Le texte de 1844

Sur ce point encore, Milne-Edwards va jouer un des tous premiers rôles. La première occurrence que nous avons trouvée de l’utilisation de la notion de division du travail physiologique en embryologie se trouve dans un texte du zoologiste, publié en 1844 dans les Annales des Sciences Naturelles, et intitulé « Considérations sur quelques principes relatifs à la classification naturelle des animaux 349  ». Les principes auxquels il est fait allusion dans le titre sont ceux de la nouvelle embryologie, savoir les principes de spécialisation et de différenciation morphologiques progressives des organismes au cours du développement embryonnaire. Milne-Edwards reconnaît qu’ils ont été formulés et établis avant lui par Karl Ernst von Baer dans son ouvrage Über Entwicklungsgeschichte der Thiere 350 (1828-37) ; il prétend seulement en avoir donné, dans ses diverses études sur les crustacés, une illustration originale. Et ces principes s’opposent à l’idée, défendue par les Geoffroy Saint-Hilaire (père et fils) et Etienne Renaud-Augustin Serres notamment, d’une ligne de développement unique pour tous les animaux dont le parcours embryogénique constituerait seulement un segment plus ou moins long selon leur rang zoologique, ce qui revient à dire que toute formation embryonnaire a son analogue dans quelque forme animale adulte. Dans un passage où il s’en prend à la doctrine de ces derniers, Milne-Edwards a cette formule lourde de sens :

‘« Les animaux dont la carrière embryogénique est de longueur inégale constituent, sous le rapport de leur mode d’organisation, une multitude de séries séparées entre elles par des caractères d’autant plus importants que les différences dans leur marche zoogénique sont plus anciennes et plus considérables. Dans ces séries, de même que dans l’embryon aux diverses périodes de son développement, l’organisation tend en général à se perfectionner à mesure qu’elles s’élèvent, de telle sorte que les espèces les moins parfaites occupent les rangs les plus inférieurs ; mais ce perfectionnement, qui a toujours pour résultat une division croissante du travail fonctionnel, ne se fait pas toujours de la même manière, et ce n’est pas en revêtant des formes semblables que des animaux engagés dans des routes zoogéniques essentiellement différentes s’élèvent. Ce qui, à mes yeux, caractérise la supériorité dans une série quelconque, c’est l’empreinte plus profonde du cachet propre à cette même série, et l’adaptation plus complète du plan organique ainsi constitué à la division du travail physiologique. 351  »’

Autrement dit la division du travail ne s’applique pas seulement, comme c’était jusqu’à présent le cas, à des formes conçues comme achevées et sans lien généalogique entre elles (les organismes adultes composant la série animale), mais aussi aux formations dérivant réellement l’une de l’autre au cours de l’embryogenèse, aux états transitoires et successifs d’un processus de genèse continu. La division du travail physiologique augmente non seulement d’une forme adulte à l’autre à mesure qu’on remonte l’échelle (statique) animale, mais aussi d’un stade à l’autre à mesure que se développe le même animal. Bref, elle constitue la modalité physiologique d’un processus réel.

Pour inédite qu’elle soit, cette nouvelle détermination conférée à la division du travail n’est pas arbitraire. Au contraire, elle s’accorde parfaitement avec les prémisses du raisonnement posées par Milne-Edwards. Si les phénomènes de différenciation morphologique et de division du travail physiologique marchent toujours de pair, d’une part, si la différenciation morphologique constitue une des modalités principales du développement embryonnaire, d’autre part, alors il doit en être de même pour la division du travail physiologique. Il était donc à peu près inévitable qu’on en vienne un jour ou l’autre à adopter ces positions. Mais quid de ces prémisses ?

On passera sur la première prémisse : nous avons vu précédemment les circonstances ou les problèmes qui avaient amené Milne-Edwards à l’établir. Mais d’où tire-t-il la seconde ? Et sur la base de quels travaux se donne-t-il le droit de l’affirmer ? La question est d’importance : il en va au fond de la possibilité même du concept de division du travail comme concept d’embryologie. La signification « dynamique » accordée au terme de division du travail physiologique, en tant que concept d’embryologie, suppose l’adoption préalable par les embryologistes du concept de différenciation morphologique comme principe recteur de l’embryogénie. Or celle-ci suppose à son tour que la notion de développement (ou d’évolution) soit définitivement gagnée à la cause de ce que les biologistes de l’époque ont appelé l’épigenèse. C’est donc à cette théorie qu’il nous faut revenir si l’on veut comprendre les conditions qui ont rendu possible l’acception nouvelle dans laquelle s’entend désormais la division du travail physiologique.

Notes
349.

H. Milne-Edwards : « Considérations sur quelques principes relatifs à la classification naturelle des animaux, et plus particulièrement sur la distribution méthodique des mammifères », Annales des Sciences Naturelles. Zoologie, 3e série, t. 1, 1844, pp. 65-99.

350.

K. E. Von Baer, Über Entwickelungsgeschichte der Thiere. Beobachtung und Reflexion, Königsberg, Bornträger, 1828-37, 2 vol.

351.

H. Milne-Edwards : « Considérations… », op. cit., p. 76 (souligné par nous).