Démonstration économique et enjeu de philosophie biologique

On voit mieux désormais quel supplément de sens, quelle plus-value sémantique procure le fait d’assimiler la localisation des fonctions de l’organisme à un phénomène de division du travail : la notion de division du travail comprend analytiquement l’idée d’une relation causale entre division du travail (comme phénomène) et progrès (ou perfectionnement). D’où son intérêt pour un zoologiste confronté à la question du fondement de la valeur des êtres organisés. Cette notion ou ce principe en vertu duquel la division du travail est cause de perfectionnement du tout (« on voit les avantages immenses qui résultent de la division du travail »), Milne-Edwards n’en est pas, évidemment, l’auteur ; il ne cherche pas non plus à l’établir pour son propre compte. Il prend acte de sa démonstration dont il reconnaît être redevable à l’économie politique, considérant qu’il n’y a pas à revenir sur un principe « si bien développé par les économistes modernes ». Autrement dit, Milne-Edwards utilise à des fins de philosophie biologique le principe d’un lien entre division du travail et progrès qu’il fait tout entier reposer sur la démonstration qu’en ont fourni les économistes. Preuve qu’il s’agit bien en l’espèce d’un emprunt d’ordre conceptuel ; que l’opération ne consiste pas seulement en un changement de vocabulaire, à dire division du travail là où on disait autrefois localisation des fonctions. C’est bien plus qu’une simple question de vocabulaire puisque l’usage de ce nouveau vocable est motivé par le fait qu’il suggère l’idée d’une relation causale dont l’adoption implicite ou explicite concourt à la résolution d’un problème de philosophie biologique, idée qui n’était pas impliquée dans l’ancien vocable de séparation des métiers. On peut poser le problème en partant de l’hypothèse inverse : la conclusion sera la même. Si l’emprunt s’était limité à être purement terminologique, si, en d’autres termes, Milne-Edwards n’avait qualifié la localisation fonctionnelle de division du travail que par métaphore, sur quelle démonstration faire reposer alors l’affirmation maintes fois répétée que la localisation des fonctions dans l’organisme est la cause d’un perfectionnement du tout ? Cette affirmation ne se justifie-t-elle pas dans la mesure seulement où la localisation fonctionnelle est, au sens fort et non métaphorique du terme, une division du travail, dont preuve a été donnée par les économistes (et non par les biologistes !) du lien qu’elle entretient avec le progrès ? Si donc l’emprunt avait été de pure forme, Milne-Edwards n’eût pu arguer « des avantages immenses qui résultent de la division du travail » pour défendre la thèse selon laquelle le « perfectionnement des êtres » augmente à mesure que la concentration des fonctions y est plus poussée ; de même il n’eût pu justifier (ainsi qu’on le verra) la primauté logique accordée à la localisation des fonctions sur la complication anatomique, le principe que c’est la première qui confère à la seconde, en vertu du parallélisme établi entre les deux séries de phénomènes, sa valeur de critère fonctionnel, non l’inverse ; il n’eût pas pu, enfin, se référer à la différence entre les effets qualitatifs et quantitatifs sur la production manufacturière dus respectivement selon lui à la division du travail et à l’augmentation du nombre des ouvriers dans l’atelier pour distinguer l’effet spécifique de la localisation des fonctions dans l’organisme (qui perfectionne le résultat « produit par le jeu des différentes parties 1  » qu’est la vie de l’organisme) de celui résultant de la multiplication de ses parties (qui n’influe que « sur la somme, mais non sur la nature du résultat 2  »).

Des historiens des sciences ont dit de la division du travail physiologique qu’elle était un concept ambigu, au motif qu’il composerait une acception moderne (version division du travail) et une acception traditionnelle (version séparation des métiers) 3 . Nous souscrivons à ce jugement dans la mesure où, nonobstant l’emploi par certains auteurs d’une terminologie franchement quantitativiste et productiviste – il n’est pas rare de trouver sous la plume de Milne-Edwards, d’Edmond Perrier, de Max Verworn les expressions de « rendement du travail physiologique », de « produit du travail vital », de « résultat du travail physiologique», de « somme des produits fournis par le travail vital », etc. 4 –, les biologistes envisagent fondamentalement, ainsi que nous le verrons, les bénéfices de la division du travail physiologique sous les espèces d’une amélioration de la qualité d’un service, et non d’une augmentation de la production. Les économistes modernes libéraux, il est vrai, ne se sont pas privés non plus de souligner les avantages de la division du travail sous le rapport qualitatif ; mais, explicitement ou non, ils rapportent ces avantages au résultat final d’une production (le produit), non au processus productif lui-même. Tout se passe comme si le produit et la production étaient nécessairement deux choses différentes. Sauf à remettre en cause le concept de travail productif qui la présuppose et qui est au principe même de l’analyse économique, cette distinction est constamment reconduite, bien qu’il s’agisse d’une distinction analytique et non réelle, et qu’elle s’avère de plus en plus difficile à maintenir en toute rigueur à mesure qu’on étend le champ d’application de la notion de travail productif à des formes d’activités sociales progressivement plus éloignées du modèle artisanal et manufacturier, dont la contribution à la production de richesses, au sens matériel du terme, est de moins en moins évidente.

