Le doublet anatomo-physiologique

Le concept est devenu l’un des termes du doublet anatomo-physiologique : division du travail physiologique / complication (ou différenciation) morphologique. Il ressortit à une conception plus générale « qui associe dans une même formule les conceptions de différenciation morphologique et de division du travail physiologique 325  », savoir « la loi de la division du travail ou de la différenciation [Gesetz des Arbeitstheilung oder Sonderung] 326 », « la double loi qui régit toute association : le polymorphisme et la division du travail physiologique 327  ». Les deux notions sont désormais indissociables, à la mesure du parallélisme strict des phénomènes qu’elles recouvrent, de « la coïncidence qui existe toujours entre la complication toujours plus grande de l’organisation, et la localisation des divers actes dont se compose la vie 328  ». On pourrait multiplier les citations d’auteurs faisant état de cette correspondance anatomo-physiologique : « La différenciation morphologique ou histologique marche toujours de pair [zusammenhängende] avec la division du travail physiologique 329  ». « Différenciation et division du travail sont inséparables l’une de l’autre [Differenzirung und Arbeitstheilung sind voneinander untrennbar] 330  ». « De même que la similitude dans les fonctions des différentes parties du corps suppose l’uniformité dans leur mode de constitution, la diversité dans les rôles doit être accompagnée de particularités dans la structure ; et, par conséquent aussi, plus la spécialité d’action et la division du travail sont portées loin, plus aussi le nombre de parties dissemblables doit augmenter et la complication de la machine s’accroître 331  ». « La nature va du simple au complexe, grâce à une différenciation des formes toujours plus accentuées, liées à une division toujours plus grande du travail vital. Ce principe est vraiment la loi directrice, dans les sciences biologiques comme dans celles qui s’y rattachent 332  », etc. – Sous-jacente à la thèse avancée dans ces différents extraits d’une correspondance terme à terme entre les degrés de division du travail et de complication morphologique, il y a l’idée plus ou moins explicitement affirmée que les deux séries de phénomènes ne sont que les spécifications physiologiques et anatomiques d’une seule et même « loi ».

Ce parallélisme n’a pas d’équivalent dans l’ordre de la théorie économique. C’est que les économistes qui ont élaboré ou repris à leur compte la notion de division du travail partent d’une problématique fort différente, on l’a vu, de celle des naturalistes. Par leurs analyses de la division du travail, ils ne cherchent pas à justifier quelque usage consistant à hiérarchiser les sociétés d’après leur degré de complexité de structure, à démontrer la théorie selon laquelle la structure sociale est le critère à l’aune duquel doit s’apprécier le rang occupé par les sociétés dans l’échelle de la civilisation, mais à répondre à la question : comment produire plus de richesse ?, ou – ce qui revient au même du point de vue de l’économie politique libérale – comment rendre la société dans son ensemble plus prospère (la division du travail étant précisément l’un des facteurs permettant d’augmenter la richesse globale) ? L’emploi de la notion de division du travail n’est point motivé ici et là par des difficultés du même ordre. En l’occurrence il n’est pas pour les économistes la solution à une question ressortissant de la philosophie sociale ou politique, et homologue en quelque sorte à celle que se posent les naturalistes à propos des organismes quant au fondement du rang qui leur est attribué dans la série des êtres vivants : question de philosophie biologique plus que de biologie positive assurément, et dont la réponse passe précisément par le recours au concept de division du travail. Aussi n’y a-t-il pas à s’étonner du fait que l’utilisation de la notion en économie ne soit pas assortie, comme en biologie, d’une clause relative à la nécessité de son couplage systématique avec ce qui serait l’équivalent économique de la complication anatomique. Contrairement à la notion biologique, et à la notion sociologique qui en dérive, la division du travail « économique » relève d’une étude qui n’a pas son pendant symétrique dans quelque « morphologie » sociale.

