L’interdépendance des parties

La division du travail est conçue non seulement comme la cause d’un perfectionnement du tout, mais également comme la cause d’une augmentation de l’interdépendance de ses parties. Dans l’ordre des conséquences de la division du travail en tant que phénomène, l’accent est mis sur le progrès du tout (concept classique), mais aussi – ce qui est nouveau – sur l’accroissement de la dépendance mutuelle des parties. Cette affirmation ne constitue pas une note marginale, une remarque incidente dans les exposés sur la division du travail physiologique, à l’instar du sort réservé aux observations des économistes sur la dépendance ouvrière produite par la division du travail manufacturière. Témoignages de ce traitement de faveur analytique : ces trois textes d’Henri Milne-Edwards, que pour la cause nous n’hésitons pas à citer dans leur longueur. Le premier est tiré d’une monographie sur les crustacés publiée quelques années après les premiers exposés de l’auteur sur la division du travail physiologique (1834) :

‘« Chez les êtres dont la structure est la plus simple, [...] l’économie intérieure peut être comparée à un atelier où chaque ouvrier serait employé à l’exécution de travaux semblables, et où, par conséquent, leur nombre influerait sur la somme, mais non sur la nature des produits ; chacune des parties de leur corps concourant à l’entretien de la vie, à la manière de toutes les autres, la perte de l’une d’elles n’entraîne la cessation d’aucun des résultats produits par l’ensemble de toutes ; aussi l’expérience a-t-elle démontré qu’en divisant ces êtres on ne change point sa manière d’agir, et que chaque fragment de son corps continue à vivre comme auparavant [...]. Mais à mesure que l’on s’élève dans l’échelle des êtres, on voit l’organisation se compliquer davantage : le corps de chaque être se compose de parties de plus en plus dissemblables entre elles, tant par leurs formes et leurs structures que par les fonctions dont elles sont le siège, et la vie de l’individu résulte de l’ensemble d’éléments hétérogènes tous plus ou moins dépendants les uns des autres. 343  »’

Le second provient d’un court essai de philosophie zoologique paru quelque quinze ans plus tard (1851), où Milne-Edwards a consigné l’essentiel de ses réflexions méthodologiques sur l’histoire naturelle :

‘« Le grand fait de la division du travail physiologique, dans les rangs supérieurs du règne animal, entraîne à sa suite des conséquences importantes à noter. Il semble évident, par exemple, que l’indépendance des éléments de l’organisme doit décroître à mesure que la diversité de leurs rôles augmente [...]. Ainsi, là où la division du travail est à peine commencée, l’existence même d’une portion considérable du corps est presque indifférente au mode d’action de l’individu. L’être vivant peut perdre la moitié ou les neuf dixièmes de ses organes, sans perdre complètement aucune de ses facultés ; et, par conséquent, on comprend facilement que les parties dont l’influence est si faible sur le reste de l’organisme, peuvent aussi subir des modifications considérables sans que les changements introduits dans leur constitution réagissent sur la disposition des parties voisines. Mais il en est tout autrement lorsque chaque élément organique devient un agent spécial ; la machine vivante ne peut alors perdre une de ses parties constituantes sans être privée d’une de ses propriétés ; et le résultat utile du travail de chaque agent physiologique se trouve subordonné à l’action d’autres instruments. 344  »’

Le troisième enfin est extrait de la première leçon qui sert d’introduction à la grande œuvre encyclopédique (quatorze volumes) entreprise par le zoologiste, et dont la publication va s’étaler de 1857 à 1881:

‘« La multiplicité des instruments physiologiques et la division du travail sont les principaux moyens que la nature semble avoir mis en usage pour augmenter le degré de perfection dont elle a doté les diverses espèces animales. Mais ce nombre croissant des agents de la vie, et cette variété dans les fonctions de ceux-ci, nécessitent la coordination de leurs actes [...]. Chez les animaux inférieurs, les diverses parties de la machine vivante, quoique unies entre elles, ne sont que peu dépendantes les unes des autres ; l’organisme peut exister pendant longtemps, sans le secours de plusieurs d’entre elles, et l’harmonie de leur action n’est pas nécessaire. Mais à mesure que l’observateur s’élève vers les êtres plus parfaits, il voit cette harmonie devenir de plus en plus intime et la subordination s’établir dans les fonctions aussi bien que dans les caractères physiques des organes. Chaque partie de l’individu devient plus ou moins dépendante des autres parties, et le degré de cette dépendance mutuelle varie suivant que les rôles attribués aux unes sont plus ou moins importants comparativement à ceux que les autres sont destinés à remplir dans le travail d’ensemble par lequel la vie se manifeste. 345  »’

