« L’autre conséquence » de la division du travail physiologique

La théorie de Milne-Edwards se présente à l’origine comme une réponse à la question du fondement du rang organique. Mais il s’en faut qu’on ait tiré par cette problématisation tout le profit qu’on peut attendre d’elle. En fait, elle va rapidement s’avérer être aussi la solution présomptive ou anticipée d’un problème qui ne se posera nettement qu’avec l’avènement de la théorie cellulaire. Cette question est celle de la (re)définition du tout organique une fois reconnue l’individualité des parties qui le composent, de la possibilité d’une notion biologique de totalité compatible avec les nouvelles données de l’anatomie générale. Tout se passe comme si la théorie de la division du travail physiologique s’était, en cours de chemin, chargée d’une nouvelle fonction que n’avait pas prévue son auteur à l’origine.

Outre le perfectionnement organique, Milne-Edwards, dans ses articles de 1826-1827, relève en effet une autre conséquence de la division du travail physiologique : l’augmentation de l’interdépendance des parties. Les progrès de la localisation anatomique des fonctions à mesure qu’on remonte la série animale entraînent inévitablement un accroissement de la dépendance mutuelle entre les parties de l’être vivant. Par-là s’explique pour l’auteur, le fait de la divisibilité extrême des animaux inférieurs comparée à celle des animaux supérieurs, divisibilité révélée par les célèbres expériences de Trembley sur lesquelles le zoologiste ne cessera de revenir dans ses exposés ultérieurs de la notion de division du travail physiologique. Si les animaux simples, comme les polypes d’eau douce, peuvent se diviser en un nombre très grand de parties sans nuire à la viabilité de chacune d’elle, s’ils peuvent être mutilés presque à volonté sans dommage mortel, c’est parce que les fonctions dont la coprésence est nécessaire à la vie (ou caractéristique de la vie) ne sont pas concentrées dans telle ou telle partie de l’organisme, mais diffuses dans tout le corps animal : « En effet, chaque portion pouvant sentir, se contracter, se mouvoir, se nourrir et reproduire un nouvel être, on conçoit facilement que, placée dans des circonstances favorables, chacune d’elles, après avoir été séparée du reste, peut continuer à agir comme auparavant, et que non seulement elle peut sentir, se contracter et se mouvoir, mais aussi reproduire un nouvel individu 1  ». « Chez ces petits êtres, chacune des parties doit concourir à l’entretien de la vie à la manière de toutes les autres, et la perte de l’une d’elles ne doit entraîner la cessation d’aucun des résultats produits par l’ensemble de toutes, [...] chaque fragment [séparé] continue de vivre comme auparavant et peut former un nouvel animal 2  ». « Nous voyons d’abord que toutes les parties du corps des animaux ont une structure homogène et jouissent de la sensibilité ainsi que du pouvoir de se contracter, et que la perte des unes n’entraînent pas l’anéantissement de ces facultés dans d’autres [...] ; aussi voit-on alors chaque fragment agir à la manière du tout 3  ». – A l’inverse, c’est en raison de la grande spécialisation physiologique des différentes parties qui les composent, autrement dit de la localisation poussée de leurs fonctions, que les animaux supérieurs comme les mammifères par exemple ne peuvent subir de telles expériences sans mourir. Dans ces organismes en effet, chaque « portion quelconque [...] devient nécessaire à l’intégrité des fonctions auxquelles l’appareil en entier préside », car « toutes les parties concourent d’une manière différente à la production des phénomènes dont l’ensemble était d’abord [i. e. chez les animaux inférieurs] produit dans chacune d’elles 4  ». Au point que « chez les animaux les plus élevés de la série des êtres, chacune de ces facultés [...] se perd plus ou moins complètement par la destruction de l’organe spécial qui en devient le siège 5  ».