Rien de tel chez les naturalistes. Dans l’acception biologique usuelle au 19e siècle, un organisme dans lequel le travail physiologique est très divisé, c’est simplement un organisme dans lequel les fonctions sont bien remplies. La référence manque en général à quelque chose qui serait comme le produit de l’activité vitale, l’équivalent du produit du travail – ou alors quand elle existe, comme chez Milne-Edwards et quelques autres, elle reste purement formelle en ce sens qu’elle ne recouvre pas en dernière analyse la signification suggérée d’ordinaire par la terminologie, mais paradoxalement celle attachée aux termes de fonctionnement, d’activité. L’idée finalement, pour Milne-Edwards comme pour les autres naturalistes, n’est pas tant d’augmenter le nombre, ni même, à proprement parler, la qualité des produits issus du travail des différentes parties de l’organisme – si tant est que cette expression puisse avoir un sens en biologie –, que d’atteindre à une plus grande perfection dans l’exercice des facultés, d’améliorer la prestation des différents organes par la division du travail physiologique. Soit une conception de l’activité physiologique plus proche de l’antique notion de service subordonné au besoin (essentiellement fini) de l’usager que du concept moderne de travail productif.

D’un autre côté pourtant, le rôle-clé que les biologistes, à l’instar de Milne-Edwards, font jouer à la division du travail physiologique dans l’argumentation visant à justifier rationnellement l’usage de la complication anatomique comme critère de mesure du perfectionnement organique requiert une signification qui n’est pas contenue dans le concept ancien de séparation des métiers. Etant donné que ce dernier n’emporte pas avec lui, contrairement au concept moderne, l’idée d’une relation de causalité entre division du travail et perfectionnement du tout, il est en effet hors d’état d’assumer la fonction dévolue à la division du travail physiologique (celle de servir de fondement au jugement concernant la place des organismes dans la série hiérarchique) au sein du dispositif théorique élaboré par Milne-Edwards. Si donc les biologistes s’étaient bornés à assimiler la localisation des fonctions à une spécialisation des métiers entendue au sens ancien, et non à une division du travail au sens moderne, il y a fort à parier que n’aurait pas avancé d’un pouce la résolution du problème philosophique du fondement du rang organique des espèces. Par-delà ce que cette expression suggère ainsi de négatif sur le plan logique, parler d’ambiguïté à propos du concept de division du travail physiologique, pour la raison qu’il comporterait deux acceptions plus ou moins compatibles, c’est aussi une façon de reconnaître que son élaboration eût été impossible avant l’avènement du concept économique moderne de division du travail.

Notes
1.

H. Milne-Edwards : « Organisation », op. cit., p. 341.

2.

Ibid.

3.

Cf. G. Canguilhem : « La formation du concept de régulation biologique aux 18e et 19e siècles », Idéologie et rationalité…, op. cit., p. 87 ; B. Balan, L’Ordre et le temps, op. cit., III, I, 5, pp. 295 et suiv.

4.

On trouve chez Milne-Edwards les expressions de « rendement du travail » (Leçons sur la physiologie et l’anatomie comparée de l’homme et des animaux, op. cit., t. 14, p. 175), de « rendement de la machine physiologique » (Ibid., t. 1, p. 15 ; Introduction à la zoologie générale, op. cit., chap. 2, p. 23), de « grandeur des résultats fournis par le travail vital » (Introduction, op. cit., p. 22), de « somme des produits du travail de l’organisme » (Ibid., p. 25), d’ « influence du volume d’un organe sur la quantité des produits qu’il peut fournir » (Leçons…, op. cit., t. 1, p. 15) ; chez Perrier, les expressions de « prospérité commune » (Anatomie et physiologie animale, op. cit., p. 278), de « prospérité de l’organisme » (Traité de zoologie, op. cit., t. 1, 22 ; Les colonies animales, op. cit., p. 402, 723) d’ « accroissement de la prospérité de la colonie animale» (Ibid., p. 143), de « résultat de la somme d’activités des éléments associés » (Traité de zoologie, op. cit., p. 23), etc.