Cette idée, visiblement récurrente chez Milne-Edwards, d’un rapport de cause à effet entre division du travail et interdépendance des parties n’était pas comprise en tant que telle dans la notion léguée par les économistes. Ces derniers parlaient bien, brièvement et à l’occasion ainsi qu’on l’a vu 346 , de la dépendance funeste de l’ouvrier à l’égard du maître résultant de la division du travail dans les fabriques, mais entre cette dépendance-ci et cette interdépendance-là, il y a un pas sémantique que les économistes n’ont, à notre connaissance, point franchi. L’idée n’était pas conçue d’une relation de dépendance à double sens (interdépendance), non plus que celle d’une coextensivité des champs d’application de la division du travail et de la dépendance des parties (la dépendance est mentionnée à titre de conséquence non de la division en général, mais d’une de ses formes particulières exclusivement, la division du travail « manufacturière »). En outre, ladite dépendance est rangée parmi les inconvénients résultant de la division du travail. Quand on en fait mention, c’est pour la déplorer, non pour en célébrer les vertus. Bref, les conditions n’existent pas qui eussent rendu possible une distinction du type de celle que propose Milne-Edwards entre l’agrégat et l’association, sans en saisir d’ailleurs à l’époque toute la portée théorique, c’est-à-dire l’intérêt du point de vue d’une définition du tout organique compatible avec un des enseignements (l’individualité des parties du tout) de la théorie cellulaire :

‘« Chez les animaux dont les facultés sont les plus bornées et dont la vie est la plus obscure, toutes les parties du corps possèdent les mêmes propriétés physiologiques ; chacune peut se suffire à elle-même et exécuter tous les actes dont l’ensemble nous offre le spectacle. L’individu est une agrégation plutôt qu’une association d’agents producteurs, et l’organisme est comme un de ces ateliers mal dirigés où chaque ouvrier est chargé de la série entière des opérations nécessaires à la confection de l’objet à fabriquer, et où le nombre des mains, employées toutes à l’exécution de travaux semblables, influe par conséquent sur la quantité, mais non sur la qualité des produits. Il en résulte que chez ces animaux la destruction d’une partie quelconque du corps n’entraîne la perte complète d’aucune faculté ; chaque fragment de l’organisme, s’il vient à être isolé, peut continuer à fonctionner comme avant sa séparation et agir comme agissait la masse entière. Là il n’existe donc aucune division du travail vital, et chaque portion de l’individu est à la fois un instrument de sensibilité, de mouvement, de nutrition et de reproduction. 347  »’

Ce qui distingue donc pour Milne-Edwards l’association du simple agrégat, c’est l’existence d’une interdépendance entre les éléments qui composent l’ensemble – interdépendance dont la division du travail est la cause. Alors même que le zoologiste n’admet pas, à l’époque où il écrit ces lignes 348 , la théorie cellulaire, il mobilise une distinction à laquelle il suffit d’assimiler la distinction tout nominal – tout réel pour faire de l’interdépendance des parties un critère de définition du tout qui satisfasse au préréquisit de l’individualité des parties imposé par la nouvelle anatomie générale.

Notes
343.

H. Milne-Edwards, Histoire naturelle des Crustacés, op. cit., pp. 5-6 (souligné par nous).

344.

H. Milne-Edwards, Introduction à la zoologie générale, op. cit., pp. 157-58 (souligné par nous).

345.

H. Milne-Edwards, Leçons sur la physiologie et l’anatomie comparée…, op. cit., t. 1, pp. 23-24 (souligné par nous).

346.

Cf. Partie II, chap. 1, 3 : « Dramatisation et vulgarisation »

347.

H. Milne-Edwards, Introduction à la zoologie générale, op. cit., pp. 36-37 ; Leçons sur la physiologie et l’anatomie comparée…, op. cit., t. 1, pp. 17-18.

348.

En 1852 Henri Milne-Edwards écrivait : « Ce n’est pas seulement sous ce rapport [la complication de leur organisation] que les animaux et les végétaux diffèrent anatomiquement : la structure intime des tissus constitutifs de leurs organes n’est pas la même. Les parties qui forment ces tissus, et qui sont pour ainsi dire les matériaux organiques d’un végétal, affectent essentiellement la disposition de cellules ou utricules pourvus de parois propres et creux à l’intérieur. Chez les animaux, il n’en est pas de même : les tissus sont pour la plupart composés de filaments ou de lamelles qui s’entre croisent de façon à circonscrire imparfaitement des lacunes, et à constituer des masses ou des membranes plus ou moins spongieuses, mais point divisées en une multitude d’utricules indépendants les uns des autres, comme chez les végétaux. » (Cours élémentaire de Zoologie, Paris, Masson, 6e éd, pp. 12-13) – Ces affirmations, qui figurent au demeurant exactement dans les mêmes termes jusque dans la 13e édition du Cours élémentaire (1882), prouvent que, malgré les progrès de l’anatomie animale microscopique et les succès rencontrés par les histologistes en zoologie depuis vingt ans, l’auteur persistait dans les années 1850 à ne pas admettre le caractère universel de la théorie cellulaire.