Division du travail et progrès

Du concept économique, les biologistes ne retiennent que la composante essentielle, indissociablement théorique et axiologique : le lien entre division du travail (comme phénomène) et progrès (comme valeur), progrès social ici, perfectionnement organique là. S’il est parfois fait allusion, dans les exposés sur la division du travail physiologique, aux notions intermédiaires de productivité et de richesse qui permettent aux économistes de mettre en rapport les deux termes de la relation (la division du travail agissant sur la productivité, qui agit à son tour sur la quantité de richesse produite, laquelle est supposée par définition constituer une certaine valeur), elles ne sont guère explicitées ou réfléchies. Il est rare de voir un naturaliste s’appesantir sur les contraintes logiques qu’implique leur usage, même parmi ceux qui, admettant sans réserve la « loi » ou le « principe » de la division du travail physiologique, en reconnaissent ce faisant implicitement la validité en biologie. Au 19e siècle, mis à part Claude Bernard 317 et Charles Robin 318 , on ne sache pas qu’il y ait quelque auteur qui ait donné à lire ses réflexions sur les difficultés que ne manque pourtant pas de soulever l’application de ces notions intermédiaires aux phénomènes physiologiques.

Par ailleurs, les déterminations secondaires du concept, s’agissant notamment des différentes formes, limites, avantages et inconvénients de la division du travail, déterminations dont l’analyse tient une si grande place dans les comptes rendus de la notion en économie et progresse notablement au cours 19e siècle, s’avèrent totalement dénuées de signification biologique et ne sont donc pas reprises dans les exposés sur la division du travail physiologique. En sorte que l’écart se creuse avec le temps entre les deux versions de la notion sous ce rapport. Alors que les économistes ne cessent de débattre et de pousser toujours plus loin l’analyse sur ces questions, d’intégrer des éléments nouveaux au tableau venant compliquer les données du problème 319 , de critiquer et de corriger les classifications et distinctions usuelles, les biologistes s’en tiennent à l’affirmation indiscriminée d’un lien de causalité entre la division du travail physiologique et le perfectionnement du tout. S’organise ainsi en économie tout un travail de réflexion et d’analyse qui n’a pas son équivalent en biologie. S’agissant par exemple des formes de la division du travail, on voit progressivement les typologies d’usage à la fin du 18e siècle et au début du 19e siècle, fondées sur le critère sexuel (division du travail par sexe), sur l’opposition ville-campagne (division du travail entre ville et campagne), sur l’échelle territoriale (division du travail internationale, nationale, régionale, etc.), sur le métier (division du travail dans l’industrie, dans l’agriculture), ou encore sur le système industriel (division du travail dans l’atelier domestique, dans la manufacture, dans la grande industrie mécanique), laisser la place au cours du 19e siècle dans les traités d’économie politique à des classifications moins arbitraires, plus précises et systématiques, fondées sur les modalités techniques de la division du travail (division du travail par sectionnement de la production en tranches successives assumées par des producteurs indépendants, par décomposition en une série de tâches élémentaires et parcellaires effectuées par les salariés d’une même usine, par spécialisation en branches divergentes – modalités non distinguées par Adam Smith, mais qu’illustrent bien ses trois exemples respectifs du vêtement du journalier, de la fabrique d’épingle, du forgeron cloutier –, etc.) 320 . Les progrès ne sont guère moins remarquables dans l’analyse des avantages et limites de la division du travail. S’agissant des avantages, aux trois fameuses « circonstances » de Smith (augmentation de la dextérité, diminution du temps perdu, stimulation des capacités d’invention de machines pour facilitant et abrégeant le travail), les économistes vont en ajouter progressivement bien d’autres : diminution du temps d’apprentissage, des déchets, hausse de l’amortissement de l’outillage, facilitation de l’identification des facteurs de coûts du prix de revient, et surtout : augmentation de l’appropriation de chaque tâche aux capacités individuelles des travailleurs – conformément au fameux principe formulé (sinon découvert) par Charles Babbage 321 –, etc. S’agissant des limites de la division du travail dont Smith a relevé les principaux genres, l’analyse est aussi poursuivie au-delà du terme où s’en tenait l’auteur de la Richesse des Nations : dans l’étendue du marché, on va distinguer la densité et le nombre d’habitants, le pouvoir d’achat de la population, le réseau de communications, la législation commerciale ; dans la concentration du capital, le salaire, l’infrastructure et l’outillage, les matières premières, etc 322 . Quant aux inconvénients de la division du travail (ses effets moraux, psychologiques et physiques destructeurs sur les travailleurs) déjà signalés par Ferguson et Smith à une époque où la grande industrie n’existait pas, comment aurait-ils pu ne pas figurer en bonne place dans tout exposé « équitable » ou « objectif » sur la division du travail, à l’heure où se multiplient les monographies d’hygiénistes et de moralistes décrivant l’état alarmant des populations laborieuses sur le plan sanitaire et intellectuel, et où il est devenu impossible, même pour un économiste de stricte obédience libérale, d’ignorer l’existence au sein de sa profession de courants critiques de la doctrine du « laissez faire » professée par les pères fondateurs 323  ?