Que Milne-Edwards se soit inspiré dans ces passages des remarques des économistes, de Ferguson, de Smith, de Lemontey, de Say, de Sismondi, ou d’autres encore, sur la dépendance psychologique et matérielle de l’ouvrier des manufactures modernes à l’égard de l’entrepreneur, c’est là peut-être un fait historique (encore que nous ne disposons d’aucun élément permettant de l’attester) ; ce n’est pas, convenons-en, une nécessité logique. D’abord il y a une nuance sémantique de taille entre l’idée des économistes de dépendance unilatérale du serviteur vis-à-vis du maître et celle d’interdépendance exposée par Milne-Edwards. Ensuite il y a opposition du point de vue de la signification axiologique accordée aux deux notions : la dépendance de l’ouvrier était rangée parmi les désavantages occasionnés par la division du travail ; l’interdépendance des parties résultant de la localisation des fonctions dans l’organisme n’a pas dans l’esprit du zoologiste une semblable connotation, et va se voir dotée progressivement par les biologistes d’une signification précisément inverse, dont hériteront les sociologues qui utiliseront la notion de division du travail. Enfin et surtout, de l’idée de localisation des fonctions prise en elle-même, on peut déduire pour ainsi dire analytiquement, c’est-à-dire sans passer par le détour de son assimilation à une division du travail, sans l’associer donc avec l’idée de perfectionnement du tout, l’idée de dépendance mutuelle des parties qui en forment le siège (pour autant qu’il s’agit de fonctions dont le concours est nécessaire à la vie). – Reste que cette idée ne suffit pas, en tant que telle, à poser ni a fortiori à fonder l’affirmation de Milne-Edwards selon laquelle l’interdépendance des parties du tout augmente à mesure qu’on remonte des organismes inférieurs aux supérieurs. Pour la poser, encore faut-il avoir substitué la localisation à la multiplication des fonctions comme critère de perfectionnement organique. Pour la fonder, encore faut-il avoir assimilé cette localisation à une division du travail. C’est parce que la localisation fonctionnelle joue le rôle assigné traditionnellement à la multiplication des fonctions dans le parallélisme anatomo-physiologique d’une part, et parce qu’elle est assimilée à une division du travail d’autre part, qu’on est fondé en dernière analyse à dire que l’interdépendance des parties du tout va de pair avec le perfectionnement organique. La dépendance mutuelle aurait eu beau être considérée comme la conséquence de la localisation fonctionnelle, on ne voit pas quel bénéfice les biologistes auraient pu tirer de cette idée pour une redéfinition du tout si les organismes supérieurs, dont le caractère de totalité n’est contesté par personne mais de plus en plus difficile à définir à mesure que s’imposent les principes de la théorie cellulaire, persistaient à être distingués physiologiquement par la multiplicité plutôt que par la concentration de leurs fonctions. Nul doute que dans ces conditions, l’affirmation d’une relation de causalité entre l’interdépendance des parties et la localisation fonctionnelle fut restée sans portée quant au problème mis sur le devant de la scène théorico-philosophique par l’évolution des sciences biologiques : qu’est ce qu’un tout dans lequel les parties sont des individus ?

Ce problème non encore véritablement posé à l’époque où Milne-Edwards rédige ses articles pour le Dictionnaire d’Histoire Naturelle, soit presque quinze avant la publication des Mikroskopische Untersuchungen de Schwann, c’est la théorie de la division du travail physiologique, dont on vient ici d’analyser les principaux éléments, qui permettra, par une sorte de bénéfice secondaire et imprévu, de le résoudre. En établissant, au terme d’une argumentation qui visait d’abord à justifier rationnellement l’usage de la complexité anatomique comme critère de perfectionnement des êtres vivants, que « lorsque la vie commence à se manifester par des phénomènes plus compliqués, et que le résultat final produit par le jeu des différentes parties devient plus parfait, certains organes offrent un mode de structure particulier et cessent alors d’agir à la manière du tout 1 », que « lorsqu’on s’élève davantage dans la série des êtres, [...] le nombre d’organes dissemblables qui concourent à l’exécution d’une même série d’actes augmente, et quand l’un d’eux cesse de remplir ses fonctions, la vie de l’individu est modifiée ou détruite 2  », bref que la dépendance mutuelle des parties de l’organisme est portée d’autant plus loin qu’il occupe un rang supérieur dans la série, Milne-Edwards donne en effet aux naturalistes les moyens de définir la totalité biologique sur le seul critère de l’interdépendance des parties. Ce n’est pas que cette notion de totalité fût de quelque manière originale en histoire naturelle, loin s’en faut ; mais on n’avait pas élaboré jusqu’alors la théorie permettant de l’établir. Faute d’une telle démonstration, il s’avérait impossible de réduire la définition du tout à cette seule détermination ; la notion n’était pas utilisable en tant que telle. Elle ne pouvait le devenir tant que la cause (la localisation des fonctions) dont elle est l’effet n’était pas suffisamment identifiée et distinguée de la diversité fonctionnelle, et que ce dernier phénomène, dont on ne voit pas bien quel lien il peut entretenir avec l’interdépendance des parties, était considéré comme la caractéristique physiologique majeure des êtres vivants tenus pour des touts par excellence que sont les organismes supérieurs. La notion entrait nécessairement en contradiction avec l’usage, qui veut qu’on qualifie de tout prioritairement les animaux supérieurs et en même temps qui ne reconnaît pas (ou pas suffisamment) leur différence physiologique avec les animaux inférieurs sur le plan de la localisation des facultés.

