce stratégique essentielle du dispositif théorique élaboré par Milne-Edwards pour sortir de l’aporie concernant la réponse à la question du fondement du rang attribué aux organismes dans la série. Même si l’on admet, d’accord avec Ricardo et Marx, l’idée que la division du travail n’augmente aucunement la valeur d’échange de la richesse ainsi créée, étant entendu que le travail est la seule source de la valeur d’échange et que celle-ci ne varie par conséquent qu’en fonction de la quantité de travail affectée à la production, il reste que la richesse composée par ces « choses nécessaires, commodes ou agréables à la vie » constitue, sous le rapport de l’usage tout au moins, une valeur ; que cette valeur d’usage augmente précisément avec la division du travail ; enfin que l’augmentation de cette valeur en quoi consiste l’enrichissement est synonyme de progrès pour la société tout entière, quel que soit d’ailleurs le degré d’inégalité dans la répartition de la richesse entre les membres de la société. Cette démonstration du lien étiologique entre division du travail et progrès suffit à fonder le jugement d’attribution du rang zoologique d’un organisme lorsqu’on s’avise, à l’instar de Milne-Edwards, sous couvert d’assimiler la localisation des fonctions dans l’organisme à un phénomène de division du travail, d’en importer la notion, c’est-à-dire précisément l’idée d’une relation causale entre division du travail et perfectionnement du tout. Le raisonnement analogique sera alors le suivant : de la même façon qu’une société est dite d’autant plus parfaite (car plus riche, plus opulente, plus prospère…) que la division du travail y est portée à un haut degré, un organisme doit être dit d’autant plus perfectionné que la division du travail physiologique y est plus poussée. Tout comme la division du travail est l’instrument ou la cause du progrès historique des sociétés, la division du travail physiologique est le moyen ou la cause du perfectionnement organique, le procédé, pour parler comme Milne-Edwards, employé à l’origine par la nature pour créer des espèces de plus en plus parfaites : « C’est toujours d’après le principe de la division du travail que la nature procède pour perfectionner le résultat qu’elle veut obtenir 1  ». C’est toujours ce « principe si bien développé par les économistes modernes » que « la nature a suivi dans le perfectionnement des êtres 2  ». Le langage finaliste de l’auteur ne doit pas ici nous égarer sur le sens réel qu’il entend donner à la causalité matérielle : c’est bien l’idée, constitutive du concept moderne de division du travail élaboré par les économistes, d’une relation de cause à effet entre le phénomène de la division du travail et le perfectionnement du tout, idée que n’implique aucunement le concept antique de séparation des métiers et qui est même incompatible avec le système de valeur traditionnel (l’idéal autarcique) des anciens, qui affleure dans ces considérations téléologiques sur ce que l’auteur appellera « les tendances de la nature dans la constitution du règne animal » – pour reprendre le sous-titre d’un opuscule plus tardif 3 . Qu’on traduise le rapport de cause à effet dans les termes finaliste d’un rapport de fin à moyen ne change donc rien à l’affaire : savoir que pour Milne-Edwards, il existe le même rapport entre la perfection organique et la localisation des fonctions dans l’organisme qu’entre ce que les économistes appellent l’opulence (ou expressions équivalentes) et la division du travail dans la société. Au demeurant, ces derniers ne manquent pas non plus d’employer à l’occasion sur ces questions – on l’a vu dans certains extraits cités – un langage similaire, de parler de la division du travail comme d’un moyen pour parvenir à l’opulence générale, à la prospérité publique, à la civilisation, etc.

Notes
1.

D. Ricardo, Des principes de l’économie politique et de l’impôt, op. cit., chap. 20 : « Des propriétés distinctives de la valeur et de la richesse ». – Sur les circonstances de cette controverse, cf. J. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, op. cit., t. 2, chap. 6, 2 : « La Valeur », pp. 287-308.

1.

H. Milne-Edwards : « Organisation », op. cit., p. 343.

2.

H. Milne-Edwards : « Nerfs », op. cit., p. 534.

3.

H. Milne-Edwards, Introduction à la zoologie générale, ou considérations sur les tendances de la nature dans la constitution du règne animal, Paris, Masson, 1851.