De tous ces développements pourtant il n’est jamais question dans les analyses de la notion de division du travail physiologique. Milne-Edwards mentionne bien une fois ou deux les inconvénients relevés par les économistes, mais à l’occasion seulement de rappels historiques de l’origine économique de la notion, et sans faire le lien avec ses réflexions sur l’interdépendance fonctionnelle des parties du tout organique 324 . De la division du travail « économique » en somme, les biologistes ne se sont appropriés que l’idée essentielle, le « principe », laissant de côté toutes les déterminations secondaires ou afférentes du concept, dont l’analyse apparaît finalement comme une spécificité du traitement économique de la notion. Les perfectionnements apportés par les économistes au concept sous ces différents rapports n’auraient pas eu lieu, cela n’eût assurément rien changé à l’évolution sémantique de l’expression « division du travail physiologique » au cours du 19e siècle, dont la cause est à chercher ailleurs, savoir, comme nous le verrons, dans la convergence des problématiques d’anatomie comparée et d’embryologie, convergence imprévue à l’origine par ses premiers utilisateurs.

Notes
317.

« Ce principe [de la division du travail physiologique] est vrai en physiologie générale ; sujet à erreur en physiologie comparée. Il suppose, en effet, que tous les organismes accomplissent le même travail, avec plus d’instruments spéciaux et plus de perfection en haut, avec moins d’instruments et plus confusément en bas de l’échelle animale. Or cela n’est vrai que pour le travail vital véritablement commun à tous les êtres, c’est-à-dire pour les conditions essentielles de la vie élémentaire ; cela n’est pas vrai pour les manifestations fonctionnelles, qui ne sont pas nécessairement communes à tous les êtres. Un organe de plus n’implique pas l’idée d’un outillage plus parfait au service d’une même besogne ; il implique un nouveau travail, une nouvelle complication du travail. En passant de l’animal à sang blanc qui a une branchie à celui qui a une trachée ou un poumon, on ne comprendrait pas une application de la loi de division du travail, puisque ces organes sont des mécanismes distincts, ne faisant point le même travail. » (C. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie commun aux animaux et aux végétaux, op. cit., 9e leçon, pp. 373-74, souligné par l’auteur) – La critique de Bernard ne porte pas à vrai dire sur l’assimilation de l’activité physiologique à un travail productif, mais sur l’idée selon laquelle des phénomènes physiologiques considérés comme relevant d’une même fonction seraient fondamentalement identiques, en dépit de leur diversité apparente. Cette confusion fâcheuse tient selon lui à l’oubli du caractère abstrait et arbitraire de la catégorie de fonction (nous reviendrons sur cette question dans la troisième partie de ce travail).

318.

Dans son Anatomie et physiologie cellulaire (op. cit.), Charles Robin écrit : « Le travail de l’économie entière et celui de chacune des parties n’existant pas avant que celles-ci se montrent ne peut pas se diviser ; il apparaît, s’accroît, se multiplie avec chacune des dispositions qui apparaît à la suite d’une autre ; mais apparition et multiplication de parties, diverses bien que solidaires par le fait même des conditions et du mode de leur génération, n’est pas division. […] De plus, ici la cellule, le tissu, l’organe, etc. accomplissent des actes, mais n’élaborent pas des objets. Dans le cas de la division du travail il y a mise en œuvre d’objets extérieurs à l’agent, homme ou machine ; il y a division entre plusieurs (agissant séparément, avec ou sans coopération, simultanément ou non) dans l’exécution d’opérations différentes les unes des autres, autrefois accomplies successivement par un seul individu. […] Aussi n’est-ce qu’avec réserve que l’on doit accepter l’introduction en biologie des théories de la division du travail empruntée aux économistes par quelques naturalistes modernes. » (Partie III, section I, chap. 7, p. 294-95, n. 1, souligné par lui) – Robin repère bien ici les deux conditions de validité de la notion de division du travail physiologique que nous avons identifiée plus haut : la substitution radicale de la localisation à la multiplication fonctionnelles ; l’assimilation de l’activité fonctionnelle à un travail au sens économique du terme (travail productif). L’impossibilité de satisfaire complètement à ces deux conditions est sans doute à l’origine du progressif abandon par les biologistes de la notion. Mais ceci est une autre histoire…

319.