Au sein du couple anatomo-physiologique, chaque terme est assigné à un rôle bien défini. La notion de division du travail, c’est-à-dire l’affirmation d’une relation de causalité entre le phénomène de division du travail, auquel est assimilée la localisation des fonctions dans l’organisme, et le perfectionnement du tout, sert de fondement à l’idée selon laquelle l’être vivant est d’autant plus parfait, occupe un rang d’autant plus élevé dans la série que ses fonctions sont plus localisées. C’est ce qu’affirme en substance Milne-Edwards dans de nombreux passages de ces ouvrages, lorsqu’il dit que le perfectionnement des organismes est le but (de la nature) et la division du travail le moyen pour y parvenir : « Dans toutes les fonctions et dans toutes les parties du règne animal, la division du travail marche de front avec le perfectionnement des facultés. Partout nous trouvons que la spécialité d’action devient de plus en plus grande à mesure que le progrès se montre. [...] On peut donc établir comme un principe que c’est surtout par la division du travail que la nature tend à perfectionner l’organisme 333  ». « Le corps de tout être vivant, que ce soit un animal ou une plante, ressemble à un atelier plus ou moins vaste, où les organes, comparables à des ouvriers, travaillent sans cesse à produire les phénomènes dont l’ensemble constitue la vie de l’individu. Or le résultat ainsi obtenu est [...] tantôt grossier et de peu de valeur, d’autrefois, au contraire, d’une perfection exquise ; et lorsqu’on cherche à se rendre compte de ces différences dans le mode de manifestation de la puissance vitale, on voit que dans les créations de la nature, de même que dans l’industrie des hommes, c’est surtout par la division du travail que le perfectionnement s’obtient 334  ». Parfois il en vient à formuler l’affirmation de manière franchement causale, rompant avec la terminologie usuelle du moyen et de la fin : « Un perfectionnement croissant correspond d’ordinaire à une division plus grande du travail vital, et semble en être une conséquence 335  ». « Si l’on s’élève encore davantage dans la série des êtres animés, on voit la division du travail physiologique augmenter de plus en plus. [...] En étudiant les diverses fonctions des animaux, j’aurai à signaler la manière dont chacune d’elles se complique et se perfectionne par suite de cette division du travail 336  ». Ce rapport de causalité n’aura de cesse d’être réaffirmé par bien d’autres auteurs. Ainsi Ernst Haeckel : « L’anatomie comparée nous montre que le degré de perfection physiologique ou le degré de développement de tout animal et de tout végétal supérieur a sa condition dans la division du travail des organes 337 ». Ainsi Karl Gegenbaur : « La division du travail détermine un haut degré de perfectionnement [wird eine höhere Ausbildung erfolgen] dans les manifestations d’un organe, car la structure de chaque partie affectée à un usage particulier, tendra toujours à s’améliorer dans la seule direction correspondante 338  ». Ainsi Edmond Perrier : « La division du travail physiologique est la condition du progrès et du perfectionnement des organismes, comme elle est la condition du progrès, du perfectionnement et de la puissance des industries et des sociétés humaines 339  ».