Ce problème s’évanouit dès lors qu’est invalidée la triade traditionnelle : supériorité organique / complication anatomique / diversité des fonctions, au profit d’une correspondance entre supériorité organique, complication organique et localisation des fonctions. Cette nouvelle correspondance, il revient à Milne-Edwards de l’avoir non seulement posée, mais d’en avoir montré les conditions empiriques et théoriques de validité. Conditions empiriques : l’existence de faits relatifs à la diversité fonctionnelle et à la divisibilité des animaux simples infirmant la thèse adverse d’une corrélation entre le degré de complexité morphologique et le nombre de fonctions – ce dont attestent notamment les expériences de Trembley. Condition théorique : l’assimilation de la localisation des fonctions à une division du travail comme fondement du lien entre complication anatomique et supériorité organique, lequel ne se réduit donc plus à une pure affirmation de principe comme dans l’ancienne doctrine. Ces conditions remplies, il devient possible de définir le tout sur le seul critère de l’interdépendance des parties tout en conservant l’affirmation selon laquelle la qualité de tout de l’organisme se renforce à mesure qu’on remonte la série animale. Sera qualifié ainsi tout être vivant dont les parties ne peuvent se séparer sans nuire à leur viabilité et à celle de l’ensemble. Les animaux inférieurs, dont les parties sont fonctionnellement indépendantes, forment pour cette raison même moins un tout, au sens réaliste ou aristotélicien du terme (« dont l’ordre des parties tient à l’essence »), qu’un agrégat, un assemblage lui-même composé de petits touts juxtaposés, ou du moins de parties « qui agissent à la manière du tout », comme le dit Milne-Edwards à deux reprises dans les passages cités supra. Tandis que les animaux supérieurs constituent des touts organiques indécomposables, en raison même et à la mesure même de l’interdépendance de leur parties, un coefficient de totalité peut être en quelque sorte attribué à chaque organisme selon le degré de dépendance mutuelle de ses parties, ou, ce qui revient au même puisqu’elle en est la cause, du degré de localisation des fonctions, ou encore de complexité anatomique, puisque les deux séries de phénomènes sont en correspondance terme à terme.

On devine d’ores et déjà tout l’avantage qu’il y aura à mobiliser cette conception du tout organique quand les succès rencontrés par la théorie cellulaire obligeront les biologistes à rompre avec le postulat de l’instrumentalité des parties sur lequel repose l’utilisation du modèle technologique comme solution du problème des rapports entre le tout et la partie en biologie. Car l’affirmation de l’individualité des parties dans les organismes complexes, désormais identifiées aux éléments anatomiques que sont les cellules, n’allait pas s’avérer facilement conciliable avec l’affirmation selon laquelle elles composent un tout au sens fort du terme. Quelle définition donner du tout organique, qui s’accorde avec le nouveau postulat de l’individualité des parties ? La réponse à cette question passera par l’utilisation d’une notion (la notion de tout comme ensemble de parties fonctionnellement interdépendantes) dont la validité repose tout entière en fin de compte sur la théorie élaborée par Milne-Edwards. Il « suffit » en effet de montrer que l’individualité des éléments anatomiques n’est pas incompatible avec leur interdépendance fonctionnelle, c’est-à-dire d’établir que cette individualité ne retient pas dans sa définition le critère de l’indépendance fonctionnelle mais celui de l’autonomie physiologique des parties – en termes abstraits : d’établir la distinction entre les concepts d’autonomie et d’indépendance (cf. partie I, chap. 3) –, pour qu’on soit fondé à parler des organismes pluricellulaires complexes comme des touts, et même de touts dont la valeur sous ce rapport est supérieure à celle des organismes plus simples. Les parties-cellules d’un organisme complexes doivent pouvoir être dites à la fois autonomes (en ce sens elles sont des individus) et interdépendantes (en ce sens elles composent un tout qui n’est pas nominal mais réel). A confondre au contraire indépendance et autonomie des parties, à utiliser un critère de définition du tout qui amalgame les deux notions, on se condamne à devoir choisir entre deux thèses mutuellement exclusives : l’idée que les organismes pluricellulaires ne forment pas des touts (en raison de l’autonomie de leur parties), l’idée que leurs parties ne sont pas des individus (en raison de leur interdépendance) – et à s’enferrer ainsi dans un faux dilemme dont seule une clarification de la notion de tout, sur le modèle de celle proposée par Milne-Edwards, eût permis de lever l’hypothèque.

Notes
1.

H. Milne-Edwards : « Organisation », op. cit., p. 340.

2.

Ibid., pp. 339-40.

3.

H. Milne-Edwards : « Nerfs », op. cit., p. 533 (c’est nous qui soulignons).

4.

Ibid.

5.

H. Milne-Edwards : « Organisation », op. cit., p. 343.

1.

H. Milne-Edwards : « Organisation », op. cit., p. 341 (c’est nous qui soulignons).

2.

Ibid., p. 342.