Sur les travaux faisant état des controverses et des complications qui sont venues au cours du 19e siècle affecter la notion économique de division du travail, cf. les analyses classiques de L. Dechesne : « La spécialisation et ses conséquences », Revue d’économie politique, 15 année, 1901, n° 1, pp. 118-162, n° 3, pp. 730-51, n° 4, pp. 1087-1122 ; K. Bücher, Etudes d’histoire et d’économie politique (1893), trad. Hansay, 1901, chap. 7 et 8, pp. 249-314 ; C. Bouglé : « Théories sur la division du travail (1903), in C. Bouglé, Qu’est-ce que la sociologie ?, op. cit., pp. 99-161. Cf. aussi les traités de J. Stuart Mill, Principes d’économie politique (1848), trad. Dussek et Courcelle-Seneuil, Paris Guillaumin, 1873, 3e éd., 2 vol., t. 1, L. I, chap. 8, pp. 131-47 ; P. Cauwès, Cours d’économie politique (1879), Paris, Larose, 1893, 3e éd., 4 vol., t. 1, L. I, I, chap. 1, pp. 71-84, et II, chap. 6, pp. 363-85 ; C. Gide, Principes d’économie politique (1884), Paris, Larose, 1894, 3e éd., L. II, II, chap. 2, pp. 173-81 ; Cours d’économie politique (1909), Paris, Sirey, 1913, 3e éd., L. I, II, chap. 2, pp. 178-86 ; G. Schmoller, Principes d’économie politique (1900), trad. Platon, Paris, Giard, 1905-08, 5 vol., t. 2, chap. 4 et 6, pp. 248-359, 422-72.

320.

Cf. K. Bücher, Etudes d’histoire…, op. cit., pp. 250-62 ; L. Dechesne : « La spécialisation et ses conséquences », op. cit., pp. 730-51 ; C. Bouglé : « Théories sur la division du travail », op. cit., pp. 99-120.

321.

« En divisant l’ouvrage, dit Charles Babbage, en plusieurs opérations distinctes dont chacune demande différents degrés d’adresse et de force, le maître fabricant peut se procurer exactement la quantité précise d’adresse et de force nécessaires pour chaque opération ; tandis que si l’ouvrage entier devait être exécuté par un seul ouvrier, cet ouvrier devrait avoir à la fois assez d’adresse pour exécuter les opérations les plus délicates, et assez de force pour exécuter les tâches les plus pénibles. » (C. Babbage, Traité sur l’économie des machines et des manufactures, trad. E. Biot, Paris, Bachelier, 1833, chap. 19, p. 232) – La question est néanmoins controversée pour les économistes au 19e siècle de savoir si ce principe d’appropriation (ou gradation) du travail selon les aptitudes formulé par Babbage constitue un développement nouveau d’une idée ancienne (l’accroissement d’habileté résultant de la division du travail), ou s’il lui est analytiquement distinct.

322.

Sur ces deux points des avantages et limites de la division du travail, cf. J. Stuart Mill, Principes d’économie politique, op. cit., pp. 139-47 ; P. Cauwès, Cours d’économie politique, op. cit., pp. 366-70 ; C. Gide, Cours d’économie politique, op. cit., pp. 181-84.

323.

Ainsi un économiste aussi farouchement libéral que Paul Leroy-Beaulieu n’hésite pas, malgré son désaccord avec certaines de leurs allégations, à citer des sources socialistes et anarchistes (Marx, Lassalle, Fourier, Bebel, Richter, Kropotkine) critiques sur la division du travail, et à s’appesantir longuement sur les méfaits de l’institution dans un chapitre intitulé « Les inconvénients, les correctifs et les conditions de la division du travail » (P. Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’économie politique, Paris, Guillaumin, 1896, 4 vol., t. 1, L. II, chap. 5, pp. 346-355)

324.

H. Milne-Edwards, Introduction à la zoologie générale, op. cit., p. 36 ; Leçons sur la physiologie et l’anatomie comparée de l’homme et des animaux, op. cit., 1re leçon, p. 17.