De son côté, la notion de différenciation ou complication morphologique va servir d’instrument de mesure du perfectionnement atteint par l’organisme ; elle revêt une importance moins logique ou théorique que méthodologique à proprement parler. La division du travail est bien logiquement première, dans la mesure où elle est le « moteur », la « cause », la « condition », comme on voudra, du perfectionnement organique (c’est cette relation de causalité que biologistes et économistes appellent précisément la notion ou le principe de la division du travail) ; mais c’est la différenciation organique qui constitue l’outil le plus approprié à la tâche consistant à hiérarchiser les organismes, et même en fait le seul critère véritablement fonctionnel. Tant il est vrai en effet que sur le plan pratique, il est plus facile de comparer les organismes sous le rapport de degré de complication atteint par tout ou partie de leur structure, que de les comparer sous le rapport de degré atteint dans la localisation de leurs fonctions. Si donc en théorie, « l’anatomie, aussi bien que la physiologie, peut nous faire connaître le rang qui, dans le règne animal, appartient à chaque espèce », en pratique, comme le reconnaît Milne-Edwards, c’est bien « le nombre de parties dissemblables qui entrent dans la composition des corps et la grandeur des différences que ces parties présentent entre elles [qui] seront les indices du degré auquel la division du travail a été amenée et de l’étendue de la série des phénomènes spéciaux qui résultera de l’action de l’ensemble 340  ». Bref, c’est le niveau de complication anatomique qui est le signe du degré de localisation atteint par les fonctions, non l’inverse. Autrement dit en termes abstraits, le rapport entre localisation et complication est une relation de signifié à signifiant dont les termes ne sont pratiquement, sinon théoriquement, pas « intervertibles ». Ainsi par exemple « d’après la structure plus ou moins uniforme des diverses parties de l’appareil nerveux, on peut deviner le degré de perfection ou d’imperfection des actes qu’il est destiné à exécuter 341  ». De façon générale, on dira de la différenciation morphologique (ou histologique) qu’ « elle donne la mesure du perfectionnement d’un organe 342  ». Ce rôle au demeurant n’a rien d’original, on l’a vu ; il est même parfaitement conforme à la tradition prévalant en histoire naturelle. Seulement – et cette différence n’est pas mince –, les biologistes savent désormais les conditions à satisfaire pour en donner une justification rationnelle : la correspondance entre les phénomènes de complication anatomique et la localisation des fonctions d’une part, l’assimilation de cette localisation fonctionnelle à une division du travail d’autre part. L’usage évidemment ne pouvait sortir que renforcé d’une théorie qui affirmait la validité de l’une et de l’autre.

Notes
325.

F. Houssay, Nature et sciences naturelles, op. cit., p. 136.

326.

E. Haeckel, Histoire de la création…, op. cit., pp. 25, 239 ; Anthropogénie, op. cit., p. 108 ; « La périgenèse des plastidules », in E. Haeckel, Essais de psychologie cellulaire, op. cit., pp. 53-54 (souligné par nous).

327.

E. Perrier, Les colonies animales, op. cit., p. 553.

328.

H. Milne-Edwards, Histoire naturelle des Crustacés, Paris, Roret, 1834-40, 4 vol., t. 1, pp. 147-48.

329.

O. Hertwig, Traité d’embryologie (1886), trad. Julin, Paris, Reinwald, 1891, p. 75.

330.

M. Verworn, Physiologie générale, op. cit., p. 637.

331.

H. Milne-Edwards, Introduction à la zoologie générale, op. cit., p. 60 ; Leçons sur la physiologie et l’anatomie comparée…, op. cit., p. 20.

332.

L. Roule, L’anatomie comparée des Animaux basée sur l’embryologie, op. cit., VII.

333.

H. Milne-Edwards, Introduction à la zoologie générale, op. cit., pp. 56-57 (souligné par l’auteur).

334.

Ibid., p. 35 (souligné par l’auteur).

335.

Ibid., pp. 59-60 (souligné par nous).

336.

H. Milne-Edwards, Eléments de zoologie, Paris, Crochard, 1834, 2 vol., t. 1, p. 11 (souligné par nous).

337.

E. Haeckel : « La psychogenèse des plastidules », op. cit., p. 54 (souligné par nous).

338.

K. Gegenbaur, Manuel d’anatomie comparée (1864), trad. Vogt, Paris, Reinwald, 1874, pp. 41-42 (souligné par nous)

339.

E. Perrier, Traité de zoologie, Paris, Masson, t. 1, p. 23 (souligné par nous).

340.

H. Milne-Edwards, Introduction à la zoologie générale, op. cit., p. 60 ; Leçons sur la physiologie et l’anatomie comparée…, op. cit., t. 1, p. 20 (souligné par nous).

341.

H. Milne-Edwards, Histoire naturelle des Crustacés, op. cit., p. 127 (souligné par nous).

342.

A. Prenant, Eléments d’embryologie de l’homme et des vertébrés (1891), Paris, Steinheil, 1896, 2e éd., 2 vol. t. 1, p